Wojciech J. Has – "Le Nœud coulant"

Après un début de carrière comme documentariste, Wojciech Has aborde en 1957 la fiction avec ce premier long métrage profondément radical. A tel point que son film ne bénéficia pas de visa pour l’étranger, et on peut comprendre aisément pourquoi à sa vision. La Pologne socialiste d’alors n’avait pas forcément l’intention de laisser filtrer une telle représentation de sa société, même si l’on peut aussi se dire que la censure aurait pu être plus violente encore. D’une noirceur vraiment impressionnante, Le Nœud coulant projette le héros Kuba dans un cauchemar sans fin avec son pire compagnon, l’alcool, se plaisant au passage à faire perdre au spectateur beaucoup de repères.

Construit sur l’espace d’une journée, le film de Has distord d’emblée par sa mise en scène les présupposés temporels au fur et à mesure que resurgit l’insupportable addiction. Donnant d’abord le sentiment d’un suspens qui se déroule quasi en temps réel (le héros va-t-il tenir jusqu’à l’heure de son rendez-vous à l’hôpital ?), l’action devient plus fragmentée ou diluée montrant l’incapacité de Kuba à assumer l’environnement qui l’entoure. Il fuit le temps, les souvenirs qui ressurgissent au dehors et les responsabilités intimés qu’il ne veut pas tenir. Mais le dispositif est d’autant plus infernal que ni l’alcoolisme ni « la réalité quotidienne » ne semblent au fond pouvoir représenter un cadre vivable et potentiellement stimulant. « Le pire des rêves c’est la vie. Elle passe aussi » est-il dit à un moment donné. C’est tout à fait ce qui est à l’œuvre : incapable d’évoluer, Kuba s’enchaîne une existence en forme de rêve dans le rêve où l’espoir lui ferait vivre un jour sans fin. Son cynisme, sa porte de sortie salutaire et sa replongée se succèdent dans un monde en ruine qui se fige d’un peu partout. Jusqu’à en arriver à ce que le titre suggère ?

N’offrant pas vraiment de regard moral sur son protagoniste, le film n’en fait pas non plus un héros victimaire. Tout ce qu’il cherche visiblement à répandre c’est un profond nihilisme, même si avant tout sous forme de constat, plus qu’une forme de promotion… encore que le film aille très loin. Rejeter telle quelle cette bile noir à la figure de son spectateur, c’est alors dans ce contexte une vraie forme de provocation politique et existentielle. Le Nœud coulant dénonce par là avant tout une stérilité sociale sous divers aspects, qui condamne les individus à devenir des sortes de zombis, ce qui se traduit dans les scénettes avec des travailleurs, policiers, militaires… Dans une ville en ruine structurée par des rôles prédéfinis, l’alcoolisme fait presque figure de maladie individualiste cachée, un refoulé honteux et dénoncé. Mais la norme telle qu’elle est organisée et réglementée n’apparait-elle pas encore pire ?

La protestation pour le cinéaste va prendre avant tout le vecteur de l’esthétique, et pour un premier film sa maîtrise est souvent impressionnante. Que ce soit dans la science du cadrage et de la durée de ses plans, que par sa propension à faire basculer le quotidien dans un post-expressionisme flippant, le réalisateur de La Poupée est déjà un artiste singulier. On peut aussi se dire toutefois qu’il est peut-être à la frontière d’en faire trop. Le dégout du film est poussé à un tel point qu’il y a que peu de respirations. L’oppression constante ne rend pas le film aisé et le fait parfois flirter avec un démonstratif un peu raide, même si l’étrangeté et la force stylistique font de bons remparts surréalistes, prouvant encore la puissance du cinéma polonais en la matière.

« Tu ne connais pas cette peur, ce terrible sentiment qui étrangle mon cerveau, quand je pense pouvoir sauver quelque chose, repartir, revenir de zéro. Malgré ma chute. Je suis dans le vide. »

Le Nœud coulant a-t-il bien vieilli ? L’un des problèmes que l’on peut avoir aujourd’hui à sa vision est sans doute l’extrême théâtralité du jeu des acteurs, soutenue par un texte qui vire souvent aux grandes logorrhées. S’il en sort fréquemment de belles choses, on se dit que doublé à l’intensité des images, il y a comme un sentiment aujourd’hui d’être à la limite de la lourdeur. Peut-être que ce qui manque aussi c’est un peu d’humour ou de distance, mais le film semble trouver que la solution de l’absurde serait encore trop faible. Cela n’en fait pas moins de cette œuvre un témoignage important et un objet rebelle assez sidérant, qui comporte aussi en elle le zest de cette noirceur purement romantique qui ouvre aux pires addictions.

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A propos de Guillaume BRYON-CARAËS

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