Redécouverte d’un film méconnu de 1946, restauré en 2010, et édité aujourd’hui en DVD par Tamasa. Un jeune mari est pourchassé par son épouse jalouse qui essaie de le reconquérir. Sur cette trame de comédie conjugale, Marcel L’Herbier réalise une fantaisie animée avec Danièle Darrieux et François Périer dans les rôles principaux. Le réalisateur, qui a connu une belle reconnaissance avant-guerre, ne bénéficie plus des mêmes latitudes artistiques. Il adapte une pièce de théâtre de boulevard, mais se donne quelques libertés en lui faisant emprunter des registres inattendus (la comédie macabre ou le pastiche de film policier). En découle un divertissement "bariolé", plein d’allant, qui évoque fréquemment les comédies hollywoodiennes.
Martine et Denis Cavignolle ont fait un mariage de raison dicté par les intérêts économiques de leurs pères respectifs, de grands éditeurs de livres. Brusquement, Martine s’aperçoit qu’elle aime Denis. Folle de jalousie, elle se met à l’épier et à le suivre, allant jusqu’à le menacer – très gauchement – avec une arme à feu. Horripilé, le jeune mari prend la fuite et se réfugie dans une auberge de province dépeuplée. Il y rencontre un auteur de théâtre reconnu, Alain de Plessis, qui s’est déterminé au suicide après un échec amoureux. Pour réveiller l’intérêt de Denis, et le piquer à vif, Martine feint la romance avec le vieil auteur. Les deux hommes, chahutés à part égale, en feront gentiment les frais…
Marcel L’Herbier fait partie des cinéastes français aujourd’hui un peu oubliés, dont on redécouvre peu à peu l’œuvre au gré des rééditions et restaurations. Du temps du muet, il participa de l’avant-garde cinématographique, multipliant les expérimentations photographiques pour affirmer la légitimité artistique de ce nouveau moyen d’expression. "L’inhumaine" de 1924, – l’un de ses films les plus connus – était un mélodrame très stylisé sur fond de progrès et de machinisme. L’Herbier y réalisait une synthèse ambitieuse du cinéma et des arts plastiques ; les décors étaient de l’architecte Robert Mallet-Stevens et les fresques de Fernand Léger.
"Au Petit bonheur" – film parlant bien plus tardif – s’inscrit par son sujet et son titre dans une veine populaire et ouvertement commerciale. L’Herbier y adapte un vaudeville et en distribue les rôles aux vedettes de l’époque, Danielle Darrieux en tête. Pourtant, le réalisateur s’approprie ce qui au final n’aurait pu être qu’un film de commande, ou une transposition un peu rigide du théâtre au cinéma. L’imaginaire du cinéma américain s’insinue dans la narration, tant dans la comédie sentimentale très rythmée, voire heurtée, que dans les allusions au film policier. L’Herbier s’ingénie à dévier le cours de sa narration pour lui faire emprunter des chicanes improbables. Il s’autorise même un humour de comédie noire, où chacun – par dépit amoureux ou difficultés pécuniaires – cherche à se supprimer. Ironiquement, le titre "Au petit bonheur" est le nom de l’auberge du film, tenue par une patronne suicidaire, qui accueille par solidarité ses hôtes, dès lors qu’eux-mêmes sont candidats (assez fantaisistes, il faut bien le dire) au suicide.
Le concassage des genres, qui dynamite la trame théâtrale initiale, trouve un écho dans le formalisme de l’Herbier : surimpressions, contraste des lumières très artificielles ou naturelles, mobilité effrénée des protagonistes, recours à des accélérés burlesques. La comédie, loin de se cantonner à des intérieurs ou à des décors un peu factices, ne cesse de prendre l’air. Les artifices du scénario – avec ses mises en scènes répétées et ses coups de théâtre – côtoient une modernité subtile, d’un anticonformisme plus affirmé. Charlotte Garson, auteure du livret DVD, parle très justement d’une "fantaisie joyeusement impure". L’Herbier semble s’y amuser – avec irrévérence ou presque – à transgresser l’économie du théâtre filmé. "Au Petit Bonheur" joue de ces allers-retours permanents entre scènes de studio, et aspiration perpétuelle à en déborder le cadre, la forme, voire à en exagérer le trait. C’est plus particulièrement le cas dans la première partie, exubérante et précipitée, qui fonctionne comme un grand "medley" de genres à la croisée des traditions françaises et américaines. Le film est une savoureuse curiosité, qui allie inventivité et convention. Il vaut autant pour ses vedettes – Périer, Darrieux, mais aussi Paulette Dubost et André Luguet – que pour la réalisation de L’Herbier, pleine de petites et vives échappées.
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