Robert Bresson – « Les Dames du Bois de Boulogne » (1944)

Après Journal d’un curé de campagne, le distributeur Les Acacias sort en version restaurée le second film de Bresson, Les Dames du Bois de Boulogne (1944).

Hélène est délaissée par Jean, son amant. Elle décide alors de l’éprouver en lui faisant l’aveu qu’elle ne l’aime plus. Soulagé, ce dernier lui offre son amitié. Meurtrie,  Hélène se venge en parvenant à lui faire épouser une «grue», Agnès. 

Le scénario est une libre adaptation d’un chapitre du roman de Diderot, Jacques le fataliste, mais situé au XXe siècle. Madame de la Pommeray devient Hélène, le Marquis des Arcis Jean, Mlle d’Aisnon Agnès et Madame d’Aisnon Madame D. Nulle volonté du cinéaste d’actualiser le récit mais le désir de l’universaliser : Les Dames du Bois de Boulogne n’est pas celui de la mésalliance d’un bourgeois avec une «grue» mais la tragédie d’une vengeance amoureuse. Et parce que c’est un film de Bresson, la dimension sociale s’efface devant la dimension intérieure. 

Le contexte de réalisation de ce film (rareté de la pellicule, restrictions de courant) est d’une certaine manière l’occasion pour Bresson d’expérimenter le parti pris de l’épure –  celui qui caractérise par la suite tout son cinématographe – : «trois ou quatre personnages. Une étude d’une grande simplicité, d’un grand dénuement» 1. Seule exception, Les Dames du Bois de Boulogne est le dernier film où Bresson dirige des acteurs qui sont des «vedettes» (Maria Casarès, Paul Bernard) ou actrices professionnelles (Elina Labourdette, Lucienne Bogaert). C’est de l’écriture – une écriture nue parce que dépouillée à l’extrême – d’où sourd le tragique. Du dépouillement à l’intensité, voilà peut-être la dialectique bressonienne déjà à l’oeuvre. 

COLLECTION CHRISTOPHEL © Les Films Raoul Ploquin

COLLECTION CHRISTOPHEL © Les Films Raoul Ploquin

La monochromie d’abord qui fait d’Hélène,  personnage blessé de plus en plus profondément, dévoré intérieurement, un «soleil noir de la mélancolie» par opposition à celui d’Agnès, toujours en pleine lumière. Mais aucune tonalité de romantisme, il s’agit d’«aller du blanc pur au noir pur à travers une gamme très étendue de gris» 2. Les décors ensuite, épurés : murs dénudés, portes, glaces, escaliers, ascenseurs. Les deux pièces d’Agnès, le luxueux appartement d’Hélène qu’on ne voit que par fragments, apparaissent comme des «cellules» ayant un existence propre, où se vivent les émotions. Les dialogues, écrits par Cocteau, sont très concis. Bresson privilégie la brièveté des plans et l’ellipse. La tragédie est une tragédie intérieure et cet aplatissement de la mise en scène en fait ressortir davantage l’intensité. Le cinéaste affirme que «le mouvement des scènes ne vient pas d’un déplacement frénétique de la caméra, mais d’une vie interne, des remous et des chocs où se débattent quatre personnages».

Dès ce second film, Bresson élude tout suspens (Pickpocket annoncera dans le carton du générique qu’il ne s’agit pas d’un film policier, Un condamné à mort s’est échappé par son titre refusera l’intrigue). Le spectateur connaît immédiatement le désir de vengeance d’Hélène. Car il s’agit d’«aller au cœur du cœur», de resserrer les noeuds de l’action en la soumettant aux mouvements intérieurs d’Hélène, d’Agnès et de Jean. «Chez qui aime, le dedans est mouvement» 3. Et ces mouvements pourtant intérieurs sont alors inscrits dans la réalité de l’image cinématographique : le son très concret des bruits de moteurs, des essuie-glaces, des pas de danse, de la cascade. Et tout autant dans celle de la chair : les pleurs d’Hélène, son visage ravagé de douleur au moment où le téléphone sonne et où elle prononce «je me vengerai», la joie et l’épanouissement d’Agnès lorsqu’elle danse ou sourit. 

La fin du film en est la plus belle résonance. Hélène, cadrée dans la vitre ouverte de l’automobile de Jean lui avoue qu’il vient d’épouser une «grue». La voiture ne cesse de caler, moteur tour à tour accéléré puis ralenti, laissant le temps à Hélène d’humilier plus encore son ancien amant. Les bruits du moteur de l’automobile, de plus en plus amplifiés au fur et à mesure du dialogue, sont comme l’écho de la réalité qui rattrape l’insouciance de Jean. Mais un panoramique suit le bond en avant de sa voiture et Hélène disparaît à jamais. Le dernier plan réunit alors Agnès et Jean dans le même cadre, dans un travelling reculant d’abord lentement puis rapidement. La survie d’Agnès et sa présence lumineuse dans le plan marque la victoire du pardon sur l’orgueil et l’échec de la vengeance. Le tragique est vaincu : l’amour gagne sur l’intransigeance. Parce que aimer est la seule excuse. 

COLLECTION CHRISTOPHEL © Les Films Raoul Ploquin

Pourtant incompris à sa sortie en 1945 par des spectateurs qui attendaient un spectacle et virent une tragédie,  Les Dames du Bois de Boulogne est un grand film où s’affirme déjà le style de Bresson.  Cinéaste «à part dans ce métier terrible. Il s’exprime cinématographiquement comme un poète par la plume. Vaste est l’obstacle entre sa noblesse, son silence, son sérieux, ses rêves et tout un monde où ils passent pour de l’hésitation et de la manie »4. Revoir ce film est résolument surmonter cet obstacle, et accepter de se laisser éblouir. 

Laisser  aussi la curiosité s’installer à l’égard d’une autre très belle adaptation de ce récit, qui sortira en septembre, Mademoiselle de Jonquières d’Emmanuel Mouret. 

  1. Bresson, cité par Paul Guth, Autour des Dames du Bois de Boulogne.
  2. Ibid 
  3. Pascal, Écrits sur la grâce. 
  4. Jean Cocteau, «  Lettre à René Briot », Editions du Cerf, 1957.

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A propos de Maryline Alligier

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