Primé à Sundance pour son court-métrage, Sur le fil du rasoir (Knife Point) en 2009, également enseignant en cinéma à la New York University, Carlo Mirabella-Davis pourrait devenir un patronyme plus facilement identifiable avec Swallow (se traduit par « avaler »). Un premier long-métrage solo (il avait co-réalisé en 2011 un documentaire inédit en France, The Swell Season) remarqué dans les programmations de divers festivals (Tribeca, Deauville, Sitges,…) l’an passé. Inspiré par deux éléments, l’un autobiographique (le développement de troubles obsessionnels compulsifs de sa grand-mère, femme au foyer durant les années 50) et l’autre relatif à une découverte, celle du syndrome « Pica ». Brièvement, le Pica est un trouble du comportement alimentaire. Il se manifeste par l’ingestion durable d’objets, ou de substances non comestibles: terre, craie, sable, papier, plastique, céruse, cendre de cigarette, etc. Il en résulte un récit où l’on découvre Hunter (Haley Bennett), une jeune femme qui semble mener une vie parfaite aux côtés de Richie (Austin Stowell), son mari. Dès lors qu’elle tombe enceinte, elle développe un trouble compulsif du comportement alimentaire, le Pica. Son époux et sa belle-famille décident alors de contrôler ses moindres faits et gestes pour éviter le pire : qu’elle ne porte atteinte à la lignée des Conrad… Mais cette étrange et incontrôlable obsession ne cacherait-elle pas un secret plus terrible encore ?

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Dès ses premières images, lesquelles placent Hunter au centre de l’attention, une sensation glaçante est papable. Que la caméra soit proche d’elle ou éloignée, une distance, un obstacle semble interférer. La présence en bande-son d’une musique intrigante, aux airs étonnamment graves et dissonants, amplifie ce ressenti. L’héroïne paraît trôner figée, au milieu d’architectures sans vie, prisonnière d’un univers dont l’artificialité ne fait que peu de doute. Dans la foulée, au moyen d’un montage alterné, la violence s’immisce au sein du long-métrage, en observant la mise à mort d’un animal qui finira à l’intérieur de l’assiette du protagoniste. Carlo Mirabella-Davis affiche d’emblée une maîtrise et une envie de ne rien laisser au hasard. Il se montre aussi adroit pour orienter l’attention à l’intérieur d’un cadre large que pour mettre en évidence des futurs détails clés via un usage rigoureux du gros plan. Il traduit sans le moindre mot, en quelques secondes un mal-être, qui se dévoilera ensuite plus explicitement. De la même façon qu’il induit d’entrée un rôle clé qu’aura l’alimentation, laquelle peut métaphoriquement traduire en parallèle l’idée d’une douleur inconsciente et intérieur/intériorisée. Ces premières impressions se verront rapidement confirmées. Le bonheur du couple formé par Hunter (un prénom dont la signification offensive ne doit rien au hasard) et Richie n’est qu’illusoire, factice. Sa représentation devient même déstabilisante lorsque l’on devine à travers le regard de ce dernier, qu’elle ne constitue pour lui, rien d’autre qu’un trophée à exposer fièrement en vitrine. Détail nullement anodin concernant la révélation de la grossesse du personnage. La caméra la regarde mutique et sans joie, tandis que son mari, résumé à un reflet dans le cadre (comme s’il n’était qu’un fantôme, un concept flou), interagit de prime abord avec sa mère, par téléphone, inconsciemment le virtuel prime sur le réel. Le malaise déjà palpable dans la sphère privée se fait grandissant en public. L’héroïne n’est pas écoutée, entendue ni même regardée, à l’image de cette séquence au restaurant en présence de sa belle-famille où elle est brutalement exclue de la discussion. Un passage ponctué par un acte étrange, insolite, une pulsion inexplicable qui préfigure une suite plus douloureuse. Hunter dévore un glaçon, ce qui lui permet de recapter une attention perdue. Il y a quelque chose de l’ordre du geste de survie, qui témoigne d’une nécessité de reprendre le contrôle, de sentir, ressentir de nouveau.

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En surface, filmer la détresse muette d’un personnage de femme au foyer avec une certaine froideur, rappelle inévitablement au souvenir du deuxième long-métrage de Todd Haynes, Safe avec Julianne Moore. En apparence seulement, car Swallow décolle vite l’étiquette de relecture actualisée, tant par les voies narratives qu’il emprunte, que par son traitement visuel. Par exemple, les premiers symptômes du Pica s’accompagnent de plusieurs évolutions esthétiques : l’usage d’une nouvelle palette de couleurs (rose et jaune notamment) mais aussi une approche plus organique, viscérale. Afin de retranscrire les penchants autodestructeurs d’Hunter (l’épisode de la punaise a de quoi faire serrer les dents), Carlo Mirabella-Davis n’hésite pas à flirter avec le body-horror cronenbergien. La pluralité des genres approchés (drame, thriller et horreur) répond moins à une recherche de style, qu’à l’affirmation d’un désir, celui d’épouser le langage le plus adéquat à chacun des actes d’un scénario. Un parti pris qui permet de nous rapprocher progressivement de l’héroïne et de créer une empathie d’autant plus délicate, que nous sommes parallèlement les témoins impuissants de ses pulsions masochistes. Identification nécessaire, alors que l’entourage d’Hunter la culpabilise, l’enfonce, se refuse à toute forme de compréhension. En effet, à la violence de ses actions et sa représentation graphique, vient s’ajouter une violence psychologique à la fois étouffante et insoutenable. Le vernis craque, Richie et sa famille s’inquiètent uniquement des potentielles conséquences sur leur image, révélant alors leur vraie nature, profondément égoïste, superficielle et détestable. Simultanément, le cinéaste suit et dévoile une héroïne en lutte, en rébellion, à la recherche d’une échappatoire, laquelle ne semble se dessiner que sous l’angle de penchants autodestructeurs, du moins un temps. Swallow constitue d’un même élan une charge frontale à l’encontre du patriarcat et un portrait de femme résolument féministe, en ce sens il arrive sur les écrans au meilleur moment. Récit d’émancipation douloureux puis étonnamment lumineux (on reste muets au sujet sur des derniers mouvements narratifs), le long-métrage témoigne sans cesse d’une pluralité d’intentions tenues et harmonisées ainsi que d’une ambition formelle et thématique. Il s’agit assurément de la révélation d’un cinéaste à suivre. Toutefois avant de conclure, il convient de dire quelques mots sur l’actrice principale, indissociable de la réussite du long-métrage, Haley Bennett. Découverte il y a dix ans au casting du formidable Kaboom de Greg Araki, avant de se retrouver cantonnée à des seconds rôles aléatoirement fournis dans des films d’actions divers (Equalizer, Hardcore Henry ou encore la dernière version des Sept Mercenaires), elle trouve ici une matière autrement plus riche. Interprétation intense et subtile, où ce qui transparaît (sur son visage, dans ses mouvements, ses réactions,…) n’est qu’une pièce du puzzle. Un jeu de dissimulation où l’on observe un personnage se découvrir et se redécouvrir tandis que sa comédienne saisit l’opportunité d’élargir ses registre et se réinventer. À la fois fragile et déterminée, elle livre ici sa plus belle prestation. Est-ce la promesse d’une deuxième partie de carrière à venir autrement plus riche que la première ?

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Voir aussi les interviews de Haley Bennett et Carlo Mirabella-Davis

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