Roman Porno Nikkatsu – Graine de prostituée/Journal érotique d’une infirmière/Le doux parfum d’Eros

© Wild Side

Si l’évocation d’une subversion politique et sociale du roman porno est souvent galvaudée, avec Graine de prostituée, Journal érotique d’une infirmière et Le Doux parfum d’Eros souffle un vent contestataire explicite au point de donner l’illusion d’un abandon des archétypes du genre, ou en tout cas de les digérer pour les intégrer à des propos particulièrement intimes. Cette virulence est soutenue sur Graine de Prostituée et Le doux parfum d’Eros par les scénarios d’Atsushi Yamatoya, ancien collaborateur de la Nikkatsu, qui est devenu membre de Wakamatsu Pro, et écrira notamment La vierge violente (1969). S’il ne s’agit peut-être pas des trois œuvres les plus séductrices du planning ce sont en tout cas les plus passionnantes et les plus complexes, et celles dont la constance de la rébellion constitue l’unité.
Wild Side nous présente d’abord deux œuvres d’un autre créateur révolté, parfois considéré comme le plus extrême et le plus sous-estimé de tous. Quasiment oublié au Japon, Chusei Sone a disparu de la vie sociale, au point qu’on ne sache même plus s’il est actuellement vivant ou mort. Quant à son œuvre, elle commence à peine à être redécouverte. Au même titre que Tanaka, Sone n’est pas un simple faiseur et ses sympathies anarchistes le rapprochent immanquablement d’un Wakamatsu avec lequel il a d’ailleurs travaillé lors de ses premières productions indépendantes, sous le nom d’Otani Yoshiaki et notamment pour les Secrets derrière le mur. De plus il a également été l’assistant de Suzuki. Bref, avec Graine de prostituée ou Journal érotique d’une infirmière le roman porno n’est qu’un prétexte à Sone pour libérer  son désarroi, sa fureur anti-sociale et son désir d’expérimentation esthétique.

© Wild Side

Roman porno atypique dans sa forme et dans ses thèmes, Graine de prostituée emprunte tout autant les voies du romantisme noir que celles du brûlot politique. Avant de s’intéresser au présent de son héroïne, Kyoko, il s’attarde aux conditions de sa naissance dans les années 20. Dans un étrange manoir Katsura, un marquis cynique et pervers, organise des pièces de théâtre et des soirées réservées à l’aristocratie décadente. Pendant que sa femme stérile enchaine les amants, il use de son droit de cuissage en volant chaque nuit à Todo son garde du corps, sa fiancée Shino, dans l’espoir d’obtenir une descendance. Des faux jumeaux qui en naîtront, le marquis gardera le garçon comme héritier, chassant immédiatement Shino et sa fille, avec la promesse de garder le secret éternellement scellé, promesse tenue également par le fiancé trompé en l’échange d’une carrière de maître d’armes. 19 ans après, le Japon à la veille de la guerre est sous l’emprise de l’extrême droite et le marquis est devenu ministre de l’intérieur. Todo est rappelé par son ancienne fiancée, mourante. Elle lui demande de devenir le protecteur de sa fille, Kyoko qui par réaction, rêve de devenir prostituée et cultive un désir grandissant de vengeance. Le drame intérieur qui la tiraille la partage rapidement entre son appétit de justice et son amour pour son frère qu’elle rencontre comme client, l’inceste devenant l’accomplissement de cette contradiction, acte amoureux et acte de consécration de la perversion sociale. Graine de prostituée mêle petite et grande histoire au sein d’un même univers corrompu, décadent, placé sous le signe de la débauche et de l’oppression sociale, l’érotisme n’étant ici qu’un prétexte pour s’attaquer à une perversité plus pernicieuse et plus profonde. Graine de prostituée se conçoit comme une tragédie antique qui se referme comme un cercle, en un retour sur les lieux du traumatisme initial. Telle une mise en abime de la pantomime sociale, le début et la fin de Graine de prostituée sont scellés par cette même représentation théâtrale à deux décennies d’écart qui, tel un cirque, met en scène les grands noms du pouvoir, dont un Napoléon grotesque maquillé comme un Pierrôt lunaire, figures de cire d’un Japon occidentalisé. L’emploi de la musique classique française impressionniste – en particulier Debussy – en ajoute à la sensation d’exotisme parallèlement à une dramatisation poignante de l’intrigue qu’elle provoque. Sone exploite à satiété le thème de la grimace, du maquillage et de la mascarade, multipliant également les jeux de miroir. Personnages qui passent et ne cessent de se refléter, de se renvoyer leurs images. C’est dans la glotte de l’acteur que débute Graine de prostituée ; de cette bouche grande ouverte bloquée par une langue et traversée par des dents, le spectateur entrevoit la haute société, remarquable trouvaille qui renvoie l’aristocratie à sa monstruosité et l’espèce humaine à son obscénité. 20 plus tard, ce même pantin laissera échapper son dentier avec sa réplique comme pour mieux signifier un monde pourrissant de privilégiés, morts vivants accrochés à leurs rites.
Cela n’est pas un hasard si l’époque à laquelle débute Graine de prostituée se situe pendant l’Ere Showa à l’heure des anarchistes et des débuts du terrorisme, ce qui n’est pas sans rappeler le Eros+Massacre de Yoshida qui racontait la vie de l’anarchiste Sakae Osugi assassiné par les militaires en 1923. Le personnage du marquis pervers stigmatisait déjà une société conservatrice repliée sur elle-même, mais son ascension politique opère un glissement du Mal individuel et d’une perversité de caste, vers un Mal au pouvoir, officialisé, légalisé, une injustice appliquée comme une loi en toute impunité. Ce glissement opère en outre une fascinante jonction entre le manichéisme romanesque et la terreur historique. Graine de Prostituée balise ainsi la fiction d’indices symboliquement forts où l’acte de terrorisme et d’insurrection vient se greffer et se confondre au mélodrame de la vengeance familiale. Par sa vengeance personnelle, Kyoko devient donc implicitement un emblème insurrectionnel. Avec sa fureur, son climat de malédiction familiale, Graine de Prostituée, se révèle être un superbe mélodrame aux accents gothiques, à l’ambiance frénétique, lourde et désespérée. La narration hachée, toute en rupture, engendre un inconfort croissant. La mise en scène, surprenante, use parfois de parallélismes violents, mettant en particulier en valeur le fossé entre dominants et dominés, comme les cris de douleur de l’accouchement qu’on interdit à la jeune mère alternés avec les halètements de plaisir de la marquise qui s’apprête à jouir. Sone plonge Graine de prostituée dans une esthétique d’influence baroque pleine de clair obscurs et de rouges caravagesques. La scène finale, admirable et hallucinée, se pose comme un point d’interrogation dans la nuit, qui laisse l’intrigue et le destin s’enfuir hors de l’œuvre.

© Wild Side

Faisons un saut dans le temps avec Journal érotique d’une infirmière, autre œuvre de Chusei Sone mettant définitivement en lumière la personnalité marginale du cinéaste au sein du roman porno. Première surprise, Journal érotique d’une infimière, ne naît pas de l’imagination d’un scénariste mais d’Akane Shiratori, l’une des rares femmes à avoir écrit plusieurs romans pornos pour la Nikkatsu. S’y révèle une acuité du regard toute particulière qui insuffle une authenticité rare au destin et au ressenti de son héroïne, Akémi, jeune femme à la dérive dont la profession la sérénité et la capacité à apaiser les malades n’en dissimule que mieux ses failles, son mal de vivre, et son attirance incestueuse envers son frère. Ici, contrairement à Graine de Prostituée, la représentation charnelle est au centre de l’œuvre en tant que thème et illustration. L’utilisation des caches (des bulles, des barres, des carrés), déjà frustrante dans Graine de prostituée est d’autant plus agaçante ici que les scènes érotiques y sont essentielles et témoignent d’une recherche constante, jouant sur les parcelles de peau de manière quasi abstraite.
Akémi, rappelle la Theresa qu’interprétait Diane Keaton dans A la recherche de Mr Goodbar, dans lequel la sexualité matérialisait le malaise social et existentiel : comme Akémi l’infirmière, Theresa l’éducatrice pour enfant, voue sa vie aux autres le jour et sombre la nuit dans une dangereuse vie de noctambule et d’escalade sexuelle dans les bas fonds de New York qui la conduira dans l’abîme. Toutes les deux en pleine recherche d’elles-mêmes, elles se précipitent dans la sexualité débridée, acceptent des défis qui leur permettent de s’affirmer – ou de se détruire – espérant y trouver réponse à leur tourment, se dégrader devenant un moteur à la fois révélateur et expiatoire. Sone capte avec une infinie justesse les méandres de cette âme fêlée, distillant une atmosphère digressive tour à tour pesante et sensuelle. S’il s’agissait de créer des ponts, la plongée dans la fantasmatique de son personnage rappellerait le réalisme d’un Verhoeven dans ses premières œuvres lorsqu’entre provocation et cri de révolte, dans Spetters ou Turkish Delices le cinéaste hollandais évoquait la désagrégation d’une société par l’intermédiaire de héros tourmentés et vides : pareillement, Akemi puise sa quête identitaire dans celle effrénée du charnel et de la transgression, tentant d’étouffer son mal de vivre. Plein de ruptures et de fulgurances visuelles, le montage plus disruptif encore que dans Graine de prostituée surprend, jusqu’à un ultime plan tout à fait fascinant et dérangeant. Ici la déviance constitue le point d’ancrage du profond pessimisme de Soné qui parle ici sans ambage du plaisir et de la pure attirance sexuelle. Plutôt que de flatter l’instinct du spectateur, l’érotisme est l’expression par la transgression d’une vision sociale, et l’occasion de dresser un très beau portrait de femme qui n’emprunte pas les sentiers usuels de la moralité et de la normalité. Journal érotique d’une infirmière use du contraste et du contrepoint, comme en témoigne la très belle bo easy listening dont la gaieté opère en négatif de l’univers de l’héroïne. De cette œuvre désespérée émane une atmosphère de destruction, le chaos urbain faisant écho au chaos individuel pour une héroïne « en chantier » dans une ville désagrégée, décomposée et grisâtre. Derrière l’hôpital, se dresse le chantier où les immeubles sont un à un détruits au bulldozer. Le bruit lancinant de la boule de fer anéantissant les murs vient régulièrement briser le silence de l’hôpital pour rappeler l’enfer intérieur de l’héroïne, tel un second battement de cœur qui lui déchirerait la poitrine.
 
L’une des plus belles qualités du Doux Parfum d’Eros tient sans doute à sa capacité à égarer jusqu’au bout le spectateur, le laissant dans l’expectative et l’embarras, le questionnant en permanence sur la nature de ce qu’il est en train de regarder. Usant d’incessantes ruptures de tons, de la légèreté inoffensive au scabreux le plus malaisant, de l’insouciance la plus pure à la transgression la plus coupante, le Doux parfum d’Eros érige un art de la déstabilisation, un refus du confort, privilégiant de nouvelles ramifications à une unité stylistique, pour converger vers une chronique critique et acerbe d’une jeunesse désœuvrée.
De la relation entre les deux insaisissables protagonistes résulte un climat on ne peut plus étrange : Koichi le photographe raté et parasite qui s’introduit chez Etsuko sous prétexte de la prendre en photo, la viole et s’installe chez elle, se laissant entretenir par elle, jouant son rôle de parasite mais pris régulièrement de crises d’orgueil proches de la démence, qui finissent par le rendre inquiétant et engendrer un climat plus anxiogène. De son côté Etsuko accepte passivement la situation, sans passion, mais pour tromper son ennui, à la fois indépendante, libérée laisse faire les événements de manière quasiment imperméable, dans une attitude entremêlant la pitié et l’expression régulière de son mépris, à renfort de mots humiliants, comme si la violence verbale devenait le moteur de leur liaison.
L’arrivée d’un deuxième couple d’amis bohèmes vient amplifier cette sensation de tension psychologique et sexuelle, laissant à Yamatoya l’occasion par ce ménage à quatre de s’emparer des mythes hippies influencés par les Etats-Unis (le drapeau américain trônant dans l’appartement) pour mieux remettre en cause les idéaux de liberté et les utopies juvéniles. La sexualité débridée se fait sans plaisir, animalisée, toujours entre dominant et dominée, et proche du viol. La liaison Etsuko/Koichi semblait placée initialement sous le signe de la jouissance charnelle, mais celle-ci n’est que rarement renouvelée, ou bien résulte d’une domination de l’un sur l’autre et plus encore la nécessité de l’intervention d’un tiers. Les ressorts insondables de cette relation participent à la surprise d’une œuvre naviguant entre la comédie dramatique et le huis clos psychotique étouffant. Les éclairs surréalistes et les visions absurdes qui traversent Le doux parfum d’Eros, ses irruptions soudaines de la violence et du morbide – comme des natures mortes absurdes – faisant effet de ruptures viennent rappeler parfois que Fuji sera le réalisateur de Lady Snowblood.
Loin de tout condescendance Atsushi Yamatoya porte un regard cruel et moqueur vis-à-vis de la jeunesse japonaise, pur produit généré par un système duquel elle vit en marge, en dehors du monde, aveugle aux préoccupations extérieures, mais vide de tout idéal, incapable de proposer une alternative à sa molle rébellion. Dans un japon encore marqué par la guerre (comme en témoigne les signes de l’occupation américaine symbolisés par l’ancienne maison de GI qui sert de décor à l’intrigue), les personnages apathiques se laissent ballotter, attendant que la vie passe et que l’un agisse à la place de l’autre. La peur de la monotonie, l’incapacité à se confronter à sa solitude sont au centre du Doux parfum d’Eros, symptomatiques d’une crise identitaire insoluble. Derrière son titre trompeur et cynique ce déroutant instantané de la société japonaise des années 70 exhale un insidieux parfum de tristesse.
(Merci à Dimitri pour les éclairages historiques et les informations qu’il m’a fournies sur Chusei Sone)
    

 

Graine de prostituée (Japon, 1972) de Chusei SONE, Hideaki ESUMI, Hitomi KOZUE, Moeko EZAWA
 
Journal érotique d’une infirmière (Japon, 1976) de Chusei SONE, avec Shoichi KUWAYAMA, Asuka SERI, Yoko AZUSA, Maria MITSUI, Nobutaka MASUTOMI
 
Le doux parfum d’Eros (Japon, 1973) de Toshiya FUJITA, avec Choei TAKAHASHI, Hatsuo YAMA, Maki KAWAMURA, Kaori MOMOI, Hiroko ISAYAMA
Dvds édités par Wild Side

© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).

A propos de Olivier ROSSIGNOT

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.