Extreme Private Eros : Love Song 1974 (1974) – Kazuo Hara – Cabinet de curiosité

Documentariste japonais couronné de prix pour L’armée de l’empereur s’avance, projeté lors de l’édition précédente du festival, Kazuo Hara était de nouveau à l’honneur avec un film nettement plus obscur, Extreme Private Eros: Love Song 1974. Lorsque son ex-compagne Miyuki décide de partir pour Okinawa, le réalisateur dont les sentiments à son égard ne sont pas éteints, ne voit pas d’autre alternative que de la suivre avec sa caméra.

Un document rare qui nous confronte à une réalité méconnue du Japon et nous propose le portrait d’un personnage détonnant dans son époque (celui d’une femme libre et libérée dans une société nippone conservatrice), filmée par un réalisateur qui assume son intimité passée vis-à-vis d’elle. Hara se sert de son sujet pour montrer une faune invisibilisée (les entraineuses de bar notamment) et ausculter les mœurs avant-gardistes de son héroïne qui dépassent le simple territoire japonais. Dans la radicalité et la singularité de son geste, vient un climax qui semble sans équivalence, une scène d’accouchement longue et floue, belle et étrange, dont la captation avec autant de proximité désarçonne, trouble et émeut.

Poison for the fairies (1983) – Carlos Enrique Taboada – Trois chemins de l’enfance

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Poison for the fairies – Instituto Mexicano de Cinematografía

Nom oublié et pourtant essentiel dans l’histoire du cinéma de genre mexicain, Carlos Enrique Taboada a fait ses armes à la radio et à la télévision dans les années cinquante avant de lancer véritablement sa carrière de réalisateur avec La Recta final en 1964. S’il s’inscrit dans un patrimoine au long cours, avec des premières réussites dans le domaine de l’épouvante dès les années 30, comme La Llorona de Ramón Peón ou Dos Monjes de Juan Bustillo Oro, il va se démarquer avec une tétralogie gothique initiée entre 1968 avec Hasta el viento tiene miedo. Poison for the fairies est la conclusion de cet ensemble et son ultime réalisation. Taboada n’ayant jamais pu terminer le montage de Jirón de Niebla, qu’il avait tourné en 1989 et dont les bobines ont disparu. C’est une copie restaurée par l’Instituto Mexicano de Cinematografía lui-même de Poison for the fairies que nous avons pu découvrir.

À son arrivée dans sa nouvelle école, Flavia fait la connaissance de Veronica, et les deux enfants se lient rapidement d’amitié. Leur relation va prendre une tournure troublante lorsque Veronica entreprend de convaincre sa nouvelle camarade qu’elle est une sorcière. Ne distinguant plus ce qui relève du jeu, de l’imagination ou de la réalité, Flavia va se laisser entraîner dans une spirale de terreur et de manipulation.

Derrière des visages angéliques, un certain classicisme, se tisse le récit d’une amitié toxique entre deux filles de deux classes sociales différentes. Carlos Enrique Taboada confronte l’innocence et le malsain dans un jeu de contamination progressive des valeurs et de disparitions des repères. Il flirte avec le fantastique et son imagerie jusqu’à final susceptible tétanisant, où s’entremêlent délivrance cathartique et horrible véritable, paradoxalement psychologiquement intelligible. Au jeu des analogies, il constitue une sorte de chaînon manquant entre Mais ne nous délivrez pas du mal, Les naufragés de l’an 2000 et L’Échine du diable. Assez grandiose.

Freeway (1996) – Matthew Bright – Cabinet de Curiosités

Freeway – Copyright Vinegar Syndrom

Curieux profil que celui de Matthew Bright, d’abord scénariste de Forbidden Zone de Richard Elfman (frère de Danny) ou encore du coup d’essai de Tamra Davis (future réalisatrice de Crossroads), Le Démon des armes. Curieux premier également que le sien avec Freeway, qu’il écrit et réalise en s’inspirant librement du Petit Chaperon Rouge, le tout produit par Oliver Stone.

Vanessa Lutz (Reese Witherspoon), une adolescente analphabète de 14 ans, vit au sud de Los Angeles dans une chambre d’hôtel délabrée avec Ramona (Amanda Plummer), sa mère prostituée et fumeuse de crack, et son beau-père abusif, Larry (Michael T.Weiss). Elle voit son quotidien bouleversé lorsque la police, venue arrêter sa génitrice, la confie aux services sociaux. Refusant de retourner dans une famille d’accueil, Vanessa fausse compagnie à sa tutrice, passe dire au revoir à son petit ami, récupère au passage une arme à feu, et se met en route pour Stockton, avec pour objectif d’aller vivre chez sa grand-mère. Elle est prise en stop par Bob Wolverton (Kiefer Sutherland), psychologue dans un établissement pour jeunes garçons à problèmes…

Découvert quinze ans auparavant avec une grande excitation, Freeway nous avait laissé le souvenir d’un film intéressant et prometteur, mais finalement frustrant. Le redécouvrir sur grand écran et dans sa version non censurée nous a permis de revoir sensiblement à la hausse notre appréciation. Matthew Bright profite d’une séquence de flottement dans le cinéma américain du milieu des années 90, laissant une certaine place pour l’amoralité et l’immoralité, de Tueurs Nés à Kids. Il se permet une liberté de ton folle (notamment dans la sauvagerie de ses dialogues), mêlant une dimension parodique flirtant avec le grotesque et la caricature pour représenter l’Amérique white trash ou les institutions policières et judiciaires, tout en se montrant très premier degré quand il se confronte à une violence latente puis extrême (inceste, viol,…). Ce passage d’une tonalité à l’autre, d’une intention à une autre, nous a semblé plus fluide dans cette Director’s Cut, offrant davantage d’homogénéité au long-métrage. C’est notamment très clair lors d’un hallucinant climax durant lequel Vanessa est la passagère de Bob (Kiefer Sutherland, monstrueux) passant de la douceur à la gêne puis à la brutalité pure.

Matthew Bright dans une énergie parfois suicidaire (la séquence de l’interrogatoire puis celle du procès) alterne scènes de pure comédie et déluge de violence, tantôt jouissif tantôt glaçant. Cette faculté à dynamiter l’humeur de son matériau sans perdre en intérêt ou intensité accouche d’une œuvre iconoclaste et emblématique d’une période étrange et passionnante. Son conte moderne s’éloigne de son modèle (en dépit de clins d’œil appuyés mais amusants) pour proposer un récit d’émancipation amoral, électrique et jubilatoire. Concluons par deux gros points forts, la BO de Danny Elfman, qui vient apporter sa touche de subtil décalage à l’ensemble, et, dans le rôle titre, la révélation explosive d’une épatante Reese Witherspoon. Mea culpa, Freeway est un régal !

Paperhouse (1988) – Bernard Rose – Trois chemins de l’enfance

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Paperhouse – Copyright Working Title Films

Premier long-métrage d’un réalisateur méconnu, Bernard Rose, principalement rattaché à un film culte (Candyman qu’il réalisera peu après), Paperhouse est l’adaptation d’un roman de Catherine Store, Marianne Dreams.

Touchée par une infection virale dont la fièvre la cloue au lit, Anna, 11 ans, s’évade dans ses rêves. Elle y découvre tout d’abord une maison, en tout point identique à celle qu’elle avait dessinée l’après-midi même. La nuit suivante, après avoir ajouté dans la journée un visage à l’une des fenêtres, elle y rencontre Marc, un jeune garçon avec qui elle se lie d’amitié. Fascinée par cette capacité à moduler ses rêves d’un simple coup de crayon, elle apporte de plus en plus de modifications à son dessin, se créant ainsi un univers lui permettant d’oublier la réalité d’un quotidien familial bien triste…

Britannique venu du clip (Bronski Beat, UB40…), Bernard Rose dévoile rapidement un sens de l’image évident doublé d’une sobriété de mise en scène, dépourvue de relent stylistique hérité à son passé. Il adopte un point de vue d’enfant se refusant à l’infantilisation tout en réussissant à épouser la perception d’un monde en découverte et à retranscrire une nécessité créative. La protagoniste développe à travers sa caméra, un imaginaire ancré dans le réel, innocent et empreint de naïveté, mais également d’angoisses. Dès lors, Bernard Rose crée des passerelles esthétiques entre rêves et réalité qui influencent l’un et l’autre. Le merveilleux est d’abord un prolongement onirique du quotidien de l’enfant, avant d’être contaminé par une forme d’inquiétude qui naît lorsqu’elle est éveillée, laissant une imagerie héritée du cinéma d’horreur imbiber le long-métrage. L’absence du père se traduit par des cauchemars dans lesquels ce dernier apparaît en boogeyman effrayant.

Paperhouse opère un dialogue entre conscient et subconscient parcouru de très belles idées, à l’instar de la manière dont il développe la première relation amoureuse d’Anna. Le physique partiellement androgyne de l’actrice enfant, loin d’être lisse, ajoute du caractère à un récit qui refuse les facilités. Le conte permet d’éviter le drame pesant et la surpsychologisation des enjeux, de même que le merveilleux et l’onirique se passent d’un symbolisme ostentatoire. À bien des égards, le film préfigure The Fall de Tarsem Singh et Le Labyrinthe de Pan de Guillermo Del Toro. Ici, l’enfant malade qui crée son monde pour s’échapper, c’est aussi tout simplement l’artiste qui cherche à se libérer de ses démons à travers l’art. Ses esquisses constituent le début de son geste, l’acte fondateur de sa démarche. Coup d’essai et coup de maître pour Bernard Rose.

Les Yeux de Satan (1972) – Sidney Lumet – Instincts Gréguerre

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Les Yeux de Satan – Copyright Rimini Éditions

Cinéaste indispensable, auteur de réussites mémorables à travers six décennies différentes de 12 hommes en colère à 7h58 ce samedi-là, Sidney Lumet mérite que l’on approfondisse son œuvre au-delà de ses grands films les plus connus (ou évidents), tant celle-ci se révèle dense et complète. Les Yeux de Satan (préférez le titre original Satan’s Play) réalisé au début des années 70 (à l’aube de la période la faste de sa carrière) est l’adaptation d’une pièce de théâtre de Robert Marasco. Fraîchement embauché comme professeur de sport dans une institution catholique pour garçons, Paul Reis (Beau Bridges) constate vite que de violents incidents, sans explication rationnelle apparente, éclatent régulièrement entre élèves. La rivalité entre deux professeurs vétérans, Jerome Malley (James Mason) et Joseph Dobbs (Robert Preston), semble ne pas être étrangère à cette ambiance étrange.

Ne cherchez pas le surnaturel induit par un titre français désireux de surfer sur les succès de Rosemary’s Baby, L’Exorciste et La Malédiction en découvrant Les Yeux de Satan, il s’agit d’une malencontreuse fausse piste. Loin des polars urbains (Serpico, Un après-midi de chien) qui feront sa légende, Sidney Lumet investit un microcosme opaque et partiellement coupé du monde, un lieu où règnent les non-dits et les vicissitudes, derrière une respectabilité de façade. Le cinéaste observe et capte la naissance de la violence chez de jeunes adolescents élevés dans la foi et l’amour, il explore la transmission du mal dans un milieu prétendument sain et innocent. Si l’accent est d’abord mis sur la cruauté des enfants, le film se resserre progressivement autour de l’affrontement entre deux professeurs. Deux figures aux apparences trompeuses, le professeur rigoriste et craint face à l’autre apprécié et fédérateur, l’occasion d’un duel au sommet entre James Mason et Robert Preston. Au milieu, Beau Bridges, jeune professeur idéaliste pris entre deux feux, lui aussi dupé par les apparences et ses croyances.

Outre son exceptionnelle direction d’acteurs, Sidney Lumet surprend stylistiquement par le maniement d’une symbolique religieuse dans ses cadrages et une certaine stylisation des lumières. Fidèle à sa sobriété, il donne néanmoins une couleur particulière à son décor. Dans cet univers violent, aux airs de succursales des ténèbres, la tension est latente puis étouffante. À son échelle, Lumet dessine les contours d’un cinéma paranoïaque qui va marquer la décennie 70, dans un monde de faux-semblants, une institution qui a trahi sa mission pour devenir le théâtre de dangereux jeux de pouvoirs. Un film passionnant sur la question du mal, il forme un étonnant diptyque « friedkinien » avec The Offence (que Lumet mettra en scène peu après) qui n’en demeure pas moins personnel. Œuvre oubliée mais loin d’être négligeable, Les Yeux de Satan peut également trouver un écho lointain au Ruban Blanc de Michael Haneke. Ce n’est pas le plus mince des compliments que l’on puisse faire à ce long-métrage retors et troublant.

La Forteresse Noire (1983) – Michael Mann – Cabinet de Curiosités

La Forteresse Noire – Copyright Carlotta

En tant que Manniens assumés, La Forteresse Noire a longtemps été un fantasme, et sa découverte avait été une inévitable déception malgré la satisfaction d’enfin avoir eu ce graal cinéphile sous les yeux. De Collateral à Public Enemies, de Heat au Solitaire, nous nous sommes construits avec Michael Mann qui constitue l’une des pierres angulaires de notre cinéphilie. Nous connaissions la réputation accidentée de ce film et pourtant, à la manière d’un Sorcerer, nous aurions aimé qu’il soit le joyau méconnu de son auteur… Contrairement au film de William Friedkin, il ne l’est pas. Pour autant, l’annonce de sa ressortie en copie restaurée et de sa diffusion en avant-première en faisait immédiatement l’un des événements à ne pas rater de cette 18ᵉ édition. Ce fut notre ultime séance lors de la dernière journée.

En 1941, un détachement de l’armée allemande est affecté à la garde du col de Dinu, dans les Carpates. Sur place, les nazis prennent possession d’une ancienne forteresse — mais non sans y réveiller l’entité maléfique y résidant. Dans l’obligation de s’allier avec un déporté juif pour pouvoir l’affronter, les SS vont alors faire face à leur destin.

En 1983, Michael Mann n’a qu’un long-métrage au compteur, Le Solitaire, quand il s’attelle à l’adaptation du roman La Forteresse noire de Francis Paul Wilson. Il s’entoure de pointures pour ce qui restera comme son unique incursion vers le cinéma fantastique. On retrouve Tangerine Dream à la BO (comme sur Le Solitaire, mais également Sorcerer de William Friedkin), le chef opérateur Alex Thomson (Excalibur, Lawrence d’Arabie) ou encore Enki Bilal pour la création de Molasar (le grand méchant dont s’inspirera James Gunn au moment du premier Les Gardiens de la Galaxie). En raison de ses soucis de production et du montage tel qu’il nous parvient, La Forteresse noire est à prendre pour ce qu’il est, un objet de fascination par bien des aspects, irrévocablement frustrant par d’autres. Cette œuvre ambitieuse a été sabordée sur plusieurs fronts, qu’il peut être important de rappeler brièvement. Cela commence avec un drame, le décès du superviseur des effets spéciaux Wally Weavers durant la postproduction, obligeant le cinéaste à prendre en charge le trucage d’environ 260 plans. En raison d’un budget largement dépassé, Paramount refusa de financer le tournage des images supplémentaires nécessaires pour la fin souhaitée le metteur en scène tandis que le montage initial annoncé à plus de trois heures fut réduit à deux heures, puis à peine plus d’une heure et demie à la suite de projections tests négatives. Ces événements suffisent à expliquer des effets spéciaux parfois ultra kitsch (en rupture avec l’exigence esthétique générale) et une intrigue qui se délite brutalement lors de son dernier tiers. Cependant, sans exclure les carences avérées du long-métrage, le revoir sur grand-écran et ce dans une copie époustouflante, chamboule partiellement notre appréciation de l’ensemble.

La Forteresse Noire est une œuvre maudite de qualité supérieure, un grand film malade au pouvoir irrationnel qui se fait plus évident immergé dans une salle obscure. L’expérience cinématographique ajoute une dimension étrangement sacrée. Styliste hors du commun, Mann impose une atmosphère sombre et fantastique, créant un univers hybride entre une horreur avérée et historique qu’il confronte un maléfice surnaturel et mythologique. Sa cohérence graphique et son ambiance unique, assurent la cohérence et l’unité d’une œuvre factuellement bancale, quand le soin accordé aux décors, à la création de l’univers, contraste avec ses effets spéciaux inachevés. Dans le même ordre d’idée, la fable allégorique opposant deux maux absolus, prend le dessus sur l’intrigue pure. En somme, l’intention philosophique, à la faveur de la direction artistique (une fois n’est pas coutume) pointilleuse l’emporte sur l’exécution contrariée. D’une certaine façon, La Forteresse noire est le film le plus limpide et jusqu’au-boutiste quant à une problématique centrale de sa filmographie. Le nécessaire coexistence (ou alliance) du bien et du mal afin d’affronter un mal plus grand encore, afin de préserver l’essentiel. Il n’a peut-être jamais été aussi radical sur cette question qu’en invoquant ici déportés juifs et officiers SS, pacte faustien et créature monstrueuse.

Hallucinations Collectives 2025 – Première Partie

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A propos de Vincent Nicolet

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