À plus d’un titre, 2016 aura sonné comme l’heure de la résurrection pour Paul Verhoeven. Absent du grand-écran depuis dix ans et son superbe Black Book, (on met délibérément de côté Tricked, 2012), le cinéaste signait son premier long-métrage français, Elle, succès critique et public, récompensé d’un César du meilleur film ainsi que de celui de la meilleure actrice pour Isabelle Huppert. Ce nouveau rebondissement au cours d’une carrière qui en avait déjà connu plusieurs, s’accompagnait de la ressortie et d’une spectaculaire volte-face de son œuvre autrefois tant décriée, Showgirls, enfin réhabilitée à sa juste valeur.

En 2017, alors en position de force et en odeur de sainteté, le génie immodéré hollandais s’associait de nouveau à Saïd Ben Saïd pour un deuxième film français. Initialement intitulé Saint Vierge (Blessed Virgin), il s’agissait d’une adaptation d’Immodest Acts (Sœur Benedetta, entre sainte et lesbienne) de Judith C.Brown, publié en 1986. Roman historique et biographique, retraçant méticuleusement le récit d’une figure sulfureuse et controversée, Benedetta Carlini, déjà incarnée au cinéma par Lidiya Liberman sous la direction de Marco Bellocchio dans Sangue del mio sangue. Cet ouvrage, Verhoeven le découvrait trente ans plus tôt (peu après le tournage de La Chair et le sang) par l’intermédiaire de Gerard Soeteman (son scénariste jusqu’en 1985, revenu aux affaires le temps de Black Book) qui devait en signer l’adaptation. Des désaccords en raison de visions trop différentes et incompatibles (notamment sur la question de la sexualité), empêcheront ces retrouvailles, l’écriture revient alors à David Birke, auteur du script d’Elle. Virginie Efira après une apparition remarquée dans le long-métrage précédent, inspire le réalisateur, un projet écrit spécialement pour elle et développé par Philippe Djian, est d’abord envisagé avant de tomber à l’eau. Elle hérite finalement du rôle titre de Benedetta, rejointe progressivement par Daphné Patakia (Djam), Louise Chevillotte (L’Amant d’un jour) mais aussi des visages plus familiers tels que Charlotte Rampling, Lambert Wilson, Clotilde Courau ou Olivier Rabourdin. Une première image officielle révélée dès l’été 2018 en parallèle du tournage, laisse présager une sortie quelques mois plus tard, malheureusement celle-ci accuse un premier contretemps lié à une opération subie par le metteur en scène et marque l’interruption temporaire du montage. Attendu pour une présentation à Cannes en 2020, le film se heurte à l’annulation exceptionnelle de la manifestation pour cause de pandémie. Il aura fallu l’édition 2021 du festival pour que Benedetta sorte simultanément dans les salles françaises et nous arrache enfin de cette attente interminable.

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Au 17ème siècle, alors que la peste se propage en Italie, la très jeune Benedetta Carlini (Virginie Efira) rejoint le couvent de Pescia en Toscane. Dès son plus jeune âge, Benedetta est capable de faire des miracles et sa présence au sein de sa nouvelle communauté va changer bien des choses dans la vie des sœurs…

Désormais adoubé des institutions, Paul Verhoeven n’entend pas le moins du monde s’assagir et ne tarde pas à le faire savoir. Son nouveau long-métrage détonne de prime abord par un goût de la provocation triviale et une approche de sale gosse mal élevé, s’exerçant à l’intérieur d’un cadre théoriquement respectable, celui du film en costumes. Il nous donne par exemple à observer le spectacle de cracheurs de feu pétomanes ou la défécation d’un oiseau sur l’œil d’un chevalier, sans oublier l’usage récurrent de dialogues délaissant fréquemment le langage soutenu pour un ton familier et rentre-dedans, venant rompre avec le sérieux apparent du récit et déstabiliser son spectateur d’un même geste. Cette approche à la limite du puéril rappelle, en plus outrancier, certains passages de La Favorite de Yorgos Lanthimos, avec lequel il partage un même désir de salir le genre afin de le faire sien. Cependant, la transgression verhoevenienne ne se résume pas à ces petits détails potentiellement en-dessous de la ceinture. Cette enveloppe ne constitue que la première peau d’une œuvre multicéphale, qui prend le temps de poser ses diverses couches. Quand Elle se plaisait à reprendre à son compte les codes esthétiques du drame bourgeois à la française, pour mieux les transgresser au moyen d’un exercice de dissimulation (à l’instar de ce cure-dent caché à l’intérieur d’un amuse-gueule, agressant sournoisement l’un des personnages) poussant discrètement la méchanceté d’un Chabrol vers des sommets d’irrévérence et de perversité, Benedetta cherche à l’inverse le grand-écart, la confrontation des formes et des styles. Ainsi, le drame historique aux accents de comédie graveleuse connaît une nouvelle mutation, lorsque le cinéaste le parsème et le court-circuite peu à peu de visions témoignant d’inspirations plurielles. La reconstitution, moins réaliste que son précédent fait d’arme moyenâgeux, La Chair et le sang, tend au détour de plans allégoriques pensés tels des tableaux, à évoquer la peinture primitive flamande, notamment les toiles de Jérôme Bosch (L’Enfer, Le Jugement dernier ou encore Ecce Homo) dont on retrouve le mélange de grotesque et d’érotisme. Cinéphile éclectique et réalisateur sans tabou, Verhoeven aspire également à la faveur de passages ostentatoirement kitschs, de saillies gores et instincts éminemment bisseux, à lorgner vers un sous-genre méprisé, la Nunsploitation. Invoquant sans complexe, le précurseur du registre, Les Diables de Ken Russell ou un auteur raillé comme Jess Franco et ses Lettres d’amour d’une nonne portugaise, il entreprend implicitement d’abolir les frontières entre les cinémas, à mesure qu’il façonne le caractère iconoclaste de son nouveau cheval de Troie. La présence au casting de Lambert Wilson et Olivier Rabourdin, tous deux au générique par le passé de Des Hommes et des dieux de Xavier Beauvois, renvoie inévitablement à un exemple emblématique d’un certain académisme hexagonal en milieu religieux, soit une donnée que ne manque pas de saisir le réalisateur. Comme il l’a systématiquement fait au cours de sa filmographie, il n’hésite pas à feinter l’apparence rassurante pour mieux la détourner, subvertir et la réinventer. Rappelons qu’au rayon des réunions jugées improbables, Showgirls, reliait en son temps le grand récit classique américain d’All About Eve avec la vulgarité clinquante d’un Flashdance (filiation accentuée par la présence du scénariste Joe Eszterhas), le tout au service d’un dessein acide et jusqu’au-boutiste.

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Si l’un des arcs moteurs du récit (les relations charnelles entre deux sœurs), prépare les esprits à une satire, une critique de la religion et de ses dogmes, Verhoeven malicieux, n’attaque jamais directement où on l’attend. Benedetta contient évidemment quelques provocations bien senties, dans ses dialogues ou dans l’usage d’accessoires explicites (un godemichet d’époque hautement symbolique) mais il frappe avant tout par son regard frontal et faussement neutre. À l’image d’un premier miracle, observé cliniquement pendant que les personnages s’agitent à l’écran, tentent d’interpréter une situation prétendument divine, en l’état proche du ridicule et dénuée de sidération. Aucune indécision de la part du cinéaste, s’il feint de détourner l’attention, c’est pour mieux la capter ultérieurement. Le couvent de Pescia est autant un lieu de foi, qu’une micro-société au sein de laquelle s’exerce des luttes de pouvoirs, une dimension politique qui n’échappe pas au metteur en scène. Ce théâtre, propice à l’émergence de figures providentielles (une donnée au cœur même de la croyance) trouve un écho contemporain, lorsqu’il devient l’auscultation d’un aveuglement progressivement massif, de mécanismes de séductions des foules, semblable aux conquêtes démocratiques de régimes autoritaires constatées en plein XXIème siècle aux quatre coins du monde (de Trump à Bolsonaro en passant par Salvini ou Orbán), toujours avec l’étroit soutien d’instances religieuses ultra conservatrices. Sa peinture de représentants du clergé corrompus, en proie à la duplicité, sa façon de confondre à travers eux Bien et Mal, puis par extension Dieu et Diable, invoque le fantôme du Diable d’Andrzej Zulawski, dont il épouse à cet égard, la radicalité du propos.

En une réplique tardive, Rebecca, le personnage qu’interprétait Virginie Efira dans Elle, prenait une dimension autrement plus complexe et retorse que celui de l’épouse effacée, docile et dévouée à sa foi. Une sentence qui trouve une résonance nouvelle à l’aune de ce nouveau long-métrage, aux accents presque prémonitoires créant une douce filiation et une continuité semblable à celle qui a pu s’exercer jadis de Lori Quaid (Total Recall) à Catherine Tramell (Basic Instinct) pour Sharon Stone. Désormais rôle principal, l’actrice belge bénéficie d’une partition sur mesure et d’un vaste terrain de jeu lui permettant d’exprimer, en confiance et sans inhibition, une palette plurielle aussi dense qu’imprévisible afin d’incarner un personnage hors du commun. Fantasque, drôle, intense et habitée, elle livre sa plus belle prestation à ce jour. Face à elle, Daphné Patakia, déjà remarquée dans Djam et la série OVNI(s) affole dans la peau de Bartolomea. Cette jeune femme au passé douloureux qui vient réveiller les pulsions impies de Benedetta, est campée avec une grâce flamboyante et une irrésistible énergie électrisant l’écran. Plus qu’une révélation, il s’agit de l’explosion d’un talent manifestement grand.

Au delà de ces improbables et outranciers mélanges de genres portés par un audacieux casting, on retrouve naturellement la trinité fondamentalement Verhoevienne : sexe, violence et religion. Si la figure du Christ a déjà traversé plus ou moins explicitement sa filmographie, non sans blasphème, Benedetta lui offre une place d’honneur. Le réalisateur n’a jamais caché sa fascination pour Jésus, et s’il ne lui a pas encore dédié entièrement un film, il en a tout de même tiré une biographie en collaboration avec Rob Van Scheers (Jésus de Nazareth, publié en 2008). C’est un regard d’athée captivé qu’il pose sur ce personnage historique, regard qui lui permet de créer de nouvelles représentations peu catholiques. Lorsque Benedetta, dans une vision fiévreuse, s’approche du Christ sur sa croix pour lui retirer le Saint pagne, il se produit un étrange écho. Le crucifié en slip rouge apparaissant dans un fantasme gay de Gerard Reve (nom qui laisse pour le moins songeur) dans Le quatrième homme est à l’origine de cette résonance troublante. Mais si le rouge, couleur de la passion après tout, laissait entrevoir un sexe masculin sous la main de Gerard, le pagne blanc de l’homme que Benedetta prend pour époux lui réserve une autre surprise. Au dénudement c’est l’absence de pénis qui saute aux yeux, tant à ceux du spectateur qu’à ceux de la pieuse héroïne. De ce pubis poilu naît une nouvelle ambiguïté : Jésus serait-il un être dépourvu d’organe sexuel, ou bien dissimule-t-il entre ses jambes les attributs d’un sexe féminin ? Nul besoin de trancher, chacun est libre d’interprétation.

The Fourth Man – Copyright Metropolitan FilmExport

La piste d’une vulve malicieusement enfouie semble néanmoins plus cohérente, et même irrésistible. En effet, avec Benedetta Verhoeven explore les corps féminins de manière inédite. Certes, aux héros il a souvent préféré les héroïnes, mais ces dernières n’avaient jamais le luxe d’être majoritaires (à part dans Showgirls mais leurs trajectoires dépendaient d’une poignée d’hommes). Le seul personnage masculin (en omettant Jésus qui n’est finalement qu’une apparition mystique) qui parvient à attirer un peu d’attention, le nonce du Pape, finira par payer le prix de cet affront. Son autorité intouchable, digne d’un homme de foi, ne lui sera d’aucun secours face à sa chair vulnérable et corruptible. Dans cette histoire de couvent, les femmes sont naturellement les premières intéressées, les premières scrutées. Ensemble elles forment une sororité, sous l’œil sévère d’une mère supérieure, dans ce qui est paradoxalement l’institution la plus conservatrice de leur société.

C’est dans cet antre du patriarcat que Verhoeven sème le chaos libérateur. Derrière l’apparente grossièreté de la scène des latrines, où la novice Bartolomea exprime bruyamment et sans pudeur son plaisir de déféquer, il introduit perfidement la notion de jouissance. Et si cette scène fait très stade anal, elle intervient logiquement après celle plus orale où Benedetta pose sa bouche sur le sein de la vierge qui vient de lui tomber dessus. C’est sur le terrain sensoriel que tout se joue ici. L’église sépare traditionnellement le corps de l’esprit. Elle méprise l’enveloppe charnelle, lui refuse le confort, lui interdit le plaisir et va jusqu’à prescrire la souffrance pour atteindre la spiritualité. En allant à l’encontre de ces principes, Benedetta et sa novice sont résolument féministes. La nonne trouve la véritable foi dans la jouissance sexuelle à laquelle elle s’était résignée par dogmatisme. Elle devient maîtresse de son corps et de son esprit grâce à ses visions plus ou moins auto-suggérées. La nudité est progressivement adoptée par les deux femmes, jusqu’à cette scène finale où elles semblent vivre dépouillées de tout, objets comme vêtements, telles des hippies retrouvant la sobriété naturelle. Leurs seins, leurs sexes dont elles se devaient d’avoir honte, autrefois occultés par des tuniques inconfortables, respirent enfin librement en pleine lumière et sans voilage, avec l’approbation et la complicité du cinéaste.

Copyright Pathé Films 2021

Le lesbianisme n’est pas en lui même le conflit principal du film, il est une composante romantique qui s’impose naturellement et c’est ce qui le rend beau sans tomber dans le tragique. Benedetta ne propose pas un énième « lesbian period drama », et rompt brutalement avec la pudeur fébrile traditionnelle des films lesbiens. Ici, les amantes embrassent gaiement leur sexualité sans s’apitoyer sur leur sort en dépit d’un cadre particulièrement hostile à celle ci. C’est même grâce à ces ébats que l’héroïne, transcendée par l’amour, parvient à se frayer le chemin du pouvoir au sein de l’abbaye. Leur châtiment n’en apparaît que plus cruel, absurde et insupportable. Heureusement, en tant qu’héroïnes verhoeviennes, elles ont les ressources nécessaires pour lutter contre la violence sexiste de leur institution. Descendante d’une longue lignée de femmes puissantes, de fausses ingénues et de conquérantes déterminées, Benedetta est tellement libre qu’elle en devient insaisissable. Est-ce une savante manipulatrice ? Une illuminée maladive ? Une élue du Christ ? Sans doute un peu de tout ça. Elle cultive l’ambiguïté inhérente à l’œuvre du réalisateur.

Comme un venin espiègle qu’il ne peut s’empêcher de distiller dans ses films, Verhoeven compose avec le scandale. Il n’est jamais gratuit, jamais idiot, toujours pertinent et sert parfaitement ses obsessions personnelles. S’il pousse le vice toujours plus loin, il jouit aujourd’hui d’une reconnaissance artistique qui le met a priori à l’abri du bûcher critique. À l’instar de son héroïne, le film n’aura peut-être pas droit au martyr, Showgirls l’ayant été avant lui, tel le Christ sur sa croix ayant déjà souffert pour ses péchés.

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1 comment

  1. Hélène Labelle

    « Leurs seins, leurs sexes dont elles se devaient d’avoir honte, autrefois occultés par des tuniques inconfortables, respirent enfin librement en pleine lumière et sans voilage »: en d’autres mots, elles ont découvert le naturisme.

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