Robert Bresson – « Journal d’un curé de campagne » (1951)

 Journal d’un curé de campagne, « Le portrait d’une voix » (1)

Le distributeur Les ACACIAS réédite Journal d’un curé de campagne en version restaurée le 4 Juillet.

Pour la première fois, Bresson adapte une œuvre littéraire. Exigeante à la fois par sa forme – un journal intime – et par son sujet – une aventure spirituelle -, Bernanos affirmait «  on  ne tirera jamais de moi une seule ligne qui ne m’engage entièrement » (2). Aussi dès lors comment s’étonner qu’un cinéaste comme Bresson  puisse se risquer à l’adaptation d‘Un journal d’un curé de campagne ? Cinéaste ayant une confiance sans faille dans les puissances du cinématographe (3), il est engagé dans son art en se tenant à ses convictions intimes et à la mise en œuvre d’une méthode et d’un style propres. Acceptant tout au long de sa carrière une avancée alors solitaire , «  une avancée dans l’inconnu » (4), la réalisation d’un film est tout autant une aventure intérieure. 

Un jeune curé gravement malade  arrive dans sa première paroisse : d’ Ambricourt. Dès le départ, il se heurte à l’incompréhension de ses paroissiens, aussi bien celle des enfants, des villageois et du châtelain, et son «  esprit d’enfance » qui l’habite l’empêche de s’imposer.  Seul le curé de Torcy semble le comprendre. Peu à peu consumé par la solitude et la maladie, accusé à tort d’avoir provoqué par sa dureté la mort de la châtelaine, d’ivrognerie, en proie à la calomnie,  il meurt , loin d’Ambricourt, et pourtant dans l’acceptation que «  tout est grâce ». 

Le premier plan du film est celui d’une main ouvrant un cahier d’écolier, où une voix énonce en même temps la phrase déjà écrite sur la page.  Si le personnage principal se découvre avant tout par son corps (la main, partie qui fonctionne comme le tout)  c’est parce que le corps a le pouvoir de découvrir l’âme, celle de celui qui « ne croit rien faire de mal en notant ici, au jour le jour, avec une franchise absolue, les très humbles, les insignifiants secrets d’une vie d’ailleurs sans mystère ». Et parce que le réel  et  peut-être la vérité se tiennent dans le corps du film –  matérialité de l’image et du son – et dans la voix et le geste, plus que dans le récit. La voix redouble ce que montre l’image également pour faire de cette aventure, dès le départ, une aventure intérieure. La cadence du film suit  l’évolution de la conscience du personnage qui est la découverte du sens de sa propre existence à défaut de celui du sens de la vie. Le journal intime brise la continuité d’un temps chronologique objectif afin de parvenir à une durée intérieure au sens bergsonien du terme. 

Le retour des pages du cahier, la voix intérieure mais aussi une marche répétée vers le visage du curé dirigent alors le mouvement du film : toutes les séquences commencent par un plan du journal et se terminent par un travelling avant aboutissant à un gros plan du curé, dont la voix intérieure répète ce qui est écrit. Les fondus enchaînés font fusionner les plans entre eux, les mêlent intimement jusqu’à estomper la rupture afin de donner l’impression du déploiement de ce même et unique mouvement. Grâce à leur répétition, ils deviennent la pulsation même du film. 

Bresson ne cherche pas à représenter des actions ou des évènements mais avant tout des sentiments, et il réduit le décor à un cadre qui diminue ou disparaît dès que le visage vient y prendre place. Comme le dit la voix du journal, il s’agit de « faire face » : faire face devant la révolte d’une jeune fille meurtrie par la trahison de son père, comme devant celle de la comtesse ayant perdu la foi à la mort de son fils, faire face à la perversité de Séraphita, à la maladie et à la solitude. Toutes ces âmes à réconcilier font alors de la vie du curé une véritable Passion. Faire face c’est faire le don de soi, et dans le dernier plan du film, au visage se substitue la croix, pourtant à l’image de ce visage : humble, simple mais irrécusable.

Au décor épuré répond l’élimination aussi de tous éléments «  pittoresques » qui auraient pu nuire à l’intériorité du film, car au lieu de montrer ou représenter, Bresson veut avant tout faire ressentir par la composition : « pour moi, l’image est comparable au mot de la phrase. Les poètes se forment un vocabulaire. Leur choix de mots est souvent volontairement peu brillant. Et c’est le mot le plus employé, le plus usé parce qu’il est en place qui prend un éclat extraordinaire » (5). La photographie de L.H. Burel elle-même est grise. 

La «  passion » du curé de campagne, incarné par Claude Leydu, ne nous est pas rendue par le jeu de l’acteur mais par son engagement dans le film. Non pas au sens dramatique mais simplement physique : sa voix, qui est aussi corporelle ne laisse transparaître aucune émotion, n’adopte aucune expressivité convenue, peu de modulation rythmique ; son corps reste énigmatique.  Pourtant chaque geste, chaque mot s’élève à la hauteur d’une manifestation de soi. L’absence de jeu est la condition même du mystère et de la profondeur qui traversent le personnage. Car Bresson dès Journal d’un curé de campagne sait que l’âme, le dedans, est dans l’image , non dans le jeu et dans le récit qui restent des dehors. Aussi le «  modèle » bressonnien est un homme singulier, unique, fidèle à lui-même, comme l’est le curé de campagne, et c’est précisément cette unité et cette continuité qui font sa substance . 

Journal d’un curé de campagne est aussi pour le spectateur une aventure intérieure : un bouleversement grâce à sa beauté,  grâce au parcours de ce curé de campagne qui accepte par sa sainte agonie non pas la foi d’une vie après la mort mais la foi coûte que coûte en l’humanité.  Et  le spectateur « fait face » à ce chef-d’oeuvre,  où Bresson « ne cherche surtout pas à lui expliquer quelque-chose, mais lui demande simplement de retrouver son âme d’enfant, de voir et d’écouter » (6). 

  1. Marguerite Yourcenar, Carnets de note des Mémoires d’Hadrien.
  2. Bernanos dans une lettre à Louis Bertrand à propos de son roman L’Imposture, 1927.
  3. Pour Bresson, le cinématographe n’est pas le cinéma qui  pour lui est du  » théâtre photographié » mais une écriture avec des images en mouvement et des sons.
  4. Bresson, conférence devant les étudiants de l’IDHEC, 1955.
  5. Bresson, conférence Hommage à Bernanos, Centre catholique des intellectuels français, 1951.
  6. Bresson, conférence dans Opéra, 14 février 1951.

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A propos de Maryline Alligier

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