Total Recall de Verhoeven, est adapté de la nouvelle de Philip K. Dick, Souvenirs à vendre. On a longtemps jasé sur ce scénario, qui avait la réputation d’être maudit, après avoir traîné durant 20 ans à Hollywood. On ne compte plus les versions du scénario, les tournages avortés : le troisième acte coinçait ou alors, c’était Dino De Laurentiis qui faisait faillite. Dan O’Bannon, crédité au générique, a aussi écrit le scénario de Planète Hurlante, son coscénariste Ronald Shusett, avec qui il a coécrit le script d’Alien, a participé à la production de Minority Report. Quant à David Cronenberg, dont les ambitions scénaristiques avaient effrayé les producteurs, il a rendu fréquemment hommage à l’univers dickien, notamment dans Existenz. Il a fallu la détermination d’Arnold Schwarzenegger, et son soutien sans faille au réalisateur de Robocop, qui l’avait marqué, pour que Verhoeven puisse tourner ce film, assurément l’une des meilleures adaptations de Dick, aux côtés de — voire des — Blade Runner et du fabuleux A Scanner Darkly. Dick n’est pas facile à adapter, mais les partis-pris du cinéaste néerlandais font mouche : des gags cartoonesques et certains effets spéciaux pré-numériques, qui, avec le temps, ajoutent à la drôlerie, un monde très coloré, des scènes d’actions parfaitement lisibles — chose rare, de nos jours —, un rythme parfaitement maîtrisé. Le film, comme tout bon breuvage, s’est parfaitement bonifié avec l’âge.

C’est l’histoire d’un homme, Doug Quaid, dont on a peut-être effacé les souvenirs ; ou alors, à qui on a implanté de faux souvenirs qu’il a oubliés depuis, et qui pourtant rejaillissent sous la forme de fantasmes. Ainsi, il rêve d’aller sur Mars, sans y être jamais allé, tout en ayant oublié y être allé. Ses songes s’offrent à une brune mais il est marié avec une blonde qui ne veut pas entendre parler de tourisme martien. Un écran de télévision, dans le métro, fait la publicité d’une agence, Rekall, qui promet à ses clients de leur implanter de faux souvenirs, aussi réels que les vrais. Doug s’y rend avec l’espoir d’effectuer son faux périple martien, dans la peau d’un agent secret, puisqu’on le lui propose. Mais l’opération tourne à la catastrophe, Quaid est déjà, apparemment, un agent secret ayant officié sur Mars.

© Columbia TriStar Films

 

Dans la nouvelle de Philip K. Dick, Souvenirs à vendre, le héros s’appelle Quail — et non Quaid — et est amené à se rendre deux fois dans l’agence qui vend des souvenirs — elle s’appelle Rekal, et non Rekall. En effet, son premier passage a ravivé un souvenir, où il est un agent secret, auteur d’un d’un assassinat sur Mars. Les agents secrets de l’O.N.U. le retrouvent et acceptent, plutôt que de le réduire au silence, de surajouter un souvenir dans sa mémoire, s’appuyant sur le fantasme de son enfance, où il imaginait être l’interlocuteur dédié d’une espèce extra-terrestre, et la seule personne au monde capable de les empêcher d’envahir Terra. Or, il apparaît que ce fantasme n’en est pas un, mais un autre souvenir préexistant. Quaid est la personne la plus importante au monde, puisque le sort de la planète est lié à son destin, et il est, en même temps, cet espion assassin. Est-ce vrai ? On ne le sait pas vraiment. Qui est-on ? On n’en sait rien. Le temps a fait son lit avec l’espace, comme souvent chez Dick.

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Ce qu’on sait, c’est que Rekal, afin de rendre tangibles les expériences mémorielles qu’elle prodigue, fournit aussi des preuves de leurs souvenirs à ses usagers. Aussi, lorsque l’agence explore le fantasme de Quaid, elle découvre qu’il aurait reçu un courrier de l’ONU, le remerciant d’avoir sauvé le monde, et se presse de fabriquer une copie de cette lettre, que Quail, à la fin du récit, n’a cure de récupérer, puisqu’après tout, « la vraie ne devrait pas tarder à arriver ». Quelle que soit la réalité du souvenir de Quail, il en aura la preuve en deux exemplaires, l’un falsifié, l’autre authentique, du moins dans cette nouvelle réalité. Impossible de savoir si l’original de cette lettre existe ; le lecteur est plongé dans un flou multidimensionnel, où un élément tangible, soit de l’écrit, se plie à la virtualité d’un souvenir fantasmé. Et le lecteur de Philip K. Dick de se retrouver, comme à son habitude, au beau milieu d’un labyrinthe de faux-semblants.

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Dans l’adaptation de 2012, Total Recall, mémoires programmées, le héros, incarné par Colin Farrell est assez banal, à l’opposé de la version qu’en proposait David Cronenberg, qui avait travaillé un an sur le scénario, songeant à un héros très dickien — schizophrène et paranoïaque. Mais, le film de Len Wiseman a ceci d’intéressant qu’il existe à la fois comme nouvelle adaptation du texte de Dick (dans ce film comme chez Dick, on ne quitte par la Terre) et dérive du premier film (la colonie martienne du film de Verhoeven se situe désormais en Australie). Ce dernier opus lui-même se dédouble puisqu’on lui connaît deux montages. Si l’argument du rêve est présent dans la version longue, sous la forme d’un tatouage qui, s’étant volatilisé, amène à penser que Quaid n’a jamais quitté les bureaux de Rekall, ce plan disparaît dans la version courte. D’une rare irrévérence envers l’œuvre dickienne, l’idée saugrenue de supprimer cette disruption a tout de même un intérêt, pour peu que l’on soit doté d’un esprit tordu, puisque cette version est la réalité du film pour ceux qui n’ont pas vu l’autre ; ceux-là en ont tiré une vision parallèle et il est impossible de déterminer qui a vu le bon film, ou — l’expérience de la salle de cinéma proposant une hypnose commune — il est difficile de décider lequel a bien rêvé. Les deux films peuvent, réciproquement, s’occulter, en une aliénation qui aurait peut-être séduit l’homme qui se posait cette question capitale : Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?

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La fin du Total Recall de Verhoeven est plus énigmatique ; les deux héros parlent de rêve et le film se conclut par un fondu au blanc, sorte d’ouverture à tous les possibles. Est-ce la blancheur, virginale, d’une nouvelle page qui s’ouvre et qui reste à écrire, ou celle, matinale, qui vient frapper l’œil au réveil ? Si Quail est effectivement toujours endormi chez Rekall, comment expliquer la justesse de son rêve martien, celui qui ouvre le film ? Qui n’est d’ailleurs pas un rêve mais un cauchemar où il meurt asphyxié puisqu’à ce stade de la réalité, Mars n’est pas encore respirable. Mars, qui a été remplacé par l’Australie dans l’adaptation de 2012, et qui n’apparaît que de manière onirique dans la nouvelle originelle.

La version tchèque de 1972, Total Rekals, hélas trop souvent oubliée, est plus fidèle. Son réalisateur, Jaroslav Němec, a eu l’idée de placer l’émergence du souvenir préexistant au milieu du récit, d’en faire un deuxième point de bascule, central comme dans Ubik. Ainsi, Quayl, incarné par Jory Mick, après avoir été ouvrier, agent secret invisible, scientifique à Massalia, sauveur du monde, torréfacteur, acteur de porno-chic (la scène avec la prostituée dotée de quatre seins peints en quadrichromie aurait laissé François Truffaut sans voix et a inspiré Douglas Adams, l’auteur du Guide du voyageur galactique) finit, dans sa septième et dernière existence, au fond d’une ruelle, drogué, schizophrène, perdu dans ses rêves d’univers passés, présents ou parallèles, bercé par le chant des oiseaux, ce qui semble renvoyer à un discours écrit par Philip K. Dick en 1978, mais jamais lu en public, « Comment construire un univers qui ne tombe pas en morceaux au bout de deux jours », ou l’auteur examine les conséquences de l’arrêt du temps :

Et si c’était le cas, les attractions de Disneyland ne seraient plus comme avant. Parce que lorsque le temps s’arrêtera les oiseaux et les hippopotames, les lions et les daims de Disneyland ne seront plus des simulacres et, pour la première fois, un oiseau véritable chantera.

Voilà, sans doute, la plus belle promesse qui soit pour l’amateur de cinéma.

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A propos de Pierre-Julien Marest

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