Robert Bresson –  » Pickpocket  » ( 1959 )

Potemkine sort en version restaurée et en DVD Pickpocket de Robert Bresson. Ce sixième long-métrage du cinéaste est aussi le premier film qui n’est pas une adaptation. Réalisé en décors réels à Paris durant l’été 1959 en pleine naissance de la Nouvelle Vague ( la même année Jean Luc Godard réalise À bout de souffle), Pickpocket réaffirme en quoi le cinématographe est ce « drôle de chemin » (1), l’acceptation de « cette avancée dans l’inconnu »(2) faite de hasards et de rencontres. Mais aussi un art de la composition suscitant l’émotion par les seules vertus de l’image et du son et des rapports qu’ils entretiennent entre eux.

Michel ( Martin LaSalle) , jeune homme solitaire, devient pickpocket. Il ne vole pas pour l’argent mais pour affirmer sa propre loi. Il se fait prendre et c’est en prison qu’il découvre ce « drôle de chemin » qu’il lui a fallu prendre pour aller jusqu’à Jeanne.

Si dès le générique, le titre du film se confond avec le nom du cinéaste par un fondu enchaîné, c’est parce que les gestes du pickpocket et ceux du cinéaste se rejoignent : ce sont des gestes de transgression. Le film est en effet le récit du parcours d’un voleur à la tire, amené à transgresser la loi. Transgresser la loi, c’est franchir des seuils,  ceux des portes, des escaliers, des guichets mais aussi ceux des corps. Le pickpocket œuvre dans les interstices et affirme sa volonté. Bresson, lui, transgresse les conventions de la mise en scène. Le cinématographe n’est pas un spectacle mais une écriture et le cinéaste affirme un style propre. Aussi Michel et Robert Bresson sont les hommes des «  espaces intermédiaires », dont le dessein est de passer de l’extérieur à l’intérieur. Dans le vol, comme par le cinématographe, il s’agit d’aller de la grâce du geste à la grâce fulgurante d’une rencontre: celle avec Jeanne pour le pickpocket, celle avec le public pour Bresson.

Le carton introductif refuse d’ailleurs la dramaturgie  : « cette aventure , par des chemins étranges , réunira deux âmes, qui sans elle , ne se seraient peut-être jamais connues ». Pickpocket n’est pas «  du style policier » car c’est une aventure intérieure . L’absence de logique dans l’enchaînement des péripéties prévaut , la façon et le moment où les évènements se produisent importent plus que la nature des évènements eux-mêmes.

Le pickpocket est assigné à un désir : le vol à la tire. Et Bresson l’assigne alors à des coordonnées sensorielles. L’espace dans lequel le personnage œuvre correspond à l’espace perçu par lui et demeure toujours fragmenté. La fragmentation est un moyen de renverser la hiérarchie des perceptions en adoptant justement cette attention disproportionnée du pickpocket aux choses et à ses gestes qui doivent rester invisibles . Le cinéma de Bresson refuse alors la représentation. Les cadrages très serrés font voir à travers le filtre perceptif du personnage seul. Montrer alors en détail ce que personne ne voit et cacher ce que tout le monde voit ( l’intégralité du corps , le décor, la continuité de l’action).

© potemkine

La première séquence en est l’une des plus belles démonstrations. Le pickpocket est sur un champ de course afin d’exécuter son premier vol à la tire. Qu’importe le champ de course, les chevaux , les jockeys, on voit seulement ce que perçoit le pickpocket et d’ailleurs la focale utilisée  est le 50 mm, la plus proche de l’oeil humain. C’est le son qui va contenir les éléments essentiels de cet espace , qu’il réunifie et déploie avec le bruit du galop des chevaux, la voix des parieurs et des caisses enregistreuses. L’espace existe sur le plan sonore mais il devient aussi un espace tactile. L’axe de prise de vue privilégié par Bresson est celui à hauteur des mains qui occupent tout le cadre. Les gros plans sur les mains figurent ainsi la présence indubitable du pickpocket qui pourtant reste insaisissable. Par le cadrage et le montage , ces mains sont extirpées de leur cadre spatio-temporel , dissociées du visage du pickpocket : mains qui se dirigent à l’aveuglette vers le sac , puis qui l’ouvrent, s’y introduisent et en extirpent les billets.

© potemkine

Transgresser la loi, voler, c’est aussi transgresser l’ordre des perceptions. Tout en étant tactile, le personnage doit être imperceptible. Il est d’ailleurs toujours en mouvement, jamais ne s’attarde et souvent est aspiré par la caméra. Les fondus sont plus que des marques de ponctuation , elles oeuvrent à sa disparition. L’ incarnation elle-même fait du pickpocket un personnage insaisissable . Michel est dépouillé de toute caractérisation sociale, il a un regard énigmatique ( la frontalité du cadrage introduit un véritable point de butée) , un visage inexpressif et une voix monocorde. Martin LaSalle est ce « modèle » (3) qui n’exprime pas, « protégé contre toute pensée » ( 4), qui est plutôt qu’il ne paraît. Bresson transgresse donc non seulement les conventions de mise en scène par la fragmentation mais également le spectaculaire. Il désire avant tout communiquer des sensations et un mouvement d’existence. Le montage lui-même vise d’ailleurs moins à articuler des contenus narratifs qu’à répondre au déploiement de ce même et unique mouvement : celui de l’élan et de l’impatience d’un personnage qui par la grâce de ses gestes va au final rencontrer la grâce de l’amour.

Personnage opaque, le pickpocket l’est d’autant plus qu’il reste au début du film des mains et une voix sans visage. La narration à la première personne renvoie d’abord à une image fantôme, parlant depuis un espace insituable. Mais elle intériorise les images, intériorisation qui ne se dirige pas vers un avenir en train de se faire puisqu’elle considère ce qui est révolu : « je sais que d’habitude les gens qui ont fait ces choses se taisent ou que ceux qui en parlent ne les ont pas faites , et pourtant je les ai faites ». Transgression à nouveau de la part de Bresson qui refuse toute approche psychologique. La présence corporelle dans l’intensité du présent l’emporte sur la narration. Si Bresson assigne son personnage à des coordonnées sensorielles, ceux-ci sont aussi intimes. D’ailleurs le vol à la tire ressemble avant tout à un vertige amoureux. Il s’agit de trouver la meilleure manière pour s’approcher d’un corps au plus près et lui prendre quelque chose d’essentiel. Réussir son geste et l’esthétiser jusqu’à la grâce. Voler comme une caresse. S’approcher lentement et réduire la distance au plus juste. L’argent volé lors de la première séquence circule de la main du pickpocket à celle de Jeanne : le vertige du vol conduit le pickpocket en prison mais aussi à la prise de conscience de son amour pour elle, au vertige de l’amour. Le rythme du film d’ailleurs correspond à celui d’un battement de cœur. Les ellipses et les fondus au noir contractent le temps, tandis qu’à travers la décomposition de la gestuelle du pickpocket, du fait de la fragmentation, le temps se dilate. Ce «  tour à vue » correspond à cette «  avancée vers l’inconnu » qui réunit deux âmes, à l’image des «  tours à vue » réalisés par le pickpocket dans la séquence de la gare de Lyon dont la virtuosité est proche de la magie ( et d’ailleurs le prestidigitateur Kassagi apparaît au générique comme conseiller technique).

Bresson entrecroise les lignes dramatiques entre le vol à la tire et l’amour, entre les lignes narratives et esthétiques , et c’est merveilleux.

© potemkine

« Les gestes nous découvrent »( 5): la confiance sans faille du pickpocket en sa liberté à travers son affirmation d’un nouvel ordre esthétique par le vol à la tire le mène à Jeanne. Celle de Bresson dans les puissances de l’art cinématographique nous mène, nous spectateurs, à un amour inconditionnel de ce cinéma. En dehors de toutes conventions ou recherche de séduction mais qui aspire au contraire à la plus belle des exigences, celle de la Beauté et de la plénitude formelle. Et qui fait de Pickpocket un chef-d’oeuvre.

  1. Carton du générique de Pickpocket.
  2. Robert Bresson, conférence devant les étudiants de l’IDHEC, 1955.
  3. Robert Bresson nomme ses acteurs des  » modèles », Notes sur le cinématographe, 1975.
  4. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, 1975.
  5. Ibid, citation de Montaigne

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A propos de Maryline Alligier

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