Du 7 au 16 novembre derniers avait lieu la 19ème édition du LEFFEST, le festival du film de Lisbonne, initialement créé par Paulo Branco à Estoril. Les fastes d’alors sont loin et même si les invités sont toujours reçus dans les meilleurs palaces lisboètes, le festival s’est essentiellement recentré sur les salles du Sao Jorge, de Culturgest ou du cinéma Nimas et vers une cinéphilie enthousiaste plus que vers les paillettes. En arrière garde des grandes compétitions, le festival s’est ainsi forgé une réputation de qualité de programmation et surtout d’accueil convivial de ses invités et cela reste pour eux un plaisir et un honneur que d’y être programmé. Le jury de la compétition officielle (où l’on retrouvait entre autres Kim Gordon, Stacey Martin ou Rodrigo Moreno) a décerné deux prix, sans grande surprise pour moi, au Where to land de Hal Hartley (à qui une rétrospective majeure était consacrée) et à Miroirs n°3 de Christian Petzold, partout salué cette année et deux mentions aux films In the land of brothers des iraniens Raha Amirfazli et Alizera Ghasemiet et au Silent friend de la hongroise Ildiko Enyedi, palmarès logique puisqu’Hartley (en première européenne) et Petzold n’avaient eux pas été primés auparavant.

Sons of forgotten trees (2025)
Pour ma part, l’unique film en compétition que j’ai pu voir – mais vraie bonne pioche – fut ce Songs of forgotten trees de l’indienne Anuparna Roy, 31 ans, déjà primée pour sa mise en scène à Venise dans la section Orizzonti. On peut s’étonner de la grande maîtrise de ce premier long-métrage, même si on aperçoit au générique le soutien d’Anurag Kashyap (Gangs of Wasseypur). Celleux qui avaient fait la fine bouche devant le très beau film d’Ayal Kapadia l’an passé devraient justement apprécier qu’ici les topiques ne soient pas ceux des festivals occidentaux. Roy choisit la simplicité tant dans la mise en scène que dans la narration, ce qui n’exclue pas les beautés formelles, notamment un grand sens de l’urbanicité où Bombay pèse alors de tout son poids sur la vie quotidienne de jeunes femmes célibataires. Swetha devient la colocataire de Thooya, provinciale comme elle et qui espère devenir actrice. Mais pour le moment, c’est la prostitution, ce qui ne va pas sans frictions entre les deux filles, ni sans problèmes de voisinage. C’est avec une grande délicatesse qu’Anuparna Roy analyse l’évolution de la relation entre les deux filles, examinant à parts égales les problématiques de chacune (les rêves d’indépendance de l’une, les désirs de rencontre de l’autre). Le constat quant à la masculinité toxique est sans appel mais pas présenté sans nuances, surtout à travers cet amant proxénète, pervers polymorphe qui alterne feu et glace et n’en est que plus angoissant. La révélation du pacte qui le lie à Thooya apportera un éclairage cru sur les liens de soumission qui régissent encore le couple indien contemporain. Hormis les deux personnages principaux bouleversants et magnifiquement interprétés (en particulier Naaz Shaikh), la chaleur sourd d’une photographie toute en finesse de Debjit Samanta qui vient à peine éclairer l’anonymat de l’habitat domestique distillé par ces grands ensembles et qui convient également à un scénario où tout ne nous est pas donné trop directement. Ainsi, l’incursion mythologique qui donne son titre au film ne se fait ni trop présente ni trop symbolique, mais plutôt pratique. On apprécie également le contrepoint du contexte social avec ces incroyables ateliers où les citadins vont décharger leurs émotions lors de longues séances de rire, grimaces ou autres cris. Comme une nécessaire contagion-communion avant une potentielle résilience qui permettrait enfin à la société indienne de tomber le masque. Une jeune cinéaste qui a encore beaucoup à dire.
Le LEFFEST propose un second jury (avec Avi Mograbi, Margarida Cardoso…) et une section Découvertes avec un peu moins de films qui met également à l’honneur le cinéma indien. C’est d’ailleurs Shadowbox qui a remporté le prix Révélation. Ayant raté Urchin d’Harris Dickinson, j’y ai pu découvrir un des autres évènements cannois de cette année avec My father’s shadow du nigérian Akinola Davies Jr. Il est intéressant de voir comment Davies a injecté le virus des habituelles saillies fantastiques propres au cinéma populaire de Nollywood dans un récit intime mais politiquement beaucoup plus ample. Le début nous donne d’emblée les clés d’un film de fantôme dont seuls les enfants ne connaissent pas les inévitables conséquences. Rêves et revendications, dans une ambiance parfois électrique, se mêlent aux traumas et à une plus grande douceur des séquences familiales tournées à hauteur d’enfant. Des raccords pelliculés viennent briser la diégèse pour réparer le tissu mémoriel mis à mal par une période sombre de la dictature nigériane. En plus doux, on songerait au beau film Aujourd’hui d’Alain Gomis, notamment pour les réactions exagérées des adultes qui croisent le protagoniste, mais à l’intensité du présent, Davies préfère le décalage comme en témoigne une scène assez anxiogène où des gens armés de machettes se ruent en direction de la petite famille pour finalement s’en aller déchiqueter derrière eux la dépouille d’un cétacé échoué sur la plage. A l’opposé, cette belle scène de fête foraine échevelée et pourtant digne de Carnival of souls, où deux enfants profitent à plein tube de l’impossible, une parenthèse avec leur père.

As meninas exemplares (2025) Ar de filmes
Comme tous les festivals convoquant au moment de la mousson portugaise les coups de cœur de la saison festivalière écoulée, on trouvait hors compétition pléthore de cinéastes importants (et si Jarmusch faisait l’ouverture, Van Sant eut lui l’honneur de la clôture) parmi les 22 films présentés. Commençons par la vraie première du dernier film de João Botelho, As meninas exemplares, présenté dans la grande salle Manoel de Oliveira, comble pour l’occasion. Une projection chaleureuse pour recevoir un film où l’auteur retrouvait avec bonheur une verve satirique qui lui va très bien après la mélancolie des précédents (notamment O ano da morte de Ricardo Reis et Um filme em forma de assim). Retour aux sources aussi pour Botelho qui a souvent déclaré à quel point la lecture de la Comtesse de Ségur dans son jeune âge avait marqué son imaginaire, lui qui a grandi dans un cocon très féminin. Le film est une éclatante réussite qui fait oublier les adaptations de Brialy (pas trop mauvaise ) et d’Honoré (sa version pour enfant très grand public mais anodine). A la base de sa conception, il y a la relation amicale entre le cinéaste et la peintre portugaise Paula Rego, brillante représentante de l’école de Londres (Hockney, Bacon…) et qui a dédié son œuvre à la représentation de la famille, pour le meilleur comme pour le pire. Et c’est bien cette ambiance de secret, d’hystérie, de fantasmes ou de douleurs très physiques qui accompagnaient la sélection de gravures présentées en parallèle de la projection puisque si le film a été pensé à la base avec elle (elle a effectué beaucoup de croquis pour le film), le film n’est réalisé que trois ans après sa mort. Si Germaine Greer a pu écrire « Aucun autre artiste n’a jamais réussi à s’approcher autant que Rego de la fantasmagorie qu’est la réalité féminine », on pourrait dire tout autant que personne d’autre que Botelho n’a su approcher d’aussi près le curieux mélange entre cruauté et innocence dans lequel baignent les bêtises de Sophie, les mésaventures familiales du cousin Paul, l’adoption chez les petites filles modèles et autres célèbres épisodes. C’est par un choix radical que João Botelho parvient à toucher l’essence de l’œuvre : faire interpréter les enfants par des comédien.ne.s adultes.
On a déjà vu par le passé sa maestria à diriger un casting majoritairement féminin (La femme qui croyait être présidente des Etats-Unis, A corte do Norte). Ici, les comédiens et comédiennes se saisissent de leurs personnages et en donnent une interprétation à vif, proche des peintures ambigües de Rego. En premier lieu, Rita Durão dans le rôle de Sophie de Rehan, au jeu intense et qui donne une grande profondeur au personnage jusque dans sa détresse ou son aliénation. L’actrice est également formidable dans le dernier film de Margarida Gil, Mãos no fogo, nouvelle adaptation du Tour d’écrou de James, toujours produit par Ar de filmes, alors qu’elle est oubliée chez nous depuis ses rôles chez Monteiro. Ici, chaque comédienne investit son personnage pour nourrir différents aspects de la personnalité de la « fille modèle » telle que désirée par la société, notamment parmi leurs versions adultes (mesdames de Fleurville et de Rosbourg, l’infâme marâtre Fichini pour laquelle Rita Blanco, égérie de João Canijo, compose une méchante absolument hilarante et qui fait date). Les petites filles modèles jouent à fond de leur « innocence » en particulier Catarina Wallenstein que l’on a connue plus brûlante ou glacée chez Botelho, Crista Alfaiate ou sa propre fille, Joana Botelho, remarquable dans le rôle de Marguerite, enfant adoptée après la perte tragique de ses parents et qui s’efforcera d’être encore plus rigoriste que les modèles Camille et Madeleine. Sa moue boudeuse et décidée succombera presque au retour du cousin Paul, dont le « châtiment » nous paraît tout à fait délicieux. Botelho réussit aussi son adaptation parce que chaque scène est sertie dans son écrin : des intérieurs où la picturalité repousse la théatralité, grâce à une remarquable direction artistique qui transpose à l’écran les textures et les couleurs de Rego quand les actrices en retrouvent les postures. Mais aussi et c’est là une grande réussite, à l’extérieur, dans une nature généreuse et ensoleillée qui abrite tant les verts paradis des amours enfantines que les drames sociaux sordides. De Botelho paysagiste, on était moins familiers même sil ne dédaignait pas la chose, dans ses films historiques notamment. Et comme les illustrateurs de l’époque, le cinéaste a le cadre sûr, la bonne distance, la parfaite proportion et on sent à ce sujet son énorme bagage graphique.
João Botelho reste toutefois conscient du recul à prendre avec le premier degré de l’œuvre, d’où la nécessité de représenter Sophie Rostopchine en narratrice démiurge gourmande et malicieuse, accompagnée d’un pianiste pas tout à fait servile. Un aspect méta (et presque pour lui une figure de style) qui permet de relancer la narration, de travailler la musicalité de cette succession de péripéties et de faire accepter l’aspect le plus farfelu et tintinesque de la prose de la comtesse de Ségur : les incroyables aventures de Paul et sa famille dans les îles. Ici le film décolle en une embardée poético-burlesque pour voguer vers les îlots imaginaires de feu Raoul Ruiz, toujours avec une ironie féroce (la chorale « zouloue ») et même anthropophagement décoloniale.

As meninas exemplares (2025) Ar de filmes
Car tout en étant littéral et dans une démarche fidèle au meilleur cinéma portugais, João Botelho fait affleurer une lecture plus politique de ce récit initiatique et montre toute la cruauté de sa lecture de classe. C’est surtout les deux mères la morale qui servent à asséner ces valeurs élitistes et même rétrogrades et ça culmine avec l’épisode où la poupée perdue est retrouvée au moulin sous le lit de la gamine rebelle d’un couple de métayers. À partir de cette aventure plus grinçante pointe chez Sophie une prise de conscience de l’injustice et des dangers que lui fait courir sa belle-mère. Les petites filles modèles traduisent elles, en repoussoir, la morale « éclairée » de la comtesse : chacun.e est victime de son éducation et donc chacun.e peut être redressé.e par les bonnes influences plutôt que par les punitions. Ces bons sentiments ne vont pas sans générer une certaine angoisse et c’est un autre type de rire, plus profond, qui nous travaille, remonte et recouvre le malaise. Que les plans trous de serrure ne nous trompent pas, il n’est question ici de voyeurisme que social, pas d’ambiguïtés mais de la complexité de nos existences sous la férule d’une conception violente de l’éducation.
Il est profondément regrettable qu’aucun producteur français n’ait soutenu le projet, même si cela préserve à coup sur sa singularité ! Il serait stupide que le film ne puisse être vu chez nous où il recevrait le triomphe qu’il mérite, ce qui nous permettrait d’effacer le malentendu avec un cinéaste d’abord chouchouté par les Cahiers avant que d’être cloué au pilori cannois après le malentendu suscité par la présentation de La femme qui croyait être présidente des Etats-Unis qui, de par son casting exclusivement féminin fut perçu comme sexiste et misogyne, appréciations que nous laissons à leurs auteurs d’autant qu’elles n’ont absolument aucun sens pour peu qu’on veuille bien s’intéresser sérieusement à l’œuvre remarquable d’un des plus grands cinéastes portugais. Ce retour à une poésie plus crue et incisive annonce une suite de carrière passionnante et la France ne doit plus passer à côté !
A rester du côté des sempiternelles polémiques françaises, il y aura sans doute des détracteurs dans la critique, déjà méfiante par principe, mais aussi dans l’importante communauté de fans de Juan Branco, avocat, personnalité médiatique ayant pris pour habitude de dénoncer les pratiques des macronistes comme de pointer certaines injustices. Il était pourtant inévitable que le fils de Paulo Branco, il n’y a pas si longtemps encore producteur adulé des zélateurs du cinéma d’auteur, ce même cinéma aujourd’hui que certain.e.s ont vite fait de pointer du doigt, en vienne enfin à la réalisation. On ne peut pas avoir été élevé dans l’amour des films, en avoir ingurgité un certain nombre sans qu’un beau jour cela ne fasse accoucher de quelque projet, ici ce drôle de film de procès pondu par un homme de loi épris de littérature et de cinéma.

Le massacre de Gilles de Rais (2025) Leopardo filmes
La première phase, l’énonciation du concept, dérange un peu. Une question sur la torture et ses limites du personnage masculin au personnage féminin semble annoncer un projet sulfureux à double-fond : on enferme un couple de beaux acteurs dans un cadre domestique et on les met en demeure de dire un texte fleuve à propos d’un « fait » historique : Le massacre de Gilles de Rais. Et eux de se mettre volontiers en danger. Mais le film évolue plutôt sur trois niveaux : l’expérience du tournage lui-même, la relation entre les deux « protagonistes » et l’affaire judiciaire médiévale. Dans une démarche hélas plus très à la mode de confiance presque absolue dans le texte (le procès a été traduit du latin par Bataille, assorti d’une interprétation très personnelle), Juan Branco et ses comédiens Inês Pires Tavares et Joao Arrais, ont donc livré bataille à un texte fleuve, où le spectateur doit accepter tôt ou tard de se laisser perdre, mais qui s’éclaire peu à peu, par la grâce de la mise en scène. Apparaissent d’abord les temporalités de la Justice jusqu’au climax que constituera, – en tout bien tout honneur ! – la plaidoirie déchirante de Gilles de Rais, juste avant qu’il ne passe à des aveux pour le moins surprenants. Mais le scénario dévoile aussi ses autres ambitions dès lors que nous voici installés dans une chronologie judiciaire devenue confortable.
Il s’agit d’un véritable work in progress. Avec un tel texte et dans un contexte d’invention permanente en vase clos, le scénario est à réécrire et le découpage à inventer. Au départ, les rôles des comédiens ne sont pas figés et on se demande le pourquoi de ce tout de force, avant que finalement ils ne deviennent bourreaux et victimes (du système) et viennent titiller ce qui ici nous est conté comme ce que nous avons nous-mêmes imprimé de la triste légende du seigneur des marches de Bretagne. Les rôles et les genres se fixent, naturellement, et le discours se fait alors plus anti-patriarcal. Une autre réflexion s’impose au de la maîtrise des cadres, du choix judicieux des plans, de la pauvreté choisie scrupuleusement des décors et des costumes, souvent limités au symbolique, la scénographie ou plutôt à cause de tout cela. Avec Pasolini en tête, son dénuement et le plaisir de l’espace où on erre dans un arrière-pays contemporain et surtout, la chaleur de sa lumière. Et en écho, son appel régressif aux mythes, alors le rapport de l’homme et de la femme redevient premier mais bien peu édénique. Car ce Massacre de Gilles de Rais s’ancre dans le présent comme dans une tempête médiatique.
Dans cette nouvelle affaire de domination du comédien sur la comédienne, qui pendait d’abord dangereusement sur le projet, nous sommes donc amenés à prendre du recul, à questionner la pertinence et la moralité du projet lui-même, justement à l’aune de cet auteur militant auquel aujourd’hui, tout ou presque est reproché. Dans une société française devenue salle d’audience permanente, les mots traduits par Bataille et choisis par Branco trouvent évidemment des échos avec d’autres procès récents, tout autant qu’ils semblent interroger les accusations portées à l’avocat ou ce brouhaha hors champ qui menace de recouvrir toute affaire judiciaire (« Entends-tu la rumeur monter autour de nous ? »). On hésite, soupèse, on doit se battre parfois pour ne pas trop dériver face à la complexité de ce qui se tisse dans l’affaire originelle. De ce côté là, et c’est tant mieux car plutôt rare, le film ne transige pas, ne nous épargne pas et fait appel à l’exigence des spectateurs. Exit le jugement à l’emporte-pièce qui le temps d’un like (or not) nous oblige à nous positionner dans notre société GPS. À son meilleur, l’expérience crée un lien privilégié entre les comédiens et nous, pour qu’au cœur des doutes (où va le film ? Jusqu’où ?), entretenus subtilement par les permutations et le jeu sur les différentes focales, on se raccroche à leurs regards, leurs bouches, leurs chevelures flamboyantes. Ils sont filmés assez souvent en gros plan et à fleur de peau, car depuis Dreyer et Falconetti, on n’a jamais fait mieux pour traquer la justesse. Et ces corps de se fondre dans un film d’été languissant pour mieux incarner le crépuscule d’une destinée comme celui d’un rapport de force, le couchant dardant ses flèches pour allumer le bûcher qui l’emportera, comme avant celui de Jeanne aux côtés de laquelle Gilles combattit.

Le massacre de Gilles de Rais (2025) Leopardo filmes
Le monde extérieur est ici représenté dans les trajets en voiture et on songe un instant à Huillet et Straub, à la différence que le portugais adoucit les aspérités des mots anciens, avant de dissoudre ce qui affecterait notre capacité à juger, mettant à nu les mécanismes avec lesquels se construisent les complots sur ces terrain marécageux, de nos jours immédiatement suspects. Une belle idée que de matérialiser ainsi la circulation de la cabale, paroles ruisselantes irriguant une accusation qui deviendra torrent emportant l’accusé, pour charrier jusqu’à aujourd’hui sa légende criminelle.
Dans ce film pourtant plus lyrique que pédagogique, où la parole résonne dans une piscine vide devenue officine, où le théâtre de la Cour se déploie dans la minéralité d’une carrière aux lueurs sanglantes, on assiste alors atterrés à la confession du seigneur de Rais. Toute cette attente pour en arriver là, où accueillant la vindicte, il endosse tous les crimes, révélant une effrayante imagination pour décrire l’innommable. D’ailleurs, devant une telle violence du texte, nous aurions franchi la limite rouge du supportable si ce n’était Inês qui au supplice, n’avait déversé ces maux. Mais c’est bien plutôt la violence faite à la justice qui nous marque au fer rouge de l’Inquisition. Juan Branco a réussi cela en assumant des partis pris très marqués. Il faut avouer qu’une telle maturité dans un premier film surprend, moins pour le culot qu’a l’auteur de susciter ces performances d’acteurs que par sa volonté de l’inscrire dans un geste collectif plus ample, tout en intégrant un regard critique sur le processus de création. Manifeste politique, Le massacre de Gilles de Rais est le plus audacieux film produit par Branco depuis bien longtemps et dans son engagement total, un émouvant hommage au père.
Toujours hors compétition, Kontinental 25 de Radu Jude (largement commenté par Bénédicte Prot sur ce site), tourné la même année que ce Dracula dont tout le monde parle, à l’ombre de celui-ci ou plutôt dans ses petits souliers habituels. Mais à l’intérieur de dispositifs qui commencent à nous sembler familiers, le cinéaste roumain garde une belle puissance d’inventivité et un sacré coup de dents. Il excelle à créer du décalage comme dans ce parc à dinosaures paumé où le personnage fait les poubelles, histoire de bien assimiler l’ultralibéralisme qui détruit la Roumanie à un retour à la préhistoire. Cruel et réaliste, le regard de Jude reste teinté d’une forte ironie. Manche dans la rue, débarquement d’huissiers accompagnés de miliciens tortues ninja, suicide pathétique mais réussi, puis grand n’importe quoi pour le réanimer, à la lisière du vrai mauvais goût. Dans une seconde partie, tout se fait un peu plus long, mais le trivial et la chaleur humaine s’installent dans la vie de l’huissière qui survivra donc à sa culpabilité. Comme toujours Radu Jude parvient à rendre monumental le caractère de l’architecture urbaine des villes roumaines en quelques plans puis en une véritable salve finale qui clôt avec panache cette nouvelle tranche de Roumanie post communiste.

Le mage du Kremlin (2025)
En tout cas, le tableau est plus probant que celui proposé par Olivier Assayas dans Le mage du Kremlin. Si le remplissage de la grande salle de Culturgest témoignait de l’attente du public quant à ce projet, à la sortie ça discutaillait sec sur la manière. Une spectatrice française épinglait le rendu « très occidental » de cette peinture de la Russie. Mais il faut préciser que le livre de Giuliano da Empoli est bien porteur de ce regard biaisé, d’autant qu’il recourt à la fiction et construit ce nouveau personnage de Vadim Baranov d’après celui, historique, de Vladislas Sourkov, maître d’œuvre de deux concepts en vigueur dès le premier mandat présidentiel de Poutine, la « démocratie souveraine » et la « verticalité du pouvoir ». Il est donc plus honnête que gênant de recourir également à des comédiens occidentaux et à une reconstitution plutôt que de russifier à outrance le projet. La construction d’une image n’est-elle pas le thème même du film ? En réalité, c’est même le contraire parce que l’interprétation de Paul Dano enrichit d’autant de nuances le portrait de l’homme de l’ombre. Jude Law est tout aussi impressionnant qu’il sait se faire oublier en Poutine. La mise en scène d’Assayas impressionne souvent et fait oublier les contours d’un scénario finalement balisé à la belle narration classique, mais qui a pour atouts la virtuosité du début et la sécheresse de sa fin. Curieusement, Assayas est moins à l’aise avec les folles nuits et le milieu branché rock post soviétique, n’étant sans doute pas si familier des artistes qu’il le fut dans tous ses autres films. Un moment où il fait du Assays alors que quand il est bon, il se contente d’être. Enfin, hésitant peut-être entre la fresque et le parcours d’un homme, le film perd en efficacité en enfantant trop de personnages qui ralentissent l’ensemble. La construction de cette Russie telle que vue du monde extérieur achoppe sur ses propres limites. On rit d’un Boris Eltsine attaché à la chaise pour ne pas sombrer quand on aurait peut-être simplement aimé retourner les clichés pour apercevoir ce qui se tapit derrière. Pénétrer l’épiderme du contexte, là où palpitait la vie des élites sous Poutine, plus que d’égrainer d’autres repères historiques et réduire un scandale d’état comme l’accident du Koursk à l’anecdote. Et plus que ce budget conséquent, – l’un des plus importants de sa carrière ? – on relève le travail d’orfèvre de Yorick le Saux à la photographie, le détail avant l’ampleur du projet.

Deux pianos (2025)
Plus réussi bien qu’éreinté en partie par la critique française, Deux pianos illustre pourtant le retour au premier plan d’Arnaud Desplechin qui offre beau rôle à un François Civil pris dans un débat entre le confort de la renommée et la passion entre Charlotte Rampling et Nadia Tereszkiewicz. On retrouve l’œil de lynx de Desplechin, celui qui observait jadis Esther Kahn par un trou de serrure, cette distance à ses personnages propres à l’auteur, un art de la composition presque asiatique et l’osmose incroyable avec son chef opérateur, Paul Guilhaume. Des plans éclairés au plus juste, particulièrement dans ces visages détourés comme des masques. Le film est vite gagné par la fièvre qui ronge le protagoniste. L’atmosphère de religiosité – renforcée par la présence de la judéité et le respect des rituels – et la petite musique à l’œuvre depuis La vie des morts gagnent une partition où les lignes de force de la portée courent à côte et parfois s’éloignent pour se retrouver fortissimo. Passer alors d’un ancien duo à un nouveau une fois dissipé le trouble du trouple. Mais la question de la transmission apporte aussi un regain d’émotion et que Desplechin filme comme un grand mystère, tout particulièrement dans l’échange avec l’enfant et le vertige de cette rencontre. Au contraire du passage de relais avec Elena qui se fait lui dans la soumission à ce qui a été planifié par la pianiste virtuose mais rigide. Celui de la vie à trépas dans le déchirement d’une chemise. Et c’est l’acceptation de ces mouvements antédiluviens qui conclura cette version noire et un peu désabusée de Trois souvenirs de ma jeunesse. Car après tout, il est vrai le monde ne cesse de rétrécir tout autour des jeunes d’aujourd’hui. Dans l’entre deux, il reste ce plaisir à filmer la musique comme auparavant le théâtre, toujours dans la fluidité, les travellings arrières comme autant de fugues. La distance se fait plus critique encore vis à vis de la passion amoureuse, sombre couleur annoncée dans une première rencontre manquée où Mathias s’évanouit à revoir Claude. Leurs retrouvailles charnelles n’en auront que plus le goût des regrets. Par la magie d’un montage très cut (voir la mort de Pierre Solal), cette histoire disparaît donc entre deux portes, mais laisse des traces profondes et un enfant moins solitaire dans un parc. Attendons de voir ce que le cinéaste français le plus intéressant de sa génération fera de cette nouvelle jeunesse…
Une courte sélection permet au LEFFEST de mettre un autre focus sur certains auteurs, promus au rôle de Grands Maîtres (quoiqu’il me semble que Botelho ou Desplechin eussent largement pu y prétendre). Sokourov n’ayant pu venir à Lisbonne, je privilégie des projections dans l’espoir d’autres interviews et après avoir raté la présence tranquille et décontractée d’un Desplechin fort loquace. Mais Assayas ne viendra finalement pas.

Laguna (2025)
Sharunas Bartas n’était lui pas prévu et c’est donc à Paulo Branco que revient le privilège d’introduire Laguna, dernier film autodocumentaire du cinéaste lituanien. Sobrement, le directeur du festival en vient à l’essentiel. C’est une œuvre sur la perte, un film pour faire le deuil de la mort de son enfant auquel le producteur et ami s’associe, lui-même ébranlé par des tragédies récentes. « Je ne sais pas si c’est un grand film… » mais Bartas est bien un maître, quand bien même ses plus grands films remontent justement à la période où il fut produit par Branco pour une série prodigieuse (à laquelle manque juste l’immense Corridor). Pour exorciser sa peine, leur peine, le cinéaste retourne sa caméra sur lui-même, engagé dans un voyage rituel avec sa fille cadette. En off, il prend la parole et à l’image, entamant une course de fond, il magnifie le puissant combat d’une tortue géante pour se reproduire, un geste vital à la limite de l’épuisement pour un résultat qui tient de l’aléatoire et de l’éphémère. Bartas ne s’attarde pas sur la cruauté. Elle est là tranquillement installée sur ses longues pattes dans le cadre de nos existences. Et pour rendre hommage à Ina Marija, en sus de deux séquences d’archive entêtantes, il pose son regard sur sa petite sœur, peut-être la reconnaît dans Una, toute à la joie d’accaparer l’affection paternelle et d’aimanter la caméra. Comme il filme la nature, il observe patiemment les jeux des enfants, la capacité de l’émerveillement de l’être humain et leur propre survie, les feux de camp, la pêche… Ce qui reste à la fin sur le sable. Les témoignages des habitants s’invitent alors pour parler très humblement des difficultés de la vie au Mexique, de la faim ou de la reconstruction après un cyclone normalement dévastateur. Plus tard, une belle scène enregistre la fête des morts et le chant éraillé d’un ado accompagne leur retour à la vie. Il n’y a pas d’autocomplaisance mais une sincérité qu’il nous offre de partager pour guérir nos propres blessures passées et à venir par l’expérience simple et sans fards de la beauté. Inutile d’aller déterrer les fantômes comme l’ont pourtant fait les Cahiers pour balancer des comparaisons indécentes à moins de ne vouloir jouer soit-même les oiseaux de proie. Car si on se laisse aller, la nature nous guérit de notre propre importance comme de notre peur de la mort. Ce miracle est ici rendu possible par la petite équipe du cinéaste à commencer à l’image et au montage par Alina Lu, également productrice et qui accompagne Bartas depuis Frost.

Leibniz (2025)
Grosse affluence pour ce second tableau de maître signé Edgar Reitz, Leibniz, justement sous-titré chronique d’un tableau perdu. Dans ce quasi huis-clos au petit nombre de personnages, on s’agite autour d’un portrait à réaliser. Le tout est d’une sobriété tranquille, sereine, que n’aurait sans doute pas renié le philosophe. L’intrigue en demi-teinte, pour aussi intéressante qu’elle soit, est largement dépassée par les thèmes évoqués ici : vérité, réel, représentation ou existence de Dieu. Contemporain de Spinoza, Leibniz est partageait notamment sa critique du cartésianisme, même si on connaît généralement plus ses critiques à l’égard du spinozime. Quel tableau, mais aussi quel film pourraient donner à entrevoir les puissances de l’esprit depuis le trou de souris de la caméra ou dans la réduction d’un miroir ? La modération semble ici régir toute la mise en scène. Mais la réussite de Reitz est d’arriver à faire bouillir passion et réflexion sous la couche de verni clair-obscur. Aux longs échanges philosophiques se substitue donc un réel intérêt pour la peinture et sa technique, sa matérialité (boyaux de porc, pigments…). Ce sera aussi ce peintre de fiction qui permettra d’interroger le philosophe, de confronter ses idées à notre époque, sa radicalité. Une histoire de tableau, c’est souvent l’histoire d’un secret, même lorsqu’il se referme sur lui-même, d’un hors champ mémoriel mouvant, balançant ici entre les grands de l’époque ou la nature transgenre du peintre. Si Reitz semble privilégier l’ironie à travers son personnage, le ton peut être plus sarcastique ou même virer à la parodie (celle de l’étiquette espagnole), mais dans un calme princier. On découvre alors un Leibniz sentimental, troublé, lui qui voulait justement prendre en compte l’individualité et la singularité. Pour cela, la lumière intérieure est maîtrisée de façon miraculeuse. Les rares extérieurs brumeux n’en sont pas moins intenses, les perspectives prodigieuses. La vérité, c’est que ce film est d’autant plus grand qu’il passionne avec peu et ramène à une époque où les films historiques avaient une toute autre philosophie (voir Le procès du roi de João Mario Grilo dans les autres comptes-rendus). Comme chez Oliveira, le privilège de l’âge (Reitz a quand même 93 ans et pour ce, coréalise le film avec Anatole Schuster) lui confère cette paix de l’esprit apte à saisir le frémissement de l’invisible pour ainsi densifier le réel et nous permettre de retrouver l’Histoire par le Dieu cinéma.

The mastermind (2025)
On ne peut que se féliciter de la promotion de la comparativement toute jeune Kelly Reichardt au magisterium lisboète avec ce neuvième long-métrage en trente ans. Tout en ton automnal, c’est une de ses beautés que de cultiver la légèreté et ce jusque dans sa douce mélancolie pour peindre l’effondrement de son anti-héros. Drôle, émouvant, désabusé mais ironique, cette gamme de tons accompagne une mise en scène précise, elle-même aussi soignée que la préparation d’un casse. Il y a un grand plaisir à faire ici du cinéma et même à raccorder aux classiques (les musées de Vertigo et de Pulsions comme bibliothèque matricielle pour amateurs de male gaze) pour déconstruire le genre et railler la masculinité. Format carré, couleurs beiges et brunes en monochromes qui aplatissent et glacent les seventies plus qu’elles ne les réchauffent, jazz de bon ton de Rob Mazurek, Reichardt chiade son film, plus stylisé que seulement vintage. Il s’agit ici d’enchaîner les péripéties dans un decrescendo tout en gagnant l’assentiment du public, nous poussant à examiner froidement la chute de James, père de famille inconséquent dont les idées de génie deviennent de plus en plus pathologiques au fur et à mesure du temps du récit ; et c’est dans cette fuite en avant que Kelly Reichardt trouve l’originalité de son rythme et y puise sa force, quand la cavale pédale dans la semoule. La dramaturgie érige le pathétique en horizon et ce Mastermind s’élève à peine au dessus du stade du cochon. Si on rit, on ne pourra pas accuser la réalisatrice de faire l’éloge du foireux. Le casse frôle la débilité, d’où une scène hilarante. Mais le résultat de cette immaturité générale n’a lui rien de glorieux vu depuis le point de vue de Terri, sa femme. Cette même épouse qui était le réceptacle de ses enfantillages dès la scène d’introduction, où c’était finalement James lui-même qui se réfugiait alors tout entier dans son sac à main et un non ce petit soldat de plomb. Le rapport à ses fils en dit aussi long. Ils sentent venir les choses bien mieux que le spectateur et ont eux aussi, à leur niveau, des réactions irrationnelles certes, mais enfantines. Et jusqu’au final, on doute du moindre bon sens de James, trop égocentrique pour se soucier du monde réel qui l’entoure. L’ensemble est brillamment monté par la réalisatrice pour jouer tout du long sur ce double mouvement, mais à la main de maître on préfèrera en revenir encore à la peinture et parler de patte qui englue ici celle d’une époque dénuée de toute nostalgie. Un regard un peu plus dur qu’à l’accoutumée et qui pourra en hérisser certains.
A venir dans les prochains comptes-rendus consacrés au LEFFEST, des films de Hal Hartley, Arturo Ripstein, Isabel Ruth et bien d’autres encore…
Remerciements : Nuno Silva et toute l’équipe du LEFFEST.
Photo de tête : Public au cinéma Sao Jorge 3-Photo Bruna Buniotto – LEFFEST tous droits réservés
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