Jean-Claude Brisseau : « L’Art vous permet de retrouver vos douleurs, mais d’une manière qui aide à vivre »

À l’occasion de la sortie de son dernier film Que le diable nous emporte, Jean-Claude Brisseau nous a accordé un entretien. Il nous parle des raisons pour lesquelles il a opté pour la 3D pour ce long-métrage. Toujours fougueux, il évoque également la manière dont son cinéma ne cesse de se nourrir de ses réflexions sur le monde, la morale et la sexualité. Suite à l’annulation de sa rétrospective à la cinémathèque peu de cinémas ont osé prendre le film. Aucun spectateur ne pourra donc le voir en 3D en salles. Il nous semblait plus que nécessaire de défendre l’un des plus grands cinéastes français en activité en cette période où la censure reprend ses droits. Hasard symbolique du calendrier, nous avons effectué l’interview le jour même où devait s’ouvrir la rétrospective.

Olivier Rossignot : d’où vous est venu ce projet de film en 3D ?
J’étais sceptique sur les nouveaux procédés 3D. Mais après la panne de mon téléviseur, je m’en suis racheté un 3D en solde, et j’ai été curieusement très intéressé. J’ai vu un certain nombre de films en 3D, j’ai étudié le procédé, ce qui m’a donné envie de faire Des jeunes femmes disparaissent (2014), un premier essai un peu expérimental, mais pas dans son sujet : je voulais tester le relief sur l’érotisme et sur le suspense. En relief, on a tendance à regarder les lieux. J’ai essayé d’utiliser le relief pour faire du suspense sur du vide. Une fille a été agressée ; il est vraisemblable que les méchants sont encore là. Où sont-ils ? Avec le relief, nous regardons partout d’où ils vont surgir. J’ai fait ce film en quatre jours et demi et ça ne m’a rien coûté du tout. J’ai voulu renouveler l’expérience avec un long métrage : Que le diable nous emporte a donc été intégralement tourné en relief. Ça donne une vision quelque peu différente que dans la version 3D, en particulier dans ces séquences des filles dans les nuages.
J’ai toujours aimé filmer l’érotisme. Dès mon premier film super 8 d’une heure et demie, l’érotisme était présent. Je ne le faisais pas pour le public puisqu’à cette époque je ne pensais jamais avoir un public. Plusieurs personnes, en revanche m’ont prêté des films érotiques tels qu’on les fait maintenant et il y a un côté cradingue que je n’aime pas. Je n’aime pas filmer des choses laides, en particulier quand ça concerne le corps des femmes. Et puis, dans mon cinéma, il y a une utilisation presque régulière du sexe à la limite de la sublimation. De même que le thème de l’attachement revient souvent : l’attachement physique au corps des femmes est un des thèmes qui revient régulièrement. Pour moi, les rapports sexuels sont plutôt exaltants qu’autre chose.

Que le diable nous emporte

Que le diable nous emporte

Bénédicte Prot : votre film évoque à la fois des thématiques extrêmement sérieuses, tout en appelant à s’affranchir à se libérer. Il y a en lui comme une invitation à la légèreté…
Dans mon film, les gens sont en apparence plus ou moins libérés, mais gare au retour désagréable. Par exemple, la jeune femme qui envoie ces messages ment finalement beaucoup. Elle est à la recherche d’une certaine liberté mais ça n’est pas pour cela qu’elle l’obtient. Quant au personnage joué par Fabienne Babe, qui est en grande partie authentique – je n’ai rien inventé de son discours – il a été traumatisé dans l’enfance. La tentative de sublimation du trauma est son travail quotidien.

BP : à quelles règles obéissent vos personnages, finalement ?
Des règles, ils n’en ont pas.

OR : il y a un côté presque irréel dans cette générosité presque permanente d’un de vos personnages en particulier, qui prend des risques pour désarmer l’amoureux éploré violent, qui se donne à lui ensuite…
Oh, mais parce qu’elle en a envie aussi. Elle le trouve beau mec. Par contre, cette fille qui est particulièrement gentille utilise l’argent de son père pour aider tout le monde, c’est finalement celle qui se fait un peu berner. Elle est d’une générosité totale. Mais des gens qui sont généreux, ça existe.

Que le diable nous emporte

OR : je me posais des questions sur la réalité et sa représentation. Vous considérez-vous comme un cinéaste réaliste ou au contraire, rêveur, idéaliste ?
Idéaliste, non. Mais j’ai tendance à me confronter au réel. Dans notre vie, il y a un mélange de réalité concrète et d’éléments de types fantastiques auxquels nous sommes confrontés. J’avais fait Céline dans lequel on voyait toute une série de phénomènes parapsychologiques, que j’ai vécu moi-même à 90 %. J’utilise très peu le mot matérialisme, mais réalisme, oui, et qui dépasse souvent la vision idéologique militante.

BP : quand je suis sortie du film, j’étais presque dans cet espèce de vertige, celui de l’éclat de rire. Je ne savais pas quoi en faire. Et j’ai senti deux injonctions contradictoires, l’une qui inciterait à se libérer et à ne pas se prendre au sérieux et une différente. Et on a l’impression qu’à chaque fois qu’on aboutit à une réponse, cette réponse se formule comme une contradiction radicale.
Il y a en effet souvent deux aspects, mais tous les personnages du film ont été confrontés à la souffrance et à la détresse, d’où le titre Que le diable nous emporte. Quand il n’y a plus d’éléments qui supportent les êtres, contrairement à ce qu’on pense, ils sont paumés. Quand Fabienne est en train de parler de l’esprit de mai 68 qu’on a retrouvé dans les années 70 puis 80, elle dit « Vous êtes trop jeunes pour avoir vécu ça « il est interdit d’interdire ». À l’époque où j’ai écrit Choses secrètes, on m’avait demandé d’écrire un film sur un amour interdit. Quand j’ai écrit le scénario de Noce Blanche, les interdits étaient partout. Il fallait que je trouve un interdit qui soit légitime pour le personnage confronté à cet interdit, et légitime pour le public aussi. À l’époque, le personnage de Cremer, confronté à un amour interdit, on le rejetait.

Céline

BP : d’un point de vue érotique, je n’ai pas trouvé le film particulièrement émoustillant…
Ça n’était pas le but.

BP : on se demande si le désir et le plaisir peuvent vraiment exister hors des zones de tension…
Je vais évoquer quelque chose allant un peu dans ce sens. Je me rappelle d’une fille qui m’avait dit qu’heureusement qu’il y avait une interdiction sur les caresses, car elle se masturbait régulièrement. Elle avait du plaisir car c’était interdit. Si c’était autorisé, cela ne l’intéresserait plus. Si vous lisez le nouveau testament, et que vous lisez L’épître aux romains de Saint Paul, il dit que les 10 commandements ont apporté un péché qui n’existait pas avant eux, et avec ce péché le désir de transgresser. Lacan a repris ça dans un de ses séminaires et dans une bonne partie de sa philosophie, ce qui impliquerait qu’il y un rapport entre l’interdit et le plaisir. La recherche du fruit défendu n’est pas une nouveauté, mademoiselle.

Que le diable nous emporte

OR : je définirais bien Que le diable nous emporte comme un « conte amoral » dans cette manière malicieuse que vous avez de défier la norme tout en guidant vos personnages…
On y voit effectivement des personnages amoraux, mais je ne pense pas nécessairement comme les personnages de mon film. Le regard pour faire réfléchir davantage peut être ambigu pour éviter de faire des films trop manichéens. Je suis plus nuancé. Je vois quand même que l’absence de règles, y compris morales, aboutit au fait que les gens soient paumés. Dans le film, deux filles et deux garçons sont un peu perdus. On est obligé de façon souple d’avoir une ligne de conduite dans la vie, éventuellement un surmoi pour employer un langage freudien, mais pas un surmoi d’une sévérité totale ce qui entraîne la souffrance ou la maladie. Le personnage de Tonton souffre, par exemple, et essaie de trouver une autre solution que les médicaments par la méditation, en étant plus attaché. L’attachement, c’est un thème récurrent de mon œuvre.

OR : je vous dis ça car le film m’a nourri, plus encore en cette période de censure, car sans suivre les personnages pas à pas, j’y vois une quête de liberté et une émouvante façon de réinventer l’amour, un affranchissement de la norme morale …
Je suis bien d’accord avec vous, reste à savoir jusqu’où on peut aller au niveau de l’affranchissement de cette censure. On revoit ici des choses délicates, mais, c’est peut-être mon côté chrétien qui parle, je pense quand même que l’amour au sens fort est là, les choses sont différentes. Je citerais mon oncle, décédé maintenant, qui passa 25 ans dans les ordres et qui reprenait cette phrase de Saint-Augustin « Aime et fais ce que voudra ».

OR : dans  vous avez une vision assez partagée sur la libération sexuelle des années 70, à la fois source d’affranchissement, mais également de destruction…
Je pense qu’à un moment cette libération totale, rapide, a eu des inconvénients majeurs. Je vous avoue que les psychanalystes à cette époque-là auraient dû être un peu plus mesurés sur un certain nombre de décisions qu’ils ont pu prendre. Ceci dit, je suis en train de relire un séminaire de Lacan – encore lui – que j’admirais beaucoup au début de ses séminaires, où il réagit en revoyant une analyse par Freud du personnage de Dora. Il s’aperçoit que Freud dit qu’il s’est trompé en présumant que Dora était amoureuse du mari de la maîtresse de son père. Il ne s’est pas rendu compte qu’elle était amoureuse de la maîtresse. Par rapport à l’aveu de Dora quant à son amour pour la femme, Lacan dit qu’il faut assumer son désir, mais cela pose un problème considérable, en particulier si vous avez un désir interdit.

BP : il y a un thème que je trouve intéressant c’est que dans ce film, les choses se passent différemment que dans la vie…
C’est peut-être que je rencontre parfois des gens qui ne sont pas le reflet de tout le monde, mais ce qui m’avait choqué, c’est que c’était possible. Une fille m’avouait qu’elle discutait avec un mec, le mec a du charme, ça marche. Il lui demande de monter à l’hôtel, elle monte. Il y a eu des modifications considérables dans les mœurs. J’ai remis ça un peu dans mon film.

BP : et c’est ça qui est plaisant et libérateur, d’habiter cet univers, et en même temps il y a ce personnage qui travaille justement sur la notion de naturel au théâtre, qui est plus un travail…
J’ai hésité à garder cette séquence sur le naturel au travail d’autant que j’aurai dû ajouter quelque chose. A l’époque de Racine, comme il n’y avait pas de micro, les vers étaient écrits pour être chantés. Mais c’est vrai que le naturel au niveau du jeu est arrivé avec les moyens techniques, ce que j’explique dans le film. Moi qui ai beaucoup travaillé avec des jeunes gens qui n’avaient jamais joué la comédie de leur vie, il faut apprendre. On peut passer des après-midi à les faire apprendre à ne pas jouer, mais en même temps à redonner des émotions qui sont les nôtres. Je me souviens d’une anecdote avec Vanessa – qui est une fille très intelligente et très douée pour le cinéma. Le tournage était commencé, et à chaque fois je lui demandais de me raconter, avant de commencer, une histoire proche dans ce qu’elle avait vécu de la scène qu’elle allait tourner. Au bout d’une semaine, elle m’a dit qu’elle en avait marre et que je l’obligeais à raconter sa vie. Et Cremer lui a dit : « Mais tu ne vois pas qu’il t’invite à répéter, mais d’une autre manière ? » Gabin ou Cooper utilisaient la même technique, intériorisant le texte au point de le vivre. On raconte qu’à un moment il baisait avec Ingrid Bergman et qu’elle lui a demandé ce qu’il lui racontait. Il a répondu « mais tu ne vois pas que je suis en train de répéter le texte avec toi? ». Au cinéma, le moindre petit regard, clignement des yeux que parfois le metteur en scène ne voit pas, la caméra le voit, et cela prend un sens. Il faut apprendre à faire confiance à la caméra ou au metteur en scène et ça s’apprend.

BP : mais dans la vie est ce qu’il ne faut pas la réapprendre, cette spontanéité ?
Peut-être. Mon oncle me disait que dans la vie, on passait tous notre temps à jouer la comédie. Mais quand on joue la comédie au cinéma, on doit faire la même chose avec le texte des autres. Je dois vous dire d’ailleurs que les femmes ont nettement plus de facilités que les hommes.

Que le diable nous emporte

OR : vous sentez-vous vous en phase avec l’époque ? Vit-on une période de perte de spiritualité et vide culturel ou au contraire une période de quête ?
Je ne peux pas répondre de façon aussi vaste que ça. Je pense de toute façon que la vie a en général quelque chose de spécifiquement tragique. La recherche du bonheur et de la liberté, on l’a tous, mais qu’est-ce que le bonheur et la liberté ? On en sait fichtrement rien, si on veut le définir. On n’a pas tous les mêmes moyens pour vivre. J’ai toujours été à la fois marxiste et freudien. Je suis nuancé par rapport à ces questions. J’estime peut-être avoir eu de la chance. Mais vous savez, j’étais beaucoup plus heureux quand j’étais enseignant qu’en faisant du cinéma. J’ai enseigné, parce que je l’avais demandé, dans les classes d’enfants difficiles. Quand j’ai fait De Bruit et de fureur, tout le monde, surtout à gauche, m’a attaqué. Et quelques années après, on disait que j’avais été prophétique. Même à cette époque, je mettais tout mon argent à réaliser des tout petits films, ça me permettait d’extérioriser mes problèmes pour ne pas dire les sublimer. Je dis toujours à ceux qui font des professions artistiques qu’ils ont cette chance de pouvoir extérioriser par l’exercice de leur art, alors que ceux qui ne l’ont pas peuvent souvent être condamnés à souffrir. Pour arriver à un minimum de sublimation, il faut selon moi rentrer dans le langage. Les arts vous permettent quand vous les pratiquez de façon active, ou passive en tant que spectateur de retrouver vos douleurs, mais d’une manière qui aide à vivre.

De bruit et de fureur

OR : je me demandais (c’était déjà frappant avec Céline ou À l’aventure) si votre cinéma ne parlait pas régulièrement de quête du bonheur et si chaque aventure héroïque n’était pas pour vous une forme d’initiation ? Est-ce que chaque héros exposerait – à chaque époque de votre vie – l’état de votre réflexion sur l’homme et le monde ?
Il y a quelque chose qui est de cet ordre-là, mais je ne veux pas trop le crier, car je ne veux pas que mes films apparaissent comme intellectuels. J’aurais aimé qu’ils apparaissent comme publics, voire grand-public. Souvent, les films ont comme point de départ une envie liée à une réflexion sur la vie qui évolue avec l’âge et la situation. C’est ma ligne directrice, que j’essaie de masquer. Car je ne veux pas souligner un propos philosophique par quatre traits de crayons.

OR : vous n’avez pas de remède miracle pour la recherche du bonheur ?
Non, monsieur, je n’en ai pas.

Merci à Jean-Claude Brisseau et Jean-Marc Feytout d’avoir rendu possible cet entretien. 

Lire la chronique de Bénédicte Prot du film Que le diable nous emporte de Jean-Claude Brisseau.

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