Henry Levin & Mario Bava – « Les Mille et Une Nuits » (« The Wonders of Aladdin ») (1961)

Après avoir signé Le Masque du démon, son premier long-métrage en tant qu’unique réalisateur, Mario Bava choisit de retourner humblement à ses premières amours en secondant des cinéastes américains venus tourner des films à gros budget en Italie. Par le passé, il assista ainsi Jacques Tourneur sur La Bataille de Marathon, en plus de revêtir la casquette de chef opérateur, comme à son habitude. C’est désormais aux côtés de Raoul Walsh (Esther et le roi en 1960) et d’Henry Levin, qu’il va œuvrer dans l’ombre. Le metteur en scène hollywoodien, qui sort tout juste de son adaptation de Voyage au centre de la terre avec James Mason, s’empare alors d’un projet de transposition des contes persans et s’envole pour la Tunisie puis pour la Cinecittà, afin de mener à bien sa version des Mille et Une Nuits. Aladin, interprété par Donald O’Connor, inoubliable Cosmo Brown de Chantons sous la pluie, est un jeune homme qui vit à Bagdad avec sa mère. Pauvre, il ne rêve que de grandeur et de faste. Un jour il se retrouve en possession d’une mystérieuse lampe contenant un génie qui pourrait bien accomplir tous ses rêves. L’histoire est connue et doit donner lieu à un film d’aventures dans la grande tradition du genre. Bava, quant à lui, est donc missionné pour épauler Levin dans sa tâche. Ce retour à son poste initial, que l’on pourrait hâtivement qualifier de régression, s’avère, pour l’auteur de La Fille qui en savait trop, l’occasion de se faire la main sur des superproductions, et d’y instiller subtilement son style et ses obsessions. La collection Make My Day ! de Studiocanal s’enrichit d’un nouveau titre avec cette œuvre divertissante, aussi classique et attendue dans son déroulé, que surprenante par certains partis pris visuels dus au maestro.

(© Capture d’écran DVD Studiocanal)

Distribué dans le monde par MGM, The Wonders of Aladdin (ou Le Meraviglie di Aladino) se présente tel un pur divertissement familial destiné au grand public, comme il en existe des centaines entre les années 50 et 60. Ravivant un orientalisme cher au cinéma américain, et ce depuis Le Voleur de Bagdad de Raoul Walsh avec Douglas Fairbanks, il fait la part belle au dépaysement et à une Arabie fantasmée. Porté par un casting quatre étoiles où l’on retrouve Michèle Mercier (future Angélique, marquise des anges), Aldo Fabrizi (Rome ville ouverte), le légendaire Vittorio de Sica, Noëlle Adam (aperçue dans La Prisonnière de Clouzot) et le tout jeune Mario Girotti, pas encore rebaptisé Terence Hill, Levin enchaîne les moments de bravoures à intervalles réguliers. Entre une séquence d’évasion cartoonesque et un combat burlesque à l’épée, l’ensemble remplit son contrat grâce à l’utilisation judicieuse du Scope, mettant en valeur de beaux paysages naturels tunisiens, et un splendide Technicolor. À l’image de son générique, sur fond de dessins de minarets et de dunes, le film fait la part belle aux images d’Epinal et navigue entre danseuses du ventre dévêtues, souks bondés et duels au cimetière. Un résultat kitsch et fun qui souffre néanmoins d’un problème majeur : la présence du pourtant talentueux O’Connor, ici agaçant à force de cabotinage incessant. Dans leur entretien présent en bonus, Gérald Duchaussoy et Romains Vandestichele reviennent sur l’incompatibilité de méthode entre le comédien et Bava, chargé de le diriger. En résulte néanmoins une belle scène musicale évoquant le Make ‘Em Laugh du chef-d’œuvre de Stanley Donen, où les talents physiques de l’acteur sont parfaitement mis en valeur. Malgré son indéniable efficacité, une sensation de film à sketchs composé de segments connectés entre eux, se dégage de l’ensemble. Probable résultat d’une pré production compliquée, qui a vu se succéder plus de cinq scénaristes, parmi lesquels Franco Prosperi (réalisateur de La Dernière maison sur la plage), Duccio Tessari (Un Papillon aux ailes ensanglantées) ou encore Pierre Very, auteur, entre autres de Goupi Mains Rouges. Des noms qui indiquent, en creux, des connexions avec celui qui, peu à peu, s’approprie le long-métrage.

(© Capture d’écran DVD Studiocanal)

Mario Bava, pourtant simple assistant d’Henry Levin, va ainsi insidieusement prendre la main sur Les Mille et Une Nuits. Il est amusant de constater à quel point le film contient déjà beaucoup d’éléments de son propre cinéma, à commencer par son script et sa distribution. Solima signera deux ans plus tard le scénario de La Fille qui en savait trop, Tessari, celui d’Hercule contre les vampires, quant à Michèle Mercier, elle sera au cœur de l’un des sketchs des Trois visages de la peur. Cette contamination par la personnalité et le style du cinéaste, va d’abord se traduire par l’image et notamment par l’utilisation des effets visuels. Bien que Tonino Delli Colli (Il était une fois en Amérique, Le Nom de la rose) soit crédité comme chef opérateur, il y a fort à parier que Bava ait lui-même supervisé la photographie du long-métrage. Passionné par les trucages, il rend ici un hommage à son père, pionnier dans la discipline, en multipliant les jeux sur les échelles (l’apparition du génie, la puce géante) et renvoyant également à des figures telles que Georges Méliès ou Ray Harryhausen. Les perceptions et les illusions sont au centre de ses apports. Comme toujours, fidèle à son passé d’étudiant en arts, il parsème le tout d’astuces optiques, comme ce plan filmé à travers la lentille d’une longue vue, faussant les perspectives. Les visions psychédéliques des différentes « téléportations » parachèvent cette volonté de pure sidération abstraite. Si, comme le précise Jean-Baptiste Thoret dans son introduction, les passages comiques ne sont pas très réussis, le fantastique, lui, trouve parfaitement sa place et dénote d’un certain goût pour les ambiances saturées de couleurs et d’objets en tous genres. Ainsi en est-il de la séquence sous la tente des amazones, baignant dans une prédominance de rouge, ce final qui voit un feu d’artifice teinter les scènes de rose et de violet, ou de ces silhouettes de soldats se détachant sur le ciel bleuté du petit matin. Des aplats monochromes, signature du réalisateur qui, loin de s’en tenir à de simples gimmicks, va aussi projeter ses thématiques au cœur de ce projet qui ne lui appartient pourtant pas.

(© Capture d’écran DVD Studiocanal)

Plus le récit avance, plus le film se pare de l’atmosphère chère à Mario Bava. Le repaire du mage (interprété par Raymond Bussières), sorte de croisement entre une grotte démoniaque et un laboratoire de savant fou, matérialise la passion du cinéaste pour les architectures mouvantes et les ambiances gothiques. Fumée, momies, stalactites et squelettes se croisent dans un environnement horrifique digne d’un train fantôme. C’est d’ailleurs des tours de passe-passe et des trucs enfantins, entre passages secrets et chausses trappes, qui parviennent à sauver les héros lors de la conclusion. Le réalisateur assume totalement le retour aux racines foraines du septième art et en profite pour introduire l’une des figures phares de son cinéma, celles des poupées vivantes. Symbolisation de personnages réduits au simple rôle de mannequins animés, que l’on retrouvera de manière cynique dans L’île de l’épouvante ou évidemment le générique de Six femmes pour l’assassin, elles renvoient ici à une notion de merveilleux digne des contes d’Hoffmann. Comme il l’a fait précédemment pour Les Vampires, le metteur en scène s’accapare l’œuvre. Il y injecte un mauvais esprit et un humour noir éloignés de son postulat de programme familial. Les différentes tortures (dont l’une à base de vaches dépecées) et les nombreux gags autour d’un fakir masochiste, renforcent une approche morbide et jouissive. Enfin, l’opposition entre les directions de Michèle Mercier, femme fatale et sensuelle, et O’Connor, clown puéril et désexualisé, renvoie, selon les auteurs de Mario Bava : le magicien des couleurs, à un affrontement entre le puritanisme américain propre à ce genre de production, et l’hédonisme italien. Deux visions du cinéma qui se mêlent et s’opposent au cœur d’une œuvre hybride, comme le sera le suivant Hercule contre les vampires, mené par un duo de réalisateurs vite déséquilibré tant l’un parvient, par son style immédiatement reconnaissable, à prendre le dessus. S’il n’est pas l’une de ses réussites majeures, Les Mille et Une Nuits demeure un film significatif dans la carrière de Mario Bava. Une sorte de terrain de jeu où s’exprime en germe tout son talent.

(© Capture d’écran DVD Studiocanal)

Comme toujours, l’édition Blu-Ray / DVD proposée par Studiocanal, s’enrichit de passionnants suppléments. L’indispensable présentation de Jean-Baptiste Thoret se voit adjointe d’un très long bonus de plus d’une heure où Duchaussoy et Vandestichele évoquent en détails l’importance du cinéma dans l’Italie de l’après-guerre et le statut des séries B ou Z, véritables cartons locaux au même titre que les superproductions américaines. Passionnant aussi les liens que ces derniers tissent entre Les Mille et Une Nuits et Aladdin version Disney, ou entre Six femmes pour l’assassin et une séquence de Chantons sous la pluie.

Disponible en combo Blu-Ray / DVD chez Studiocanal. 

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A propos de Jean-François DICKELI

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