Kontinental 25 de Radu Jude : l’huissière, le sans-abri et la mémoire urbaine
Ce n’est pas un documentaire qui ouvre la 36e édition du FID, et pourtant Kontinental 25 en possède tous les élans : urgence du tournage, décor brut, présence du réel. Radu Jude y signe un film sec, drôle, déstabilisant, tourné en dix jours à l’iPhone 15, avec la liberté extrême que permettent les moyens légers. L’effet est immédiat : une caméra libre, nerveuse, qui traque la ville comme un corps à vif. Cluj devient ici un espace en mutation, un théâtre urbain où se joue le drame feutré de la dépossession.
Le point de départ est simple, presque programmatique : Orsolya (magistrale Eszter Tompa), huissière de justice, est chargée d’expulser un sans-abri installé dans le sous-sol d’un immeuble du centre-ville, voué à être transformé en hôtel de luxe, Le Kontinental. Mais ce qui aurait pu être une chronique de plus sur la brutalité sociale prend ici un tout autre chemin : c’est l’huissière qui culpabilise. L’inhumanité est attendue chez l’État, elle surgit dans la mécanique intime d’un regard qui vacille. Orsolya est rongée par les doutes, les contradictions, et plus encore par ce qu’elle ne parvient plus à habiter : son travail, son quartier, son couple, son époque.
Radu Jude ne signe pas un film « sur les sans-abris », à la manière de Rosetta (Dardenne), Shelter (Paul Bettany) ou plus récemment Les Invisibles (Louis-Julien Petit). Il fait quelque chose de plus trouble : il retourne la caméra vers celles et ceux qui participent, à visage humain, à cette violence d’expulsion. Il n’humanise pas l’institution, il en démonte l’engrenage moral. C’est moins une dénonciation qu’une dissection. Le film n’érige pas Orsolya en sainte repentie : il la montre, ambivalente, parfois ridicule, filmée dans la trivialité de son quotidien, entre textos, deuil, sexe bancal et solitude résignée.
Si Ion, le mendiant que l’on découvre dans un parc décoré de dinosaures en plastique, semble au départ un simple élément de décor urbain, sa présence va hanter peu à peu l’héroïne. La culpabilité infiltre le récit par capillarité. Les ruptures de ton – scène de sexe absurde dans un parc, menaces surréalistes d’un prêtre (Șerban) contre un enfant trop bruyant – injectent dans le réalisme une dose de grotesque profondément humaine.
L’autre audace du film tient à son choix de tournage intégral à l’iPhone 15, en seulement dix jours. Ce dispositif léger, maniable, quasi invisible, permet à Jude de capter au plus près les vibrations du réel, dans une esthétique quasi documentaire. Les visages sont saisis dans leur vérité nue, les gestes sont filmés sans apprêt, et les lieux — halls d’immeubles, parkings, forêts en friche, appartements vides — conservent leur rugosité brute. Cette approche évoque le cinéma des frères Lumière, mais filtrée par l’accélération numérique et l’instabilité contemporaine. Le grain de l’image, les légers tremblements du cadre et la lumière naturelle participent d’une poétique de l’urgence, d’une précarité visuelle qui épouse le sujet du film : celle des existences menacées de disparaître du champ.
Tourné en plans fixes brefs, à la manière des premiers films Lumière (que Jude revendique ici comme influence), Kontinental 25 s’inscrit aussi dans une réflexion plus large sur l’habitat. Ce n’est pas seulement Ion, le sans-abri, qui est délogé. C’est aussi Orsolya elle-même, déplacée de sa propre place : d’abord dans la ville (son quartier de Foresti détruit et remplacé par une architecture standardisée), puis dans son métier (qu’elle ne reconnaît plus), et enfin dans son intimité. Le film devient ainsi une méditation politique sur l’impossibilité contemporaine d’habiter. Habiter un lieu, une fonction, un corps, un rôle. Et ce n’est pas un hasard si les seuls lieux de refuge deviennent absurdes ou inquiétants : un parc à dinosaures en plastique, un confessionnal menaçant, un terrain vague.
Dans ce paysage désaffecté, Eszter Tompa, à travers sa lente dégringolade, porte le film avec une intensité sourde. Le deuil qu’elle traverse – jamais explicité, toujours en creux – contamine tout. Ce deuil est celui d’un monde : celui où l’on pouvait croire qu’une place nous revenait. Jude, fidèle à son goût du montage cognitif, ponctue le récit d’images absurdes ou triviales, qui viennent heurter notre perception. Et l’on se souvient d’autres fictions sociales tournées au smartphone (Une famille de Jay Rosenblatt, Tangerine de Sean Baker), où le dispositif même devient un outil de friction entre le réel et le regard. Le film aborde aussi de front la question de « l’habiter » : que signifie encore habiter un lieu, une fonction, une mémoire ? On pense à
Nomadland de Chloé Zhao, à Florida Project du même Sean Baker, mais encore à Europa ’51 de Roberto Rossellini, autre grand film sur une femme confrontée à une crise de conscience, mais ici la quête de sens ne mène à aucun salut. Jude ne donne pas de réponse, il pose un regard désillusionné, jamais cynique.
Kontinental 25 est un film de seuils : entre documentaire et fiction, entre passé et présent, entre compassion et impuissance. Et il interroge ce qu’il reste d’humain dans les rouages. Un geste modeste, mais d’une lucidité troublante.
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