Cannes 2025 (Compétition) – Kelly Reichardt – « The Mastermind »

The MastermindKelly Reichardt dynamite le mythe du braqueur

Avec The Mastermind, présenté en compétition officielle à Cannes 2025, Kelly Reichardt signe un coup de force tout en douceur. À rebours du spectaculaire et de l’adrénaline virile qui nourrissent habituellement le film de braquage, la réalisatrice américaine, révélée par Old Joy et confirmée par First Cow, impose une anti-épopée lente et mélancolique, où le vrai cambriolage est celui des illusions : celles de la réussite, de la virilité, du pouvoir masculin sur le réel.

© Filmscience

Nous sommes dans le Massachusetts, en 1970. James Blaine « JB » Mooney (Josh O’Connor, incandescent de vulnérabilité) est charpentier sans emploi, mari effacé, père débordé. Étouffé par le quotidien, il se rêve voleur de tableaux : quatre toiles d’Arthur Dove qu’il projette de subtiliser d’un musée local. Mais ce projet n’a rien d’un casse à la Ocean’s Eleven. Ici, pas de gang charismatique, pas de montres synchronisées. Juste un homme usé, à côté de ses pompes, qui tente maladroitement de mettre sa vie en mouvement. Un « coup » sans suspense, dont le véritable enjeu est existentiel : comment rester debout quand tout en soi s’effondre ?

Josh O’Connor, déjà salué pour The Crown et La Chimère, atteint ici un sommet d’interprétation. Tout en silences, en gestes entravés, en regards en coin, il incarne l’échec sans pathos, la détresse sans démonstration. C’est un anti-héros comme rarement le cinéma américain en a offert : ni rebelle, ni sauveur, ni même attachant — juste humain, désespérément humain.

Reichardt filme les années 70 sans nostalgie ni effet de style. Les décors, les costumes, les objets semblent tirés d’un album de famille jauni : tout respire l’authenticité, jusqu’à la poussière sur les tapisseries. Mais si ce réalisme est saisissant, c’est qu’il sert un propos politique : The Mastermind interroge ce moment de bascule où l’idéal masculin s’est fissuré, où le fantasme de toute-puissance a révélé sa vacuité. En braquant sa caméra sur un homme qui rate tout, Reichardt questionne les figures du pouvoir : Et si le « mastermind » n’était qu’un mirage ?

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On pourrait croire à un geste féministe. Et il l’est sans doute, mais sans slogans. Car la réalisatrice ne cherche pas à dénoncer : elle observe, avec la patience du regard documentaire, ce qui se défait — en silence. Le film devient alors une réflexion sur la fin du male gaze braqueur, celui qui, depuis Rififi jusqu’à Heat, encensait les hommes de l’ombre, les génies criminels, les faiseurs de plans. JB, lui, n’a pas de plan. Juste un désespoir mal canalisé.

Face à lui, Alana Haim, révélée par Licorice Pizza, incarne Terri avec une justesse désarmante. Pas une muse, pas une épouse sacrificielle : une femme, tout simplement, ancrée dans le réel, qui observe son mari s’enfoncer avec une tristesse résignée. C’est l’un des rares rôles féminins récents qui échappe totalement aux clichés du genre.

Esthétiquement, The Mastermind est un bijou. La photographie de Christopher Blauvelt déploie une palette de bruns, d’ocres et de verts délavés qui évoque autant les tableaux de Dove que la rouille sur les âmes. La caméra de Reichardt est précise, mais jamais démonstrative : elle cadre de biais, floute les perspectives, s’arrête trop tôt ou trop tard. Le montage, elliptique, déjoue toutes les attentes narratives. Ce qui compte ici, ce ne sont pas les actions, mais les vides entre elles. Ce n’est pas ce qui se passe, mais ce qui n’a pas eu lieu.

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Dans la continuité de Wendy and Lucy, Meek’s Cutoff ou Showing Up, Reichardt poursuit son exploration des marges — géographiques, sociales, humaines. Mais pour la première fois, elle affronte de front un genre masculin par excellence pour en détourner les codes. Le résultat est saisissant : un film de casse sans casse, un drame sans pathos, une tragédie sans héros. Un chef-d’œuvre discret mais coupant.

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The Mastermind – Kelly Reichardt explodes the myth of the bank robber

With The Mastermind, presented in Official Competition at Cannes 2025, Kelly Reichardt pulls off a gentle coup de force. Reversing the spectacular, virile adrenaline that usually feeds the heist film, the American director, revealed by Old Joy and confirmed by First Cow, imposes a slow, melancholy anti-epopee, where the real heist is one of illusions: those of success, virility and male power over reality.

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The setting is Massachusetts, 1970. James Blaine “JB” Mooney (Josh O’Connor, incandescent with vulnerability) is an unemployed carpenter, a self-effacing husband and an overworked father. Suffocated by daily life, he dreams of stealing paintings: four Arthur Dove canvases he plans to steal from a local museum. But there’s nothing Ocean’s Eleven about it. No charismatic gang, no synchronized watches. Just a worn-out, out-of-touch man clumsily trying to get his life back on track. A suspenseless “hit” whose real issue is existential: how can you stay on your feet when everything inside you is falling apart?

Josh O’Connor, already acclaimed for The Crown and La Chimère, reaches a peak of interpretation here. With his silences, restrained gestures and sidelong glances, he embodies failure without pathos, distress without demonstration. He’s an anti-hero the likes of which American cinema has rarely offered: neither rebel, nor savior, nor even endearing – just human, desperately human.

Reichardt films the 70s without nostalgia or style. The sets, costumes and objects seem to have been taken from a yellowed family album: everything exudes authenticity, right down to the dust on the tapestries. But if this realism is striking, it’s because it serves a political purpose: The Mastermind examines that pivotal moment when the masculine ideal cracked, when the fantasy of omnipotence revealed its emptiness. By focusing his camera on a man who misses everything, Reichardt questions the figures of power: What if the mastermind was just a mirage?

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It may seem like a feminist gesture. And it undoubtedly is, but without slogans. For the director is not seeking to denounce: she observes, with the patience of a documentary eye, what is being undone – in silence. The film then becomes a reflection on the end of the male gaze robber, the one who, from Rififi to Heat, praised the men of the shadows, the criminal geniuses, the plan-makers. JB, on the other hand, has no plan. Just misdirected despair.

Opposite him, Alana Haim, revealed by Licorice Pizza, plays Terri with disarming accuracy. Not a muse, not a sacrificial wife: simply a woman, grounded in reality, who watches her husband sink with resigned sadness. It’s one of the few recent female roles to escape the clichés of the genre.

Aesthetically, The Mastermind is a gem. Christopher Blauvelt’s photography deploys a palette of browns, ochres and washed-out greens that evokes Dove paintings as much as the rust on souls. Reichardt’s camera is precise, but never demonstrative: it frames at an angle, blurs perspectives, stops too early or too late. The elliptical editing thwarts all narrative expectations. What counts here are not the actions, but the gaps between them. It’s not what happens, but what didn’t happen.

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Following on from Wendy and Lucy, Meek’s Cutoff and Showing Up, Reichardt continues her exploration of the margins – geographical, social and human. But for the first time, she confronts a masculine genre head-on, hijacking its codes. The result is striking: a heist film without a heist, a drama without pathos, a tragedy without a hero. A discreet but cutting masterpiece.

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A propos de Frédérique LAMBERT

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