Après avoir été injustement oubliée durant son vivant, l’œuvre du grand Hideo Gosha s’offre une reconnaissance aussi tardive que quasi totale grâce au support DVD qui met à notre disposition depuis quelques années des films invisibles jusqu’alors hormis quelques séances de festival. Après Goyokin paru chez Wild Side et deux coffrets parus chez HK, à la même date que Hitokiri c’est au tour de cinq films de sa dernière période de sortir dans de superbes copies, toujours chez Wild Side : Dans l’ombre du loup, Yohkiro, le royaume des geishas, La proie de l’homme, Femmes de Yakuzas et Tokyo Bordello. C’est un Gosha radicalement différent que nous découvrons, moins graphique, plus classique, presque un autre cinéaste, usant désormais plus volontiers du plan séquence que de fougueux travellings dans lequel le grand spectacle apparaît comme un lieu d’introspection et de réflexion. S’il ne s’agit pas de sa période la plus rutilante, elle n’en demeure pas moins passionnante et nous aurions tort d’identifier un style apparemment assagi au signe d’une certaine forme d’académisme, car loin d’être inféodé aux règles du genre populaire si Gosha abandonne la nervosité de sa période jidai-geki c’est pour mieux laisser libre court à son désenchantement, son sens critique et son humanisme.
DANS L’OMBRE DU LOUP (ONIMASA)

Les années 80 sont marquées par le désespoir d’un Gosha miné par des problèmes personnels et professionnels et qui envisage d’arrêter le cinéma. C’est la Toei, associée à la société Haiyuza que représentait Tatsuya Nakadaï qui décida de le remettre sur les rails de la réalisation avec Dans l’ombre du loup, mais sans pour autant lui donner le budget nécessaire pour laisser libre court à son art. Comme l’affirme le chef décorateur, les anciens décors de séries télé laissés a leur disposition par le studio Toeï ont des couleurs bien ternes et limitent la liberté créatrice, donnant une certaine limite dans la représentation mais Gosha s’en servira pour insister sur toute la dimension d’enfermement de ses héros aussi confinés dans leur espace que le réalisateur. Ces oeuvres gagnent en intimité et en psychologie ce qu’elles perdent en chorégraphie formelle. Gosha mime les codes du cinéma de genre (le film de Yakuza, le mélodrame…) pour mieux en détourner les archétypes et s’intéresser aux fractures de ses personnages. Dans cette propension à mêler grand spectacle et finesse du trait individuel il n’est peut-être pas éloigné de l’Imamura de la même période qui mêlait avec brio dans Eijanaika (1981) reconstitution historique et contestation. Sans doute parce que le matériau d’origine s’y prête (les livres de l’écrivain femme Tomiko Miyao …), ces derniers films font de Gosha l’un des cinéastes les plus féministes qui soit. Les femmes sont les personnages pivots poignants, victimes en quête de liberté, figures de modernité dans un Japon sclérosé. La furie du monde y est perçue à travers les yeux d’une petite fille qui grandira et deviendra femme. La lutte constante livrée contre le père adoptif pour s’émanciper, poursuivre ses études avant de devenir institutrice illustre à la fois tout un phénomène d’évolution dans la libération de la femme qui s’opère dans la douleur, tout en se faisant l’écho de la propre relation père/fille d’Hideo Gosha. Elle est à la fois le catalyseur non-avoué de l’évolution d’Onimasa, tiraillé entre son refus d’aimer une fille de faible extraction, qui n’est pas de son sang – ce qui le mène à des désirs de viol et de droit de cuissage – et la véritable admiration qu’il lui voue. Cette relation ambiguë dans sa violence et sa souffrance est probablement ce qu’il y a de plus beau dans Dans l’ombre du loup. Onimasa est aux prises avec un combat intérieur qui tient à une appartenance sociale qui le vampirise, ce qui donne l’occasion au cinéaste de confesser ses propres doutes et sa culpabilité d’époux et de père. De ce fait l’atmosphère étouffante décuple l’émotion du spectateur. L’après jidai-geki sonne pour Gosha comme l’heure de mettre en scène une fin de règne. Comme le soulignent ironiquement les plans d’armures poussiéreuses au début de Dans l’ombre du loup, le chambara est mort, ce qui n’en souligne que mieux cette véhémence des clans mafieux à vouloir maintenir la tradition féodale. Onimasa apparaît dès lors comme un yakuza atypique et complexe, féroce et tyrannique, mais résolu à ne plus se soumettre aux règles qui l’ont guidé et ont fait sa fortune. Inévitablement il est déchiré entre sa volonté farouche de ne pas perdre la face – d’homme vis-à-vis des femmes, de parrain vis-à-vis de ses semblables – et ses aspirations individuelles, entre l’image du passé qu’il représente et son désir de changement, de modernité. Il illustre la fêlure, puis le fossé qui se creusent entre les préjugés et l’évolution historique d’un pays dans lequel celui qui parvient à se libérer de sa fonction sociale n’échappe pas pour autant au joug toujours présent des structures collectives et des mentalités. Gosha ne le met d’ailleurs jamais en scène dans des actes de banditisme, sa fonction se limitant le plus souvent à une posture charismatique qui laisse les autres « dans l’ombre de ce loup », et à la peur qu’il suscite au sein des luttes de clans. Il semble forcé à participer à une action inéluctable et dictée par la contrainte, sauvage mais dénuée d’héroïsme. Les personnages y sont jetés malgré eux, selon les logiques antinomiques d’un réseau inextricable. Onimasa s’efforce, exténué, à être et demeurer celui que l’on veut qu’il soit ; à incarner le rôle qu’il doit assumer. A travers la lutte individuelle de son héros contre la collectivité, Gosha démonte la collusion de la mafia et du gouvernement ce qui n’est pas sans rappeler la subversion héroïque d’Harakiri de Kobayashi. Portée par l’interprétation fiévreuse et parfois très théâtrale de Tatsuya Nakadai, Dans l’ombre du loup évoque pathétiquement les déchirements intimes d’une quête individuelle de l’indépendance en une fresque qui mêle la subversion politique et sociale aux conflits personnels. Dans l’ombre du loup aborde en quelque sorte le film de yakuza vu du côté de la vie quotidienne. Sa vision ambiguë de la pègre rappelle parfois celle du Coppola des Parrains. Au sein d’un univers funèbre où tout semble déchu, révolu et réduit à de pitoyables petites luttes de clans avec leurs vengeances sanglantes, chaque individu est contraint à la servitude puisqu’il doit se vendre pour survivre. Pourtant, d’emblée, son sort semble écrit d’avance.
YOHKIRO, LE ROYAUME DES GEISHAS

Gosha adapte une deuxième fois Tomiko Miyao et, à l’instar de Dans l’ombre du loup, mêle avec brio l’intime et le publique épousant la forme d’une grande saga romanesque sur les geishas avec en filigrane l’emprise de la mafia japonaise et la misère sociale. L’ombre de Mizoguchi plane sur le beau mélodrame qu’est Le Royaume des geishas, tant Gosha semble y décliner les thèmes abordés dans La Rue de la honte. A la vie quotidienne d’une maison close dans le Mizoguchi répond celle d’une maison de geishas chez Gosha. Même regard attendri sur ses personnages, même climat de rivalités féminines, même quête d’indépendance et d’affranchissement de la femme indissociables du commerce de son corps : se vendre pour se libérer ou parvenir à racheter sa condition d’esclave sexuelle. Gosha insiste sur la distinction du monde de la prostitution et de celui des geishas tandis que le duel entre les deux nourrit de grands moments romanesques propices à la tragédie. A l’instar d’un pacte avec le diable, les femmes deviennent geishas pour couvrir les dettes familiales, cet asservissement scellant définitivement leur destin. En cas de refus, la maison de passe devient pour elles l’ultime recours contre la misère même si « toutes les putes finissent à la fosse commune ». C’est une forme d’aristocratie de la prostitution que celle des geishas. Gosha s’affirme ici plus que tout comme un cinéaste de la femme (encore un lien avec Mizoguchi) et se concentre sur cette tentative aléatoire d’émancipation plus souvent vouée à l’échec, voire à la mort, qu’à l’accès à la dignité individuelle. Le Royaume des geishas prend pour arrière plan un Japon des années 30 où une phase d’occidentalisation amplifie les troubles identitaires. Gosha y décrit une forme d’avilissement du pays, qui au nom de la modernité passe du raffinement à la vulgarité. Oscillant en permanence entre drame intime et reconstitution historique, il fait de nous les observateurs d’un pays en mutation et des destins que brise ce supposé progrès. A cet effet, la construction narrative du royaume des geishas obéit aux principes du fatum de la tragédie grecque. Katsuzo – joué par un Ken Ogata impérial, au charisme impressionnant – voit son destin basculer le jour où sa tentative de fuite avec sa femme geisha et leur bébé, se solde par la mort de son unique amour. Dès lors, tel les héros de romans noirs gothiques, sombrant dans la misanthropie et l’amoralité, il se laisse envahir par la part ténébreuse de son âme et devient lui même le recruteur officiel de belles femmes pour Yohkiro, la plus grande maison de geishas du sud du Japon, maison dans lequel il abandonnera sa petite fille… L’intrigue pourrait juste prétendre au mélodrame ; mais le romanesque chez Gosha mêle le bouillonnement de la réalité au symbolisme de la fiction : toute l’œuvre conduit en quelque sorte à relire cet acte « fondateur » du père, de son interprétation morale à son sens social, et finalement à saisir à travers la complexité du geste celle de l’homme lui-même, dont la vie ressemble à une malédiction sans espoir de salut. La scène traumatique d’ouverture prédestine les personnages à leur future chute et le drame originel se révèle l’élément destructeur que personne ne parviendra à dépasser. La mort vient toujours reprendre celui ou celle qui lui a échappé. Dans les premières images se lit l’inéluctable issue selon une trame qui se réduit à une boucle. L’existence dans l’œuvre de Gosha ressemble à un cercle infernal qui finit toujours par se refermer. Curieusement, plus encore que d’autres œuvres japonaises, Le Royaume des geishas rappelle parfois certaines œuvres de Hong Kong, et en particulier celles du Tsui Hark des années 80-90, par cette sensibilité particulière du mélange des genres, son fourmillement d’intrigues, de rebondissements romanesques ramenés in fine vers la tragédie, dans une conception du cinéma populaire qui le situe au carrefour de l’imaginaire et du point de vue critique. Gosha ne délaisse ni le souffle romanesque de son histoire, ni le sort de ses héroïnes, avec leurs dilemmes enfouis, tour à tour juvéniles et insoumises, plongées dans la défaite ou la pugnacité. Il dresse un magnifique portrait de la condition féminine, entre révolte individuelle et tension sociale. Gosha donne à l’ensemble une puissance érotique palpable qui génère à ce titre quelques scènes particulièrement troublantes, comme cette impressionnante empoignade entre les deux rivales dans les toilettes publiques tandis que l’eau continue de se répandre et de les mouiller. A ce titre Le Royaume des geishas est esthétiquement une véritable ode à la beauté féminine : les visages et les corps y sont sublimés, et Gosha filme le grain de la peau de ses héroïnes avec une infinie sensualité. Soutenu par la magnifique photo du fidèle Fuji Morita, subtilement charnel, Le Royaume des geishas allie l’ampleur de la fresque historique au romantisme pathétique d’un pays des amours impossibles et du bonheur inaccompli.
LA PROIE DE L’HOMME

La femme, encore et toujours ! D’ailleurs, elle donne même son titre au film : la proie de l’homme, c’est elle, tout simplement. Ni geisha, ni femme de yakuza : la femme, seule, définie ici par son seul rapport à l’autre sexe. Pour La Proie de l’homme (1985), Gosha prend des chemins sensiblement différents de ce à quoi il avait pu nous habituer jusqu’alors. La part accordée à la recherche esthétique est ici reléguée au second plan. La photo, favorisant comme souvent les teintes chaudes et conférant au film une patine quasiment intemporelle, reste somptueuse. Mais cette fois, pour élaborées que soient ses compositions, Gosha ne cherche pas (ou peu) à créer d’images baroques : certes, on n’est pas prêt d’oublier ce visage crispé de femme morte, dépassant à peine d’un tonneau dont on s’apprête à clouer le couvercle. Mais l’ensemble du film, malgré une caméra très mobile – sachant parfois s’alanguir sur un visage, une rue déserte, ces petites apnées installant, lentement mais sûrement, le « terrain fantastique » propre à Gosha – s’inscrit dans une lignée beaucoup plus classique que la plupart des films présentés ici. De quoi s’agit-il cette fois ? Changement encore : Gosha échange une intrigue simple, circonscrite dans le temps, par une trame aux ramifications complexes. Pas de séquence introductive tonitruante, de mise en contexte sous forme de douche glacée : Gosha bâtit son château de cartes avec patience. En quelques mots, La Proie de l’homme conte le destin d’un ancien lutteur, Iwago, reconverti dans le commerce de femmes (qu’il achète, enfants, à des personnes démunies) à destination des maisons closes. Kiwa, sa femme dévouée, est stérile. Un jour, Iwago rentre accompagné d’une petite fille au physique difficile, dont il impose l’adoption. La fillette grandit dans un statut ambigu, entre servante et fille légitime, acceptée par certains et rejetée par d’autres (cette dichotomie étant symbolisée par les deux frères de la maison). Un peu plus tard, ce sera à une autre enfant d’être accueillie ; mais elle deviendra Geisha comme beaucoup d’autres. Au fil des ans, Iwago vacille. Son comportement vis à vis de son épouse s’engage dans une pente dangereuse : il multiplie les brimades, les expériences extra-conjugales, et au cours de l’une d’elles, devient père d’une petite fille. Il impose à sa femme de l’élever sous leur toit mais Kiwa, de plus en plus avilie par la situation, finit par fuir la maison familiale avec les enfants. Des années plus tard, Iwago cherche à récupérer sa fille pour en faire une geisha. Saisir le vrai thème de La Proie de l’homme n’est pas chose évidente, tant Gosha joue sur les points de vue. On voit l’histoire à travers le regard de Kiwa, d’Iwago, mais aussi des enfants adoptés. Comme toujours, Gosha ne juge pas, car son propos se refuse à l’anecdote. Une fois encore, il s’intéresse à la femme sous son aspect de mère : vertueuse ou geisha experte, la femme se définit en premier lieu par sa capacité à donner la vie (nous allons d’ailleurs y revenir). La stérilité de Kiwa remet de fait en question sa reconnaissance en tant que femme. Même quand Gosha filme le désir qu’inspire la femme (par exemple, lors d’une splendide scène sur les marches en bois de la maison d’Iwago), il se refuse à en faire une simple machine à plaisir : l’acte de chair est dépouillé de sa dimensions scabreuse, pour devenir un acte essentiel, irrésistible, inéluctable. La séduction, même pour une geisha, n’est pas une fin en soi : c’est devenir mère qui importe. Toutefois, Hideo Gosha complique les données du problème en introduisant une nouvelle nuance : la femme stérile est pourtant intrinsèquement mère, et la femme fertile est incapable d’aimer son enfant. Les liens du sang s’opposent aux liens de l’amour, la famille – et l’avenir – ne peut se construire sur la simple filiation. Une fois encore, Gosha n’évite pas quelques menus écueils : les scènes opposant les deux frères de la maison ne sont pas toutes indispensables, et la maladie déclarée de l’un d’eux apporte une dimension mélodramatique superflue à une intrigue déjà passablement complexe. Pourtant, le pari est tenu : long de 2h15, le film ne bénéficie que de rares baisses de rythme. Ken Ogata, avec ses airs de roc inébranlable, construit son personnage de l’intérieur : sans jamais sombrer dans la caricature, sa glissade se traduit par de la gêne, de l’embarras, tout d’abord, tandis qu’un voile de solitude se dépose lentement sur son regard et que son assurance vacille. Gosha, quant à lui, n’a vraisemblablement pas cherché à faire de La proie de l’homme une fresque, une « saga familiale » avec ce que le genre comporte de grandiloquent : seulement à inscrire ses interrogations à l’échelle d’une vie, prenant alors des allures d’archétype, plutôt que d’un simple épisode de celle-ci. Moins immédiatement accessible que ses autres films des années 80 car plus dilué, La Proie de l’homme est le film exigeant d’un metteur en scène dont la constante remise en cause va bien au-delà de la forme.
FEMMES DE YAKUZAS

La scène d’introduction de Femmes de Yakuzas (1986) est en soi la plus belle illustration possible de cette ambivalence entre style, ton et substance qui traverse l’œuvre de Gosha ; de très brefs plans sur des visages de femmes, un phrasé nerveux aussi bien dans le découpage que dans les propos qui fusent comme des balles de revolver, une mise en contexte brutale, sans volonté de nuance. En l’espace de quelques secondes, on est déjà familier avec la condition de ces femmes de gangsters, dont certaines ont pris en main les affaires de leurs époux pendant qu’ils croupissent en prison ; on est plongé dans l’hystérie du film de yakuzas classique, avec son outrance, ses codes visuels, mais d’ores et déjà un propos biaisé, une thématique forte qui va occulter petit à petit le simple récit de luttes entre clans. Femmes de Yakuzas n’est pas un exercice de style sur la féminité ou la sensualité Très explicitement, Gosha vise à l’intemporalité. Dans Le Parrain II de Francis Coppola, on pouvait entendre Robert Duvall comparer les familles mafieuses aux légions romaines de César. Ici, Gosha se réfère aussi bien au Japon médiéval qu’à l’imagerie européenne, avec ses femmes esseulées qui languissent au château pendant que leurs époux-chevaliers guerroient où sont retenus en captivité par l’ennemi. Pour autant, il ne s’agit pas d’un film de femmes, au sens « exploitation » du terme, pas plus qu’un film sur les femmes. En ce sens, le film alterne constamment les points de vue, les superpose, même, pour offrir une image à 360° du monde mafieux. Un monde sous globe, toutefois, dont l’interaction avec l’extérieur se limite à de brèves séquences où intervient la police. L’idée n’était pas d’opérer une transsexualité du film de gangsters en confiant à des femmes les rôles habituellement tenus par des hommes, mais de transformer en « destins » ce qui d’ordinaire ne dépasse pas le stade de motif. Le film gravite autour de deux pôles principaux : d’une part, une femme devenue temporairement chef de clan et ses relations avec ses partenaires et ennemis ; d’autre part, l’amour complexe d’une innocente pour un tueur. En ce qui concerne ce deuxième aspect, ce n’est pas tant le récit d’une perversion que d’une initiation que Gosha entend dépeindre. Le mariage stricto sensu est évoqué comme une formalité vite bâclée ; en revanche, le viol qui noue l’union des deux amants a ceci d’extraordinaire qu’il se soustrait à toute forme de jugement. Là où un Peckinpah, dans Les Chiens de Paille, joue sur le malaise et l’ambiguïté, Gosha absout la notion de bien et de mal en choisissant de mêler cris, douleur, larmes, caresses, étreintes dans un même mouvement continu. Dans son approche graphique et ses partis-pris de mise en scène, Femmes de Yakuzas réussit un meilleur équilibre que La proie de l’homme. Le film rompt très vite avec la nervosité de sa séquence introductive pour adopter un rythme plus en phase avec son propos. La marque du film de genre, elle, s’imprime par des cadrages qui privilégient les lignes de fuite agressives ; les premiers plans mettent en valeur l’arrière plus qu’ils ne l’écrasent, à la manière de l’avant-scène peinte d’un théâtre. Cette dynamique dans la composition répond au faible nombre de scènes d’action du film qui repose surtout sur des échanges dialogués. L’accumulation de lieux clos (les scènes d’extérieur sont rares, et quand elles ont lieu, elles se déroulent souvent au sein d’une enceinte) accentue autant la théâtralité du film que sa claustrophobie. Comme parfois chez Gosha, le film souffre à quelques reprises d’un petit excès de complaisance là où certaines scènes auraient demandé à être davantage ramassées, diluant inutilement le récit. Toutefois, ce fléchissement, principalement central, est très largement compensé par 15 minutes finales extraordinaires, où Gosha mêle les corps comme un peintre jetterait ses couleurs sur une toile, à coups de pinceau nerveux, retrouvant par moment la démesure visuelle symbolique de Goyokin. Le dernier plan nous montre les restes d’un massacre qui évoque pourtant une naissance : un homme en position fœtale accroché aux seins d’une femme, du sang, un lent traveling arrière… Une fin en forme de (re)commencement qui achève la construction en vase-clos du film.
TOKYO BORDELLO

Un ciel de nuit, une voiture à porteur en silhouette, une voix sortie de nulle part, des visages graves, une musique qui monte lentement en puissance…
Tokyo Bordello, en l’espace d’une poignée de plans, choisit délibérément un ancrage fantastique et onirique. Il est intéressant de voir à quel point Gosha excelle dans l’art de donner à ses films une coloration immédiate : en ce sens, ses scènes d’introduction sont les meilleures bandes-annonces que l’on puisse imaginer.
Tokyo Bordello se situe au début du siècle, et dépeint, à travers le destin d’une jeune femme vendue comme geisha par un père ruiné, la vie quotidienne dans Yoshiwara, un quartier de Tokyo entièrement – et légalement – dédié à la prostitution. Pourtant, Gosha tourne d’emblée le dos au misérabilisme, du moins tel qu’on l’entend en Occident. Plutôt que de présenter Yoshiwara comme une antre de perdition, Gosha le film comme une sorte d’île de Pinocchio pour adultes. Brisant net l’approche réaliste de ses tout précédents films, Gosha choisit de figurer les notions de plaisir et de désir par un jeu sur les couleurs et le mouvement, qui emporte le spectateur dans le même tourbillon d’oubli et de volupté que les personnages. Les premières images de Yoshiwara, avec ses contre-plongées baroques sur l’arche monumentale marquant l’entrée de ce royaume de débauche, achèvent de conférer une dimension mythique et quasi-surnaturelle au lieu. Certes, l’ensemble du métrage repose sur l’apprentissage de Hisano, qui reprend l’archétype de la jeune ingénue cher à Gosha. Mais comme nous le disions plus haut,
Tokyo Bordello n’est pas une étude de mœurs au sens strict, en cela que le destin d’Hisano, isolé, n’est pas la thématique principale du film. Deux volontés se mettent assez rapidement en place. La première, c’est de montrer la femme non pas comme un objet de plaisir, mais comme une mère, un être qui ne perd jamais la capacité d’aimer. Un choix paradoxal compte tenu du sujet, mais qui s’inscrit dans la logique de l’œuvre de Gosha (voir
Femmes de Yakuzas). Ce ne sont pas les vieilles sirènes de l’avilissement, de la décadence, qui retentissent dans
Tokyo Bordello : le besoin de donner la vie et plus généralement, d’aimer vraiment sont au centre du film. Jamais les geishas ne donnent l’impression d’avoir été souillées, ou du moins, ces souillures sont superficielles et vite lavées. En revanche, la plaie ouverte reste le détournement de l’acte sexuel, sa perte de sens. Autre idée maîtresse du film : la métonymie qui existe entre le lieu et ses habitants. Yoshiwara est un monstre, une bête ronflante, palpitante. Lors d’une séquence extraordinaire, Gosha unit ses deux idées maîtresses en nous montrant une Geisha hystérique (au sens strict) engloutie dans ce qui ressemble à un utérus géant, suppliant comme un disque rayé qu’on lui fasse l’amour. Une supplique à prendre dans son sens le plus pur qui donne à l’image, à la fois cauchemardesque et essentielle, une dérangeante intensité. Le propos de Gosha n’est pas de réaliser un film érotique : l’acte sexuel est soit suggéré, soit utilisé dans des séquences à la limite de la métaphore où, pour le coup, la sensualité atteint des sommets : on se rappellera longtemps de cette main brisant une ampoule électrique alors que monte un ultime gémissement de plaisir, ou encore de ces deux amants dénudés s’embrassant au milieu des flammes qui les consument, abandonnés à ce qui devient la seule chose importante au monde. Le monde parfait décrit au début du film, avec ses codes, ses règles et ses garde-fous se délite peu à peu, en proie aux mêmes crises que ses personnages. Une femme qui ne peut plus donner la vie ou simplement de l’amour n’est plus une femme : Yoshiwara s’écroule d’elle-même pour les mêmes raisons, comme un Léviathan terrassé. Gosha n’aura sans doute jamais abordé le thème de la femme de manière plus profonde, cessant d’étudier sa place dans une société d’homme pour la placer au centre d’une problématique quasi métaphysique. Ecrasant, angoissant,
Tokyo Bordello est une œuvre qui évite la stylisation parfois un peu vaine de précédents films de Gosha pour nourrir d’images, avant tout, un vrai questionnement.



D’un point de vue
technique il s’agit quasiment d’un sans faute pour Wild Side. L’élément le plus délicat lors d’un pareil transfert, c’est bien entendu la colorimétrie. Pas de souci à ce niveau (ni à aucun autre, en fait) : l’équilibre chromatique est parfaitement respecté, et la photographie si particulière de Fujio Morita ne perd rien de son éclat, évitant toute outrance (un travers tentant quand on aborde un film où la couleur est, avant même les personnages, le premier vecteur de vie à l’écran). Aucun défaut de compression particulier à déplorer : les arrière-plans demeurent intacts et parfaitement composés, et la précision de l’image, globalement, est impressionnante. Du pain bénit pour les possesseurs d’un lecteur DVD capable d’upscaler en HD. Sur l’ensemble de la collection, les
suppléments sont principalement constitués de brefs entretiens (des segments d’un quart d’heure environ) avec l’équipe technique ou encore la propre fille d’Hideo Gosha. On passe de l’anecdote à l’essentiel : si les problèmes de Gosha avec la censure amusent plus qu’autre chose (on sait à quel point il est compliqué de montrer l’intimité d’un acteur ou une actrice au Japon), on est nécessairement davantage captivé par l’analyse à laquelle se livrent monteur, chef opérateur ou producteur quant aux choix artistiques et thématiques de Gosha. On y découvre notamment la frustration du cinéaste vis-à-vis des Jidai Geki – qu’il appréciait réaliser, par ailleurs – et le peu de libertés que ceux-ci lui laissait pour exprimer ses propres interrogations ; d’où une véritable urgence, pour lui, de délaisser le genre où il avait tant excellé. Malgré leur caractère succin, l’ensemble des bonus pris dans la chronologie des films permettent de mesurer la part de biographique qui s’installe de plus en plus ostensiblement dans la filmographie de Gosha. L’éclairage sur l’œuvre ne s’en trouve pas nécessairement bouleversé, mais du moins, il confirme de nombreuses pistes de lecture.
Dans l’ombre du loup (Japon, 1982), de Hideo Gosha avec Tatsuya Nakadai, Masako Natsume, Shima Iwashita, Tetsuro Tamba Yohkiro, le royaume des geishas (Japon, 1983), de Hideo Gosha avec Ken Ogata, Kimiko Ikegami, Atsuko Asano, Sayoko Ninomiya La proie de l’homme (Japon, 1985) , de Hideo Gosha avec Ken Ogata, Yukiyo Toake, Yuko Natori, Mariko Ishihara Femmes de Yakuza (Japon, 1986) , de Hideo Gosha avec Iwashita Shima, Katase Rino, Sera Masanori Tokyo Bordello (Japon, 1987) , de Hideo Gosha avec Yuko Natori, Rino Katase, Jinpachi Nezu, Sayoko Ninomiya Edités chez Wild Side, Collection « Les introuvables »
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