Comment sentir le pouls des années 60, monde d’hallucinations et de nouvelle donne artistique ? La 29e édition de l’Etrange Festival offre deux points de vue très inspirants sur la distance qui nous sépare de ce temps d’expérimentation.

D’abord avec Squaring the Circle (The Story of Hipgnosis), premier documentaire d’Anton Corbijn, en quelque sorte trait d’union entre les époques de ses fictions biographiques Life et Control. Le réalisateur retrace la formidable aventure de l’agence graphique Hipgnosis, à l’origine des pochettes de vinyles les plus emblématiques du rock des années 60 et 70. Dans ce temps-là, Photoshop n’existait pas, et les artworks se construisaient à partir de photos, de collages et de pas mal d’huile de coude. A Cambridge, Aubrey « Po » Powell (futur photographe du studio) et Storm Thorgerson (futur directeur artistique) sont des voisins qui finissent par se rencontrer. En 1967, leurs amis du groupe Pink Floyd – Syd Barrett vit un moment en colocation avec eux – leur demande de plancher sur la couverture de leur deuxième album, A Saucerful of Secrets. De fil en aiguille, la patte absurde, mystérieuse ou surréaliste de Hipgnosis séduit de plus en plus d’artistes. Ce sont ensuite Led Zeppelin, T. Rex, Paul McCartney, Peter Gabriel, 10cc et bien d’autres qui leur passeront commande, tandis que l’agence grandira par le savoir-faire de nouvelles recrues.

Success-story sans complaisance, le long-métrage convainc par sa lucidité. Grâce à une structure en succession de pochettes (et des coulisses associées) – le fameux carré dans lequel entre le disque circulaire, d’où le titre du film –, il fait défiler une chronologie d’amitiés, de projets d’équipe et de tendances musicales. On y parle certes d’une certaine époque, mais pas d’un entre-soi, car l’angle choisi est véritablement celui de la réflexion artistique autour des visuels, qui emmèneront Po, Storm et leurs collègues en shooting dans le Sahara avec des ballons (Elegy de The Nice), à Hawaï avec un mouton et un divan de psychanalyse (Are You Normal? de 10cc), à la Battersea Power Station de Londres avec un cochon gonflable (Animals de Pink Floyd), et même sur l’Everest (Wings Greatest de Wings). A chaque fois, Po explique l’idée initiale, le mauvais caractère de Storm, les points de vue des collaborateurs, les hésitations, ouvrant ainsi l’éventail complet du tâtonnement, qui nécessite souvent de faire et de refaire sans fin. Anton Corbijn propose un hymne à la liberté de créer, sans pour autant affirmer que « c’était mieux avant ». Il exhibe parfois les absurdités d’un système au budget illimité, au milieu de musiciens à l’égo surdimensionné. C’est passionnant sur le fond, et la forme soutient solidement le propos grâce à des vidéos d’archives, des interviews d’aujourd’hui (en noir et blanc) de tous les acteurs encore vivants de Hipgnosis – Storm est décédé en 2013, et l’agence a fermé ses portes au début des années 80, à l‘arrivée du punk – et de patchworks de photos. Jamais didactique, tout bonnement stimulant, Squaring the Circle (The Story of Hipgnosis) rappelle que la créativité est le fruit du collectif e et d’une bonne dose de débrouillardise.

Squaring the Circle (The Story of Hignosis) © Program Store

La Théorie du Tout (Compétition Internationale) répond en un sens aussi à la démarche de Hipgnosis, dans cette idée de faire naître une multitude d’univers et de dimensions à partir d’une idée —ici, c’est une théorie scientifique qui donne lieu à un foisonnement et un croisement des mondes, réels, imaginaires, ou conceptuels.

En 1962, Johannes Leinert, étudiant en physique, présente sa thèse sur « La théorie du tout », qui expliquerait la totalité des phénomènes physiques observés dans l’univers. Alors qu’il accompagne son directeur de recherche à un congrès scientifique dans les Alpes suisses, où un scientifique iranien doit démontrer une nouvelle théorie physique, de mystérieuses disparitions se succèdent, peu à peu, l’atmosphère se teinte d’inquiétante étrangeté, le ciel devient lourd, le soleil aveuglant, et la montagne glaciale et suffocante, sous la bande originale retentissante de Diego Ramos Rodríguez, à mi-chemin entre Richard Strauss et Bernard Herrmann. Arrivé au chalet, lors d’une soirée-concert, Johannes fait la rencontre de Karin, une énigmatique pianiste de jazz qui se met à lui conter les souvenirs d’enfance du physicien, comme si elle l’avait toujours connu.

Avec sa photographie épurée en noir et blanc, le film ne tombe jamais dans une esthétique artificielle et sans âme, et baigne dans une image semblant appartenir à une dimension temporelle nouvelle, à la fois teintée de mélancolie et de mystère. Dans La Théorie du Tout, la réalité rationnelle étayée grâce à la présence des physiciens et du congrès se dissout peu à peu dans l’énigme, la peur et l’obsession de la vérité. La montagne devient trop immense, trop menaçante, dissimulant un secret qui envahit peu à peu le récit, concentrant alors toute sa tension dramatique. Inondées de la musique assourdissante et omniprésente de Diego Ramos Rodríguez, les images perdent pied avec la réalité tout en suscitant un sentiment d’angoisse croissant et accablant—on pense notamment aux films d’Hitchcock—, mais créant également toute une dimension symphonique, où les montagnes ajoutent au sentiment d’immensité et d’infinité absconses. Sous la forme d’une quête obsessionnelle d’élucider le mystère, La Théorie du Tout compose un kaléidoscope d’univers sur deux niveaux, mêlant fantastique, thriller, manifeste scientifico-philosophique d’un côté, et le concept du multivers de l’autre. Le titre du film et son sujet de départ renvoient à une perceptive particulièrement ambitieuse, d’explication absolue du tout, mais se métamorphosant plutôt en un voyage mélancolique vers une vérité dont on ne sait si elle existe vraiment.

D’abord sous la forme d’une enquête à élucider, la contemplation prend le pas sur la péripétie énigmatique, donnant à voir une véritable œuvre polyphonique, où l’impénétrable mystère a quelque chose de bouleversant et magistral.

Edit : Le film a remporté Le Prix du Public et Le Grand Prix Nouveau Genre du Meilleur Film lors de la cérémonie de clôture. À sa sortie en salles en début d’année prochaine, le nouveau titre sera Universal Theory.

The Theory of Everything, Timm Kröger – Copyright Neue Visionen Filmverleih

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