Maureen Kearney « La justice aujourd’hui est en défaillance totale. C’est une deuxième agression. »

Découvrant La Syndicaliste au Festival du Film de Société de Royan, nous avons profité de la présence de Maureen Kearney, dont le film relate l’histoire, pour lui poser quelques questions. Sa gentillesse et son humanité nous auront durablement marqués.

Quelle a été votre implication dans la genèse du film ?

C’est Denis Robert, journaliste lanceur d’alerte, qui m’a dit qu’il connaissait un producteur qui pourrait être intéressé par mon histoire. Je ne le croyais pas, je me disais que ça n’intéresserait personne, que c’était déjà tellement difficile pour moi. Il m’a présenté au producteur Bertrand Faivre qui était partant. Jean-Paul Salomé a lu le livre « La syndicaliste » et s’est aperçu que Bertrand avait acheté les droits. Tout est parti de là. Et lorsqu’ils m’ont dit que c’était Isabelle Huppert qui était envisagée, je n’en croyais pas mes oreilles. Jusqu’au tournage du film je n’y ai pas cru. C’était difficile d’imaginer un film, une histoire, après ces six ans si compliqués. Une fois que j’ai été acquittée de ce délit imaginaire je pensais que c’était terminé, que plus rien n’allait se passer, que ça n’intéresserait personne.

Est-ce que le film constitue une étape supplémentaire dans votre reconstruction ?

Tout à fait. Il m’aide à me comprendre et à comprendre ce que j’ai vécu. Je ne m’étais pas rendue compte des différentes étapes. Et de le voir, je me dis « Merde, j’ai vécu ça ». J’insiste, j’ai été très soutenue, très accompagnée, avec beaucoup de solidarité, mais malgré tout, on est seule face à tout ça. Ce film me permet de grandir et d’être un peu plus légitime auprès des femmes avec lesquelles je travaille actuellement, elles aussi victimes de violences. Et de montrer qu’on peut s’en sortir. Que ce sera difficile, qu’on va souffrir, mais qu’il faut persévérer, ne pas lâcher. Même si on a envie d’abandonner souvent.

Quand on découvre le film, on pense que l’on va assister à un film de combat politique, mais on ne s’attend pas à ce revirement vers l’intime, une quête individuelle de vérité. Quels rapports voyez-vous entre ces deux combats ?

Sans le collectif je n’aurais pas tenu ces six années à me battre. Le premier procès était particulièrement dur, dans le film la juge est assez soft par rapport à ce qu’elle était vraiment. Ces moments-là, vous les vivez comme une agression, seule. La garde à vue, le juge d’instruction. En France on a les juges là-haut et vous êtes là assise sur une chaise seule au milieu.

Est-ce qu’il n’y a pas finalement une contradiction entre le terme même de « justice » et une action en totale contradiction avec ce qui est juste ? Un système de totale injustice.

Ah complètement ! Et je ne suis pas la seule à avoir vécu cette totale injustice. 225 000 femmes subissent des violences chaque année en France, 130 000 enfants, 30 000 hommes, ça fait 400 000 personnes par an. La justice est complètement déficitaire, elle ne fonctionne pas et tant qu’on n’admettra pas qu’elle ne fonctionne pas, ça continuera ainsi. Actuellement dans mon association on  travaille sur des thèmes comme  l’emprise et la manière de préparer les femmes qui ont eu le courage de porter plainte aux classements sans suite, car une grande majorité des cas est classée sans suite. Quand on porte plainte pour violence, il y a plus de chance que ce soit classé sans suite que d’aboutir à la justice. La justice aujourd’hui est en défaillance totale. C’est une deuxième agression. Moi personnellement aujourd’hui, je ne conseille même pas aux victimes de porter plainte. Ça serait encore plus dur. Les moyens ne sont pas là pour protéger, entourer les victimes avec bienveillance et justesse.

 

Votre engagement est désormais là ? Vous avez totalement laissé tomber les activités syndicales ?

Oui, mais je suis dans la défense des femmes depuis la fac, depuis les années 70, j’ai toujours été engagée dans la lutte féministe. Je suis arrivée à Areva dans la commission sur l’égalité des chances. On était que 18% de femmes en entreprise, les dix premiers salaires, c’était les mecs…

Est-ce que vos idéaux sont les mêmes aujourd’hui ?

Les fondations de ma vie ont été balayées après l’agression. Je n’étais même pas encore en garde à vue. Toutes les valeurs, les principes sur lesquels j’ai défendu ma vie ne tenaient plus la route et tout ce que j’avais en face de moi ne correspondait plus aux valeurs que j’avais envisagées en France, d’un point de vue institutionnel.  Ces valeurs, je les ai retrouvées chez les gens, elles sont chez les Français mais pas dans les institutions.

Finalement, vous vous êtes à nouveau rapprochée de l’humain. Vous semblez plus fragile lorsqu’il s’agit de vous aider vous-même que dans le combat pour les autres. Mais n’est-ce pas justement le propre de votre combat ?

Je suis irlandaise. J’ai eu une mère qui était communiste dans les années 60 en Irlande, ce qui n’était pas évident. Et elle n’avait qu’une seule idée en tête pour moi, éducation et indépendance financière. Et à l’époque ça ne se faisait pas. Moi j’ai été élevée ainsi. Ma mère écrivait aux politiques, ma grand-mère aussi.  J’écrivais, on ne répondait pas la première fois, mais au bout du dixième courrier on me répondait et je demandais un rendez-vous, que j’obtenais. Je croyais que c’était naturel et pareil ça en France mais pas du tout. Ça n’est pas dans la culture en France.

La peinture de ce parcours de femme dans un monde d’hommes nous a paru contemporaine et pertinente. Et on a l’impression que pas grand-chose n’a changé.

Oui, c’est ce qui est inquiétant. Je le vois avec les femmes avec lesquelles je travaille.

Dans le film la vérité des scandales n’apparaît que lorsque le mal est fait. Vous avez été prophétique mais vous n’avez pas pu empêcher les évènements de se produire. Comment voyez-vous cela aujourd’hui et est-ce que selon vous le monde a changé à ce niveau-là, ou bien est-ce que si la même chose devait se reproduire ça se reproduirait de la même manière ?

Je pense que ça se passerait pareil. Le nucléaire aujourd’hui est très inquiétant, nous n’avons plus les compétences, ni le savoir-faire. On a quand même licencié 4000 ou 5000 ingénieurs, des cœurs de métiers, des compétences précieuses. Et aujourd’hui en France nous avons le gros problème des réacteurs avec la fission. On a dû faire venir  600 ingénieurs des Etats-Unis pour essayer de colmater les réacteurs. On avait les compétences il y a dix ans. Plus maintenant.

Et au niveau silence et corruption ?

Il n’y a rien qui change. Je ne suis pas très optimiste, mais la corruption reste à combattre et je vois des combattantes et des combattants qui prennent la suite.

La réalité prise avec certains événements vous a-t-elle dérangée ?

Peut-être ne montre-t-on pas assez la sidération après un événement comme ça. On n’est quasiment pas présent. Pas en état de se défendre. Le cerveau ne fonctionne avec raison.

Quelle impression avez-vous eu de voir votre vie portée à l’écran ?

Très très étrange. La première fois que j’ai vu le film, je n’arrivais pas à m’en remettre, c’était troublant physiquement. Et j’ai me suis dit « Oh, on a traversé tout ça ? » et j’ai pris conscience que j’étais passé de l’autre côté, que la vie vaut la peine d’être vécue. Le film termine en quelque sorte une forme de thérapie.

Une dernière question sous forme de gag..Pensez-vous qu’Isabelle Huppert est crédible en professeur d’anglais ?

(Silence et sourire)

Disons que ça n’est pas du tout comme ça que je faisais mes cours, ni avec les enfants, ni avec les adultes

Propos recueillis le 3 décembre 2022 au Festival de Royan.

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