Sidney Lumet – « À la recherche de Garbo » (« Garbo Talks ») (1984)

Après dix années à enchaîner les classiques à un rythme soutenu (Le Gang Anderson, The Offence, Serpico, Un Après-midi de chien, Network, excusez du peu), Sidney Lumet connaît, au cours de la décennie 80, une baisse de régime toute relative. Les projets s’enchaînent mais peinent à convaincre pleinement le public, quand ce n’est pas la critique qui lui tourne le dos. Passé Le Prince de New-York (1981), polar hanté par le spectre des 70’s, seul Le Verdict rencontre le succès, Piège mortel ou Daniel étant même considérés par certains comme des déceptions. Il faudra attendre 1988 et le magnifique À bout de course pour que le cinéaste revienne en grâce, écopant au passage de deux nominations aux Oscars et quatre aux Golden Globes. Quatre ans plus tôt, il réalisa pourtant un drame intime et référencé qui passa inaperçu en son temps, en plus d’être un échec au box-office. Le film se révèle, a posteriori, une étape importante de sa riche filmographie. À la recherche de Garbo met en vedette Anne Bancroft dans le rôle d’Estelle Rolfe, une quinquagénaire délurée et réfractaire à toute autorité, qui découvre qu’elle est atteinte d’un cancer incurable. Sachant qu’elle est condamnée, son fils, Gilbert (Ron Silver) se met en tête de réaliser son plus grand rêve : rencontrer son idole, Greta Garbo. L’Atelier d’Images met les petits plats dans les grands et propose une superbe édition Blu-Ray du long-métrage, une première mondiale, accompagnée de bonus éclairants. Le moment est venu de rendre justice à cette œuvre méconnue.

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Sidney Lumet traversa en tout et pour tout, plus de cinquante ans d’histoire américaine, de ses débuts à la télévision au tout début des années 50, à son ultime chef-d’œuvre, le puissant 7h58 ce samedi-là. Un demi-siècle durant lequel il fit le trait d’union entre l’âge d’or des studios et la révolution du Nouvel Hollywood. C’est précisément le même lien que tisse Garbo Talks (le titre original est tiré de la phrase d’accroche d’Anna Christie, premier film parlant de la star). En faisant de l’actrice (qui mourut peu de temps après la sortie du long-métrage) le centre névralgique de l’intrigue, le réalisateur rend un vibrant hommage à tout un pan du septième art. Au détour d’un plan dans une librairie, certaines biographies sont visibles. Sean Connery, Henry Fonda, Katharine Hepburn et Paul Newman, soit autant de noms qui ont tourné sous sa direction et ont marqué une date importante dans sa carrière. Pour interpréter la comédienne légendaire, qui fut contactée mais, retirée du monde, ne donna pas suite à la demande des producteurs, le réalisateur convoque Betty Comden. Scénariste d’œuvres telles que Chantons sous la pluie et Tous en scène, elle est la personnification de cette période révolue où les moguls et le glamour régnaient en maîtres. Lors d’une apparition fantomatique et silencieuse, le passé rencontre le présent et deux cinémas se mêlent de la plus touchante des manières. Fanatique de l’actrice, Estelle est introduite en pleurs, en train de regarder Le Roman de Marguerite Gautier sur son poste de télé. Le petit écran, symbole des débuts du cinéaste, comme tant d’autres de sa génération, à l’instar de John Frankenheimer, reste le dernier lien avec ces idoles. Elles pénètrent désormais le quotidien de chaque spectateur, loin de la sacro-sainte salle obscure. En ce sens, l’avatar animé de l’héroïne qui rejoue les plus grandes scènes de Greta Garbo lors du générique, agit comme une métaphore de cette génération, biberonnée aux classiques mais éprise de libertés artistiques, apte à reprendre les codes de leurs prédécesseurs tout en bouleversant le système.

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Anne Bancroft n’a pas été choisie au hasard pour interpréter cette fanatique de Garbo. La comédienne a participé à l’avènement d’un souffle nouveau au sein du cinéma américain à la fin des années 60. Le Lauréat de Mike Nichols, dans lequel elle incarne l’inoubliable Mrs. Robinson, impulse une dynamique qui, parallèlement à divers bouleversements sociaux, va révolutionner l’industrie et faire émerger des cinéastes tels que William Friedkin ou Francis Ford Coppola. Bancroft fait ici office de représentante de cette période contestataire. Son personnage est moderne, engagé et n’hésite pas à s’en prendre à un  racisme et une misogynie ancrés dans les mentalités. Cette dimension progressive, que le critique Christophe Narbonne présente dans son analyse de séquence, comme woke avant l’heure, parcourt toute la filmographie de Sidney Lumet. De la défense d’un jeune Noir accusé à tort (Douze hommes en colère) à un braquage organisé pour payer une opération de changement de sexe (Un Après-midi de chien). Estelle, ancienne hippie perdue au cœur d’une société de l’argent roi, où les yuppies ont pris le pouvoir, symbolise toute la désillusion des idéaux du Flower Power et des luttes politiques. Bien que passive durant la majeure partie du film, l’intégralité de l’intrigue s’articule autour de cette protagoniste, et à fortiori de son interprète. Ainsi, un souvenir de relation évoqué par son ex mari, se change en instant de grâce, suspendu dans le temps. Nommée à cette occasion au Golden Globe de la meilleure actrice, la comédienne porte le long-métrage à bout de bras, entre force (la séquence au commissariat) et profonde fragilité (magnifique monologue en plan-séquence de près de sept minutes), renforcé par un classicisme élégant, habituel du réalisateur. S’il n’est pas à proprement parler un grand formaliste, comme Martin Scorsese par exemple, Lumet délivre quelques effets de montage signifiants pour figurer la déségrégation de l’état de santé de son héroïne. Bien que sa maladie ne soit jamais clairement nommée et que le metteur en scène jette un voile pudique sur ses symptômes, de simples cuts du monteur Andrew Mondshein (Loin du paradis, Sixième sens) illustrent les semaines qui passent jusqu’à une transition aussi brutale que tragique.

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Cette recherche de Garbo, c’est Gilbert qui va la mener, quitte à abandonner son quotidien pour partir sur les traces de la star. Interprété par Ron Silver, précédemment psy dans L’Emprise et futur serial killer dans Blue Steel, le personnage illustre l’un des thèmes chers au cinéaste, celui de la filiation et ses difficultés. Dans son interview, Narbonne évoque le film comme existant en binôme avec le précédent Daniel et cette obsession trouvera son acmé dans le funèbre 7h58 ce samedi-là. Ici, un fils s’extrait d’une vie privée morose, avec une épouse incarnée par Carrie Fisher, qui ne craint rien de plus que de devenir pauvre, et d’un travail aliénant, afin de se plonger dans les souvenirs de sa mère. Le couple est dépeint par le réalisateur comme dysfonctionnel dès le départ malgré leurs atours d’époux modèles. Lumet nous les présente en plan large, séparés l’un de l’autre, avant qu’une transition ne rende palpable leur éloignement. Lorsque l’un est éveillé, l’autre dort. En une simple image, le metteur en scène, et son chef-opérateur, Andrzej Bartkowiak (collaborateur depuis Le Prince de New York) dépeignent le délitement de la cellule familiale, et l’appel de l’aventure qui résonne aux oreilles du héros. Le monde de l’entreprise, quant à lui, rayonne de toute la philosophie reaganienne alors à l’œuvre. Les employés sont interchangeables et leurs bureaux peuvent être déménagés sans être prévenus. L’émancipation de Gilbert devient alors salutaire et rejoint la grande obsession de l’auteur, à savoir le combat d’un individu noyé dans un système. Au cours de son aventure, qui se change rapidement en véritable mission secrète (il organise une planque, s’infiltre, utilise des gadgets et des mots de passe), ce dernier va sortir de sa routine tout en rencontrant une galerie de personnages attachants. Un paparazzi à la retraite, son agent qui vit seule entourée de chats, un voyageur homosexuel, une vieille actrice dont personne ne se souvient. Des laissés-pour-compte, rejetés par ce monde de la réussite et du bling-bling qui les prend de haut quand il ne les ignore pas purement et simplement. Une Amérique marginale que sa mère a toujours aimée et vantée, qu’il va découvrir presque par accident, en chassant un fantôme du passé. Film méconnu, À la recherche de Garbo prend le pari de l’odyssée intime et introspective afin d’évoquer l’histoire du septième art, en évitant toute nostalgie et tout passéisme. Sidney Lumet est définitivement grand.

Disponible en Blu-Ray et DVD chez L’Atelier d’Images

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A propos de Jean-François DICKELI

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