Décidément, l’absurde est au programme des éditions Bourgois en cette rentrée automnale. Par « Fantaisies guerillères », variation star’ac sur Jeanne d’arc dont nous vous parlerons bien vite, mais aussi ici, dans l’improbable et surprenant « Totalement inconnu », de  Gaëlle Obiégly.

Pour une maison d’édition dont nous apprécions le travail sur la recherche de formes de récit et de « voix », la voila servi : après la pucelle acoustique, ici elle hérite non pas d’une voix mais deux.

Ce que j’ai à dire est assez compliqué. J’espère me faire comprendre. En même temps, ce n’est pas grave si on ne me comprend pas. Du moment qu’on m’écoute.

Il y a de ça cinq ans, dans mon oreille droite, j’ai entendu ceci : Dorénavant, vous porterez des habits noirs. Nuit et jour. Ça attire la mort. Vous retrouverez ainsi Pascal. Ses cheveux auront beaucoup poussé. Avec Pascal vous ferez un grand trou dans une étendue de sable au moyen de petites pelles en plastique, un trou pour vous étendre à tour de rôle, comme des animaux qui cherchent la fraîcheur.

Je n’étais ni endormie ni stone. À cette époque, j’étais en résidence d’artiste en Italie, à Rome précisément. Tous les jours, c’était dimanche. Le dimanche est le jour où je comprends le plus de choses, parce que je ne fous rien.

Alors, disais-je, une voix a surgi pour me faire des annonces et me donner des instructions. Passé le choc de la pénétration, je me suis abandonnée. Et j’ai même pris un malin plaisir à être possédée. Mes actes n’avaient plus beaucoup de sens. Mais ils avaient plus de poids. Le poids de la nécessité. C’était archi-troublant.

 

Difficile en effet de résumer facilement le long monologue qui se débite et dévie sans cesse tout au long de ce court roman : elle, qui parle, jamais nommée, est censée être réceptionniste. Mais elle entend une voix. Et elle prépare aussi une conférence dont le livre serait la transcription. Mais elle est aussi toute l’humanité. Vieille comme le monde. Et une adolescente obèse dont on ne sait plus trop s’il s’agit de la réceptionniste, d’une figure mythique. Elle est aussi ce soldat inconnu, sujet de la conférence, et qu’elle garde en elle.

Un jour de mars 2020, à peine éveillée, j’ai pris un cahier vierge et, au lieu d’aller au travail, je suis restée au lit comme les nouveaux bureaucrates pour réfléchir à quelque chose qu’il m’est nécessaire de formuler. Quelque chose autour de la connaissance et du sensible. Autour, je dis bien. Car ça fait des années que je tourne, que je flotte autour d’une question. La voici : certaines choses que je ne connais pas, je les connais quand même, comment est-ce possible ? Notamment, le soldat inconnu. C’est étrange, cette connaissance de ce qu’on ne connaît pas. Je suis certaine de ne pas être la seule à connaître ce que je ne connais pas – je donnerais des exemples si j’en avais sous la main. Je continue de rédiger ma conférence mais attendez-vous à une interruption brutale si tout à coup je pense à quelque chose de précis, de concret, d’édifiant. Connaître ce que je ne connais pas, cela consiste à me faire une idée de choses et de personnes et de pays qui me sont réellement inconnus. Je répète : il y a des choses qui me sont inconnues dans la réalité, mais je les connais quand même. Il m’arrive de les fréquenter par la pensée, c’est ce qui m’en donne une connaissance. Un aperçu personnel, une hallucination. C’est une connaissance où il y a du désir, donc.

  • Éloge du bavardage

Alors on parle, on ergote, on soupèse, on réfute, on brode comme Yvette, on se balade au fil de la pensée comme à la surface de l’eau : sur l’enfance, sur la grand-mère, sur Paul Auster, le braquage de l’immeuble, l’enfance et son lien au buccal, Christo, un psychanalyste autrichien amateur de gâteaux, l’enterrement de son psy et les actes manqués (avec son compagnon, avec le psy), les Poilus, les masques, l’identité de genre, la dépression, la connaissance, la fiction, l’inconnu et la peur de demain.

En allemand, lac se dit See qui, en anglais, signifie « voir ». Chaque langue t’amène une certaine façon de voir, c’est-à-dire un regard et une compréhension. La plupart des lacs s’appréhendent d’un seul regard, il suffit d’être à peine en surplomb.

Tu as la possibilité d’aborder le lac par sa surface en le regardant juste.

Tu as aussi la possibilité de t’y baigner.

Tu as la possibilité d’y pêcher.

Tu as la possibilité de t’y noyer.

Tu as la possibilité d’y jeter des trucs, de la ferraille, un cadavre, un mégot.

Naviguer aussi, sur un canoë, un pédalo.

Tu as la possibilité, sur certains lacs, de faire du ski nautique.

De toute façon, tu passeras par la surface. Pour aller au fond, tu passeras forcément par la surface.

Ce n’est peut-être pas la seule chose qu’on saisisse par le regard et la pénétration, le lac par contre amène toujours du sublime. Bien sûr les pédalos cassent un peu la poésie, ce qui n’est pas forcément à regretter. Si les gens aiment y glisser tels des cygnes, où est le mal ?

Et le lecteur de l’accompagner, donnant le sentiment de suivre le flux de pensée d’une bavarde, ou plus subtilement ressentir les errements mentaux qui nous envahissent quand on laisse vaquer l’esprit, non en tourbillons, mais en écarts successifs : où en étais je ?

Il faut toutefois déminer un instant, avant de plonger, l’écueil qui survient : le livre n’est pas une œuvre collage, obséquieuse et complexe, donnant le sentiment de systématiquement survoler son lecteur et de mieux le repousser pour s’affirmer.

Au contraire, et c’est une de ses plus émouvantes qualités : l’écriture de Obiégly est celle de la modestie.

Et si le livre, primesautier et fluide, apparaît d’abord comme un éloge du divertissement, de la fantaisie, de la distraction, il se révèle petit a petit bien plus hanté.

  • Dire plutôt que rien.

Car sous la légèreté de sa promenade surgit, peu à peu, une véritable obsession de la mort.

Il y a un endroit à Paris où la voix se manifeste, c’est dans une petite rue qui borde le cimetière du Père-Lachaise. Une petite rue pas plus macabre qu’une autre, c’est la rue du Repos. Pendant le premier confinement, j’en avais fait ma destination. Les compositions florales fraîches diffusaient un parfum et celles qui pourrissaient exhalaient une odeur entêtante comme le lis. Je ne cherchais pas à voir les tombes. Je restais en deçà du mur d’enceinte. Les effluves me suffisaient. A posteriori, ils me semblent fantasmagoriques. Dans un échafaudage, à l’abri des regards, je retrouvais pour un tête-à-tête clandestin des connaissances. Sinon, seule, je m’entretenais avec the voice. Un soir, pour la première fois je lui ai tenu tête. C’est la fois où elle m’a dit :

 

« Je vais vous expliquer comment faire pour écrire un livre, ce sont des instructions qui vous seront utiles à court terme car il y a de grandes chances qu’on vous passe commande.

— Merci, mais je préférerais savoir comment c’est d’être mort. »

C’est la monomanie du soldat inconnu, bien sûr, sujet supposé de la conference, qui occupe ses pensées du plus poignant (qui est-il ? Si c’était nous ? Qu’a-t-il vécu ? Que reste-t-il de lui ?), cherchant à le saisir puis l’éloignant en éther, réfléchissant à comment lui donner chair, par l’histoire ou les mots, à travers un simple changement de pronom (le soldat ou un soldat),

Y puisant le reflet troublé de ses propres angoisses et béances.

Celles du Covid (le livre a été écrit en 2020), qui éloigne les êtres, qui dépeuple, qui a créé ce vide qui n’est pas tout à fait celui de la mort, qui a brisé nos souvenirs dans une lente agonie moelleuse de netflix et canapé. Qui a emporté certains de ses proches. « Nous sommes en guerre » disait le président.

Les attentats, aussi, jamais évoqué, mais dont la répétition de la date butoir de Janvier 2015 ne peut pas être totalement anodine (c’est d’ailleurs la date précise de l’apparition de la voix).

« Du moment qu’on m’écoute » : Derrière ce mal qui hante, cette mort qui rampe et dégringole de page en page, il y a le je. Et la peur de son effacement.

L’idée d’écrire me paraît si étrange que par moments j’écris à propos de l’écriture. Ce qui, je suppose, ajoute de la bizarrerie à la bizarrerie.

Comparés à mes cahiers, les livres que je conçois me semblent dérisoires. C’est pour ça que la plupart du temps, je les supprime. Ils font écran à ce qui s’écrit brutalement, par à-coups mais sans rupture et qui n’est pas montrable. Car si je le montrais cela deviendrait un livre et tout ce que je pourrais écrire à la suite de cette exposition serait sali. Sali n’est pas le mot juste. Quand je fais un roman, je désinfecte mon écriture. Je lui donne un goût de menthe. J’ôte les odeurs corporelles, toute trace de moi. Pour cela je produis un je intermédiaire, c’est celui de l’écriture, le je mythologique. Mytho, quoi. Il est plus durable que ma personne au jour le jour. C’est comme ça, ce n’est pas moi qui l’ai décidé : la fiction dure plus longtemps que les faits. Celle qui vous parle ici et maintenant s’offre une longévité qui dépasse largement l’espérance de vie d’une Occidentale actuelle.

Le sourire fige. Tout le livre peut alors se lire comme une multitude d’éclats, une autobiographie distordue, perdue dans les spectres d’un monde qui va mal ou qui engendre le mal (un cancer qui revient, doucement, a demi mots).

Et à travers ses brisures que la voix tente de récupérer et saisir, un double mouvement, qui recherche, au fond, sa place dans le monde : que sais-je ? Qui suis-je ? Quelle est ma place ? Que laisserai-je ? Qui agis quand je dis « je » ?

Comment le savaient-ils, eux, les fous ? Ça, c’est une question qui m’intrigue : comment on sait ce qu’on sait, d’où on le sait.

Totalement inconnu est un livre étrange. Non pas une grande œuvre -ce qu’il n’est pas-, mais une proposition formelle déroutante et stimulante, fantomatique et solaire à la fois, donnant le sentiment au lecteur de s’enfuir, non en avant, mais sur les bords.

De fuir, en fait, comme un robinet ou comme une histoire (du roman, du personnage) qui s’étiole et se cherche à la fois.

Un livre de deuil, un livre de chagrin autant que de légèreté. Un livre d’histoire et de métaphysique. D’existence et de vide. Chemin de pensées, chemin de traverse : sous l’éclatante humilité de son vagabondage, dans cette porosité, du corps, de l’identité, du texte, il touche à l’universel.

Quelque part entre la sérendipité, l’absurde, l’ironie, la douleur et la mort, elle se tient la, droite et penchée à la fois : gloire à toi, soldate plus totalement inconnue.

Edition Christian Bourgois, 240 pages, 20 euros.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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