En dépit de son succès local en 1980, Spetters aura eu pour Paul Verhoeven des conséquences regrettables, à commencer par celle de lui mettre à dos une large partie de la critique, qui l’a accablé avec virulence, ainsi que la classe politique dirigeante. Le cinéma hollandais connaît au cours des années 80 une évolution et le comité public chargé de le financer impose aux films de « témoigner dun intét culturel ou intellectuel », un point quil pressent comme défavorable le concernant. En 1983 il réalise Le Quatrième homme, adaptation dun auteur reconnu, Gerard Reve, dans lespoir de se réconcilier avec la presse, sans se renier. Pari réussi sur ce point, les retours sont beaucoup plus flatteurs, cependant il sagit de sa première réalisation à échouer sous la barre du million dentrées. Dans le même temps, il reçoit plusieurs propositions en provenance dHollywood et se laisse séduire par la perspective de sexercer à échelle internationale. Telle une étape intermédiaire avant le grand départ, il sengage sur une grosse production financée par le studio américain Orion Pictures, dont le tournage seffectue en Espagne et en langue anglaise : La Chair et le sang. Il embarque avec lui son fidèle scénariste, Gerard Soeteman, qui a jusqualors signé tous ses scripts, et retrouve son acteur fétiche Rutger Hauer, à qui il confie le rôle de Martin. Ce dernier a débuté, dans la foulée de Spetters, une carrière hollywoodienne et vient notamment de tourner sous la direction de Ridley Scott (Blade Runner), Nicolas Roeg (Eureka), Sam Peckinpah (Osterman week-end) ou encore Richard Donner (Ladyhawke). Afin de camper Agnes, sont dabord envisagées Rebecca De Mornay et Nastassja Kinski, mais Verhoeven préfère miser sur une jeune actrice fraîchement remarquée dans Fast Times at Ridgemont High dAmy Heckerling, Jennifer Jason Leigh. Le tournage difficile, laccueil tiède et le revers que connaît Flesh + Blood au box-office, vont définitivement convaincre le cinéaste de migrer outre-Atlantique où il sera introduit par Steven Spielberg. Il met en scène un épisode de la troisième saison de la série télévisée anthologique de science-fiction Le Voyageur, avant de rencontrer le succès dès son coup dessai américain, RoboCop, en 1987. À l’image de plusieurs de ses œuvres passées et à venir, le long-métrage va progressivement avoir droit à sa réhabilitation et prétendre peu à peu au rang de chef-d’œuvre. Carlotta Films a visé juste en lintégrant à sa collection de Coffrets ultra collector (édition limitée et numérotée à 2500 exemplaires, également disponible en Blu-Ray et DVD simples) en version intégrale non censurée et pourvu dun master HD. Profitons donc de loccasion pour nous pencher sur ce monument du cinéma moyenâgeux qui figure également parmi les sommets de son auteur.

Europe de lOuest, 1501, une troupe de mercenaires menée par le charismatique Martin (Rutger Hauer) est engagée par le seigneur Arnolfini (Fernando Hilbeck) afin de laider à reprendre possession de son fief. En échange, il leur permet de faire main basse sur sa ville vingt-quatre heures durant. Mais Arnolfini ne respecte pas sa promesse et chasse la bande, qui jure de se venger. Pendant ce temps, le seigneur fait venir la jeune Agnes (Jennifer Jason Leigh) quil destine à son fils Steven (Tom Burlinson). Le jour de leur rencontre, les hors-la-loi attaquent le convoi. Restée cachée, Agnes se retrouve aux mains de la terrible bande de Martin

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Un grand spectacle dauteur

Si le Moyen Âge conserve une certaine cote et continue dattirer le grand public durant les années 80, il est alors davantage transposé, dans le paysage hollywoodien, à travers sa variante fantastique, lheroic fantasy. Quil sagisse dExcalibur (1981) de John Boorman, Conan le Barbare (1982) de John Milius, Ladyhawke (1985) de Richard Donner ou Legend (1985) de Ridley Scott, tous se positionnent en rupture avec le réalisme et le film historique traditionnel. Dun faste mouvement douverture, qui voit la caméra descendre du ciel vers la terre pour nous immerger au cœur dune bataille, Paul Verhoeven affirme symboliquement et explicitement un désir de revenir aux fondamentaux. En plus de ce contrepied inaugural, est perceptible une volonté dampleur accentuée par lutilisation du scope (la copie proposée par Carlotta, très granuleuse par moments, ne rend pas toujours justice à ce choix). Laction précède le contexte (le héros est introduit dans le cadre par son épée), les éclaircies nuageuses cèdent place à des tonalités graphiques nettement plus sombres tandis que le corps religieux est le premier à simposer à l’écran, bientôt contrarié par lapparition dune vendeuse de vin aux airs de prostitué. En quelques plans, il dépeint une époque sans repères, où la religion et la débauche sont ironiquement renvoyées dos à dos, telles deux impasses. Bienvenue dans un univers à la merci du chaos, où tout semble se décider grâce ou à cause de largent, de la richesse. Lorsquil est dit à Martin que les cieux lui sont ouverts, il répond « je préférerais être payé ». Point de bravoure ou dhéroïsme, juste lappât du gain. Autre différence notable en comparaison du tout venant dans le registre médiéval, le refus de toute forme de glamour et du moindre enjolivement des faits quant à la période retranscrite. De détails (les dents sales des personnages) à des instants immédiatement plus impactants (les actes de barbarie et de sauvagerie sont « normalisés »), le cinéaste n’épargne aucune exaction. Un enfant vole sans scrupules les bijoux dune femme en train d’être abusée sexuellement, un accouchement effectué dans des conditions délétères est montré jusqu’à sa tragique issue.

Le cinéaste sen remet moins à la morale de ses individualités qu’à celle de son spectateur pour les condamner. Une constante dans son travail que de trouver un équilibre entre immersion maximale et discret recul afin de ne jamais se poser en juge ou déplaisant moralisateur, tout en sachant se montrer extrêmement clair sur ses intentions et brillamment traduire lambivalence de ses antihéros. Quand Martin empêche le viol dAgnes par ses comparses, il nest point question d’éthique retrouvée de sa part, juste dune terrible jalousie, illustrant au passage la naissance de sentiments. La jeune femme, initialement victime, se révèle une manipulatrice retorse loin d’être candide (« jaime faire mes propres expériences » dit-elle malicieusement). Dans la lignée des grandes héroïnes verhoeveniennes, elle est une survivante prête à tout pour sauver sa peau, à linstar de Katie Tippel, Fientje (Spetters) ou plus tard Nomi (Showgirls), il leur est nécessaire dassimiler les règles des milieux au sein desquels elles évoluent, afin da minima sen sortir. Cette noirceur ambiante et cette relative complexité psychologique ne sont pas incompatibles avec un certain sarcasme dont Verhoeven a le secret, en atteste cette bombe explosant prématurément en emportant la vie dun homme, ou la statue de Saint Martin tuant le cardinal. La mort est une blague, la conséquence logique dun monde absurde et au fond, dune existence dénuée de sens. La Chair et le sang atteste de la capacité de lauteur à se fondre dans un genre nouveau tout en se lappropriant, lui imposer sa tonalité et ses thématiques personnelles sans pour autant entraver le spectacle promis. Il bénéficie ici dune puissance de frappe budgétaire inédite lui permettant daccroître et amplifier ses ambitions formelles, même si son abnégation et le jusquau-boutisme de sa vision lexposèrent à de nombreux problèmes avec Orion Pictures (le coscénariste Gerard Soeteman explique que la version américaine subit de nombreuses coupes). Le réalisateur recherche moins la démesure que l’émerveillement et l’épique. Quelles soient figuratives, à linstar de ce conte en ombres chinoises (procédé ultérieurement repris lors dune scène de sexe, tel un pied-de-nez) sur une toile rappelant immanquablement un écran de cinéma (une fiction à lintérieur de la fiction), ou frontales (lattaque du château quasi surréaliste à renfort de machinerie très élaborée), ces notions imbibent en permanence le récit. Sil se refuse à une imagerie naïvement héroïque, il n’est en revanche pas avare en sensations fortes et plans iconiques à forte teneur allégorique. Du final apocalyptique voyant Martin surgir au milieu des flammes et contempler son monde en ruines, ou, plus tôt, sa descente tout de rouge vêtu par la cheminée, faisant de lui le diable en personne, sans oublier le suspens autour dune cruche deau contaminée par la peste, le réalisateur sait interpeller son audience physiquement et intellectuellement sans distinction. Aurait-il pu en être autrement concernant un film au titre si évocateur résumant en soi toute sa carrière ?

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Un film sous influences

Daprès ses propres dires, Paul Verhoeven a toujours eu à cœur de se rapprocher le plus possible de la véracité historique par une documentation et des recherches poussées, afin de mieux la faire sienne et la remodeler à sa guise. En 1968, il donne vie, en compagnie de Soeteman, à une série télévisée, Floris, centrée sur un véritable chevalier du XVIème siècle, incarné par Rutger Hauer. Pas encore libres de leur traitement, ils font de leur protagoniste, un héros valeureux, sorte de réponse néerlandaise à Ivanhoé ou Robin des Bois. Dans La Chair et le sang, la quête de réalisme, basée sur louvrage de Johan Huizinga intitulé LAutomne du Moyen-Age, accouche d’un agrégat de différentes périodes, mêlant plusieurs lieux et événements, à linstar de l’épidémie de peste que le cinéaste traitera de nouveau dans Benedetta. Le carton dintroduction reste en cela assez vague : Europe de lOuest, 1501. Une période charnière donc, située au commencement de la Renaissance, mais aucun état ou royaume nest clairement défini. Les noms des personnages mêlent ainsi racines françaises (Céline, Agnes), britanniques (Hawkwood), voire italiennes (Arnolfini). Dans son interview présente en bonus, le scénariste dévoile que le film devait initialement se dérouler en Hollande dans lintention de coller au mouvement des anabaptistes mené par Jean de Leyde, inspiration première pour la figure de Martin. Loin de se cantonner au XVIème siècle, il confesse avoir ajouté certaines influences beaucoup plus récentes. Ainsi, il compare le leader du groupe de mercenaires à Hitler, le Cardinal, chef de sa « propagande », à Goebbels, et le climax de l’attaque du château, aux bombardements alliés sur les Pays-Bas durant la Seconde Guerre mondiale. Véritable trauma denfance du réalisateur, qui infuse toute sa filmographie (de Soldier of Orange à Starship Troopers), ce conflit se retrouve mis en parallèle avec les heures sombres et chaotiques de la fin de l’ère médiévale. De même, l’évocation à peine voilée des attaques bactériologiques et chimiques, avec ces morceaux de viande contaminée jetés dans un puits, renvoie quant à elle aux horreurs du Vietnam et du scandale de lagent orange, motifs inévitables depuis les années 70, dun cinéma américain que le metteur en scène vise à conquérir. Un pied sur le Vieux Continent et le regard détourné vers le Nouveau Monde et ses cicatrices.

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Grand amateur dart, et de peinture en particulier, Verhoeven adresses d’innombrables clins d’œil à des artistes tels que Lucas Van Leyden (pour la conception des costumes), Jéme Bosch, Pieter Brueghel, ou encore le courant des préraphaélites, en témoigne le look de Jennifer Jason Leigh. Si la tenue de Martin évoque les films de corsaires de l’âge dor hollywoodien (LAigle des mers en tête), que Les Vikings de Richard Fleischer, et la barbarie de ses combats, demeure un modèle évident, La Chair et le sang se pose en véritable western moyenâgeux. Inspiré, de son propre aveu, par Vera Cruz de Robert Aldrich et La Horde sauvage (le récit se pose en relecture du classique de Sam Peckinpah), lauteur de Basic Instinct se plaît à rendre hommage aux grandes figures du genre. La communauté de hors-la-loi, le guerrier retiré paisiblement dans sa ferme à qui lon demande de repartir au combat, même la figure dAgnes, adoptant les codes des ennemis de sa famille, lointain écho à la Debbie Edwards de La Prisonnière du désert, en sont des exemples flagrants. Sources cinématographiques donc, mais aussi spirituelles et philosophiques. Dans son long-métrage précédent, Le Quatrième homme, le cinéaste multipliait les métaphores religieuses : Delilah, Samson, et bien sûr Jésus, se côtoyaient. Dans Flesh + Blood, le Christ est présent dès le titre, sous la forme dune croix grecque unissant les deux termes. Lintervention divine devient un moteur de la troupe de mercenaires, Martin prétendant suivre les signes dune statue de Saint Martin (soldat converti au catholicisme) dans un jeu de bonimenteur digne des crises de transe de Benedetta. Laccouchement de Céline dans une bâtisse aux airs d’étable, le martyr de Steven, qui voit la paume de sa main transpercée dune flèche (préfiguration de lagonie de Murphy dans RoboCop), ou encore limage du personnage dHauer auréolé dun cercle de feu, autant de scènes équivoques qui abordent lun des thèmes centraux du cinéma du « Hollandais Violent » : la religion et son pouvoir de manipulation.

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Réunir les contraires

Film de transition entre la carrière néerlandaise du réalisateur et son départ en direction des Etats-Unis, La Chair et le sang se montre duel, façonnant son scénario et sa mise en scène autour dun jeu doppositions profondes. Férocement anticlérical, voire antithéiste, Verhoeven renvoie le cardinal à ses contradictions. Homme de paix qui nhésite pas à bénir des assassins, à tuer un mécréant ou à achever des soldats mourants, il personnifie lhypocrisie de lEglise, plus occupée à profiter des guerres et accumuler de l’or, qu’à calmer les conflits. Martin jure ainsi devant Dieu de se venger dArnolfini et de senrichir, il entre dans une croisade où labsolution de ses péchés est nécessaire à son dessein très pragmatique, tel un ancêtre de linoubliable Daniel Plainview de There Will Be Blood. Le plan introductif précédemment cité, qui descend des cieux jusque sur une terre boueuse, est une matérialisation éloquente des puissances à l’œuvre. Le cinéaste déclare dailleurs que le mouvement est plus essentiel dans son travail que la composition des plans. Ici, il réunit, englobe les forces rivales. La science est, à linverse, perçue telle la seule échappatoire, source de connaissance véritable contre lobscurantisme et la superstition (la séquence où un médecin refuse dappliquer les méthodes des chirurgiens arabes, par pur racisme et ignorance). Gerard Reve évoquait décette dichotomie dans Le Quatrième homme mais ne parvenait pas à choisir entre fiction, rêve et réalité. Aux contes de fées et aux légendes de mandragore, Steven, préfère une recherche approfondie qui apporte une supériorité non négligeable, à savoir les armes à feu. Outil de mort perfectionné qui donne lavantage sur le groupe de mercenaires, encore attachés à leurs prières. Cest également la méconnaissance qui condamne une jeune nonne à souffrir de séquelles dune blessure, sa crise d’épilepsie étant diagnostiquée en tant que possession démoniaque. La science sauve, guérit, bien quelle puisse également apporter la désolation, la religion quant à elle, ne sème que désordre et trouble.

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Le long-métrage affiche également son ambiguïté comme une profession de foi. La petite fille porteuse de la peste, cause première du sort funeste qui attend les brigands, revêt une dimension fataliste, ange de la mort sous des airs innocents ou malencontreux coup du sort ? De même, livresse, la pulsion dionysiaque, se mêle au morbide lorsquun tonnelet de vin devient un cercueil, et le moment le plus sombre (la mise en terre dun nouveau-né) permet le surgissement de lespoir, bien que chimérique (l’érection dune statue enfouie). Le personnage dHawkwood est en cela le plus symptomatique. Fidèle à ses hommes, il est pourtant forcé de les trahir par amour véritable (ou par simple concupiscence). Il se révèle être lune des rares figures positives du film, un justicier solitaire digne de Deke Thornton, le chasseur de prime mélancolique de La Horde sauvage. Épique et tragique, La Chair et le sang sautorise néanmoins quelques instants plus légers et démontre (si besoin en était), le talent de Verhoeven pour manier un humour noir réjouissant, à limage de cette séquence où les deux tourtereaux se séduisent sous un arbre doù pendent des cadavres en décomposition. Le triangle amoureux central réunit dailleurs des antagonistes par la seule présence dAgnes. La jeune femme constitue lun des nœuds gordiens du récit : son arrivée et les chamboulements quelle provoque dans le groupe en apparence uni, par sa complicité avec le leader, nest égalée que par le virus qui les décime soudainement. La passion naissante de Martin humanise un individu mais condamne sa communauté, la maladie ravage la collectivité mais sauve lamoureux transi Steven, dans un jeu de miroirs, de correspondance.

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Le mirage de lutopie

Sous ses atours de chanson de geste violente, Flesh + Blood recèle une vision pour le moins acerbe des rapports de domination entre les classes sociales. Steven et sa promise sont les produits de leur époque, des mœurs de la noblesse dalors. Mariés de force sans se connaître, ils se découvrent lun lautre via un pendentif à leur effigie. Union de raison plus que damour, le père du jeune homme confesse que seule la dot lintéresse. Le fiancé se révèle pourtant moderne, ouvert sur un monde en pleine mutation, conscient des dernières avancées scientifiques et philosophiques (Léonard de Vinci est explicitement évoqué), il prétend même quil na pas besoin dune épouse. Agnes quant à elle est introduite comme une aristocrate capricieuse qui jouit dun confort de vie certain et exploite ceux qui lui sont « inférieurs ». Ainsi, elle force lune de ses servantes à lui faire une démonstration dacte sexuel avec un soldat de passage, afin de linitier. Esclave des désirs et de la curiosité de sa maîtresse, la femme sexécute sans envie. Cest cette hiérarchie que le groupe de Martin va venir mettre à mal en se posant en véritable force chaotique et anarchiste. Déguisés en pèlerins, les mercenaires dupent les riches en profitant de leur charité hypocrite. Une manière d’être rétribués des richesses qui leur ont été confisquées tout en suivant leur voie et leur quête providentielle.

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En dépit de leurs méthodes rustres et moralement contestables, la troupe permet dinvoquer à lintérieur dun dessein résolument pessimiste, la notion dutopie. Regroupement dindividualités hétéroclites, issues des quatre coins du monde, mêlant hommes et femmes, couple homosexuel et membre du clergé, ils partagent tout. À limage de lenfant de Céline, de père inconnu, qui devient celui du collectif, ou dans un registre plus sombre, du viol dAgnes, parti pour être exécuté en bande avant que la jeune femme ne change la donne. Une séquence charnière, au cours de laquelle elle ne se laisse pas faire, décontenançant Martin et inversant le rapport de force. Cet aplomb lui épargne un triste sort et rabat les cartes. Lidylle singulière naissante nest pas sans conséquence sur le protagoniste et son comportement, elle amorce aussi limplosion progressive du groupe. Éduqué et civilisé par la jeune femme, à linstar de la séquence du repas (Céline refuse dutiliser les couverts comme une forme de résistance à ces diktats contre nature), il se coupe peu à peu des siens. Il devient son propre maître en se retournant contre Saint Martin, tout en étant paradoxalement désormais totalement dépendant de sa captive. Lorsque la décision est prise collégialement de ne porter que du rouge (le sang), les deux amoureux, eux, se distinguent en saffichant en blanc (la pureté, linnocence), tel Adam et Eve (elle mange dailleurs une pomme). Au-delà de jouer sa survie, cette dernière singe leur mode de vie pour mieux imposer le sien ainsi que ses idées. Elle devient ainsi un possible avatar du metteur en scène dans lindustrie hollywoodienne, feignant dépouser les codes auxquels il est soumis en nourrissant le projet à peine voilé de les subvertir. La personnalité complexe de Paul Verhoeven se retrouve également à travers Martin et son interprète, qui constituent une version sublimée du cinéaste. Il amène dans cette aventure cinématographique les membres de sa famille de cinéma, son acteur fétiche, mais aussi Gerard Soeteman, son chef opérateur Jan de Bont, et Ine Schenkkan, la monteuse de Spetters et du Quatrième homme, reflet des hors-la-loi de fiction. Impitoyable selon les dires de Soeteman, le réalisateur voyait Hauer comme un mercenaire (renforçant implicitement sa proximité avec son personnage), les disputes entre les deux hommes furent nombreuses durant un tournage dérendu difficile par les conditions météo. Le comportement de sa vedette, initialement un allié, est devenu un problème épineux à gérer. Le comédien craignait que le rôle ne nuise à son image et par extension à sa carrière américaine, ses préoccupations personnelles prirent le pas sur son dévouement envers le collectif. Dans le film et dans la réalité, lutopie nest que temporaire, elle constitue une impasse inéluctable.

Long-métrage puissant et anti-manichéen, La Chair et le sang marque les grands débuts de Paul Verhoeven en langue anglaise et limpose à l’international en tant quauteur majeur. Un sommet – toutes périodes confondues – du cinéma médiéval et dune filmographie démentielle, encore trop sous-estimée en dépit de quelques œuvres reconnues à leur juste (grande) valeur. Saluons le travail de Carlotta qui propose dans ce Coffret ultra collector un passionnant ouvrage signé Olivier Père, intitulé Comment survivre. Le journaliste revient, entre autres, sur limportance de la presse spécialisée (Starfix en tête) dans la considération envers le metteur en scène, qui était perçu au début des années 80 tel un vulgaire pornographe. Le commentaire audio du cinéaste ainsi quune interview de ce dernier, datant de 2012, où il aborde son envie de réaliser un film sur Jésus Christ (il en tirera finalement un livre, en 2015), et des entretiens avec Gerard Soeteman ou le compositeur Basil Poledouris complètent cet objet indispensable.

Disponible en Coffret ultra collector Blu-Ray / DVD chez Carlotta Films

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