Entretien avec le réalisateur David Oelhoffen et les acteurs Sofiane Zermani & Réda Kateb pour le film « Frères Ennemis »

À l’occasion de la sortie de Frères ennemis, le troisième long-métrage de David Oelhoffen, nous avons pu nous entretenir avec le réalisateur, Sofiane Zermani (aka Fianso pour les amateurs de rap français) ainsi que Réda Kateb. Nous en avons profité pour revenir en détails sur un film et cinéaste qu’il nous semble important de défendre.

Copyright David Koskas – One World Films 2018

Après avoir flirté avec le western avec Loin des hommes, Frères ennemis s’inscrit dans le registre du polar, quel était le point de départ de ce nouveau film ?
David Oelhoffen : Effectivement, Loin des hommes était déjà, d’une certaine manière, un film de genre, du moins s’il était centré sur ses personnages, il prenait pour enveloppe le western, ou l’un de ses cousins comme le western européen. Frères ennemis reste centré sur ses personnages, mais prend cette fois l’enveloppe du thriller ou du polar.
Pour le point de départ, il se trouve que j’ai eu accès à une documentation privilégiée. Par le biais, d’une amie avocate, j’ai pu rencontrer un certain nombre de trafiquants de drogue qui ont accepté de me parler. Ils étaient généralement en procès et ne cherchaient pas à se cacher, à ce moment-là je ne savais pas encore si j’en ferais un film ou même si la matière serait intéressante. J’ai été très vite surpris par le décalage qu’il pouvait y avoir entre la projection que l’on peut se faire de la vie criminelle (nourrie par les films, par les livres,…) et ce qu’ils me racontaient de leurs vies.
J’ai découvert une vie faite d’attente, de stress, une facette qui était tout sauf romantique de cette vie marginale où les problèmes ne sont finalement ni la loi, ni la police mais la concurrence, les arnaques, les coups bas,… L’aspect qui m’a le plus frappé étant le rapport à l’argent gagné, le paradoxe entre une sorte de capitalisme sauvage et l’absence de progrès social qui subsiste. L’argent ne peut pas vraiment être dépensé, les gens sont contraints de rester dans le même quartier, condamnés à se faire discrets. Davantage que l’envie de faire un polar et indépendamment du trafic de drogue, j’ai pensé qu’il s’agissait d’une bonne matière d’un point de vue sociologique pour parler de la difficulté de l’ascenseur social en France et du mythe qu’il représente.

L’impossibilité à gravir l’échelle sociale se ressent aussi dans le choix des décors, avec la sensation que l’action est restreinte à une zone centrale vers laquelle on revient régulièrement…
David Oelhoffen : Le film est né de discussions avec des trafiquants de drogue mais aussi avec des policiers et des habitants des quartiers. Le rapport des habitants avec leur quartier, leur cité, m’a semblé beaucoup plus complexe que ce qui est la plupart du temps décrit dans les films, du moins j’ai découvert une ambiguïté que j’ai rarement retrouvée au cinéma. Il y a dans le quartier, une identification, une fierté, un amour mais aussi dans le même temps une détestation. Par exemple, la cité Gagarine où nous avons tourné, les gens qui l’habitent s’octroient le droit d’en dire du mal, mais seront prêts à défendre bec et ongles leur territoire si quelqu’un venu de l’extérieur devait dire quelque chose de négatif dessus : ils vont le prendre personnellement. J’ai cherché à retranscrire ce rapport avec les moyens du cinéma, où le quartier est à la fois un cocon et une prison, un labyrinthe et en même temps une protection, un refuge. J’avais envie, dans le traitement graphique de la cité, qu’elle soit par moments anxiogène et à d’autres qu’elle soit belle, comme par exemple les vues sur les toits. Le traitement visuel n’est pas arbitraire, je voulais que l’on retrouve ce que j’avais pu sentir lorsque les gens que j’avais rencontrés me parlaient.

Sofiane Zermani : Si je peux appuyer le propos de David, disons qu’en quelque sorte, le quartier vaut plus que l’individu, plus que la personne. Il y a une espèce d’identification, d’appartenance qui va même au-delà du pays d’origine. Quand gamin, tu es amené à retourner au bled, on te fait comprendre que tu n’es ni algérien ni malien, etc ce qui s’ajoute au lieu où tu vis, à savoir la France, avec lequel tu es déjà dans une forme de confrontation. Ce rejet de ces deux origine se répercute sur ton amour pour ton quartier.

David Oelhoffen : Nous avons tous besoin d’un sentiment d’appartenance et, quelque part, moins tu as l’impression de faire partie d’un projet national, d’un projet global, plus tu as la sensation d’être mis de coté, plus ce sentiment d’appartenance au fort quartier est fort. C’est assez spectaculaire à voir. Je l’ai vécu de façon beaucoup plus soft car je suis d’origine espagnole, je suis né en Espagne mais comme ce n’est pas marqué sur mon visage, ce n’est pas aussi lourd à porter. Néanmoins, j’ai pu sentir cette tension quand je rentrais dans ma famille en Espagne, cela contraint à forger son sentiment d’identité autrement. Chez moi c’était une tension, chez d’autres c’est une faille et je crois que le cinéma a vocation à ressortir ce qu’on ressent intimement chez soi, de façon plus spectaculaire, de façon plus forte. Cette tension que j’ai pu vivre sur un mode relativement non douloureux, d’autres la vivent de façon beaucoup plus dure. Voilà pourquoi j’ai voulu me tourner vers eux pour raconter mon histoire car je pense qu’il s’agit de la même logique.

Copyright David Koskas – One World Films 2018

Si l’on retrouve dans le film certaines figures de style obligées du polar, on ressent surtout une envie de démythification, un refus du spectaculaire…
David Oelhoffen : À l’écriture, il y avait une volonté d’écrire la vie criminelle telle que je l’avais ressentie, de façon non romantique, non lyrique où les gens vivent dans la peur, où l’on peut mourir en une seconde. J’avais envie de filmer la violence de façon sèche et brutale, anti-spectaculaire, parfois même un peu dégueulasse. Les gens ont beau être courageux et structuré, ils ont peur ! Ensuite il y a l’interprétation, nous avions sans arrêt envie de se raccrocher au réel, d’être au plus près de ce qu’on l’on peut en percevoir et ainsi se refuser à être dans le fantasme de ce que serait la vie criminelle, le trafic de drogue dans une cité… On a essayé d’être fidèle à ce qui est logique pour le personnage en se posant les questions suivantes : Est-ce qu’on est dans le lyrisme ou est-ce qu’on est dans la vérité ? Sur la question des dialogues par exemple, Sofiane et les autres comédiens ont beaucoup apporté. Il me fallait être attentif, l’interprète sent – s’il y a un minimum de confiance sur le plateau – si c’est juste ou si ça ne l’est pas, derrière cela engendre des discussions. Parfois le vocabulaire ne trompe pas, souvent les gars de quartier, emploient des mots comme « sombre » ou « sale » : on est très loin du romantisme. J’ai parfois, souvent même, la sensation que le film de genre tend à simplifier les problématiques intimes des personnages, j’ai donc essayé d’apporter toute la complexité dont je suis capable sur n’importe quel personnage, fussent-ils flics ou voyous, à l’écriture comme à l’interprétation. Les mecs de quartiers sont aussi complexes que ceux qui vivant dans le XVIe arrondissement, ça me semble être une évidence.

Au vu de l’importance du décor dans le film, aussi bien esthétiquement que narrativement, comment s’est fait le choix de la cité Gagarine (Drancy, Seine-Saint-Denis) comme principal lieu de tournage ?
David Oelhoffen : D’abord il s’agissait d’un quartier, qui me semblait beau par certains aspects. Il y avait ces toits que je trouve magnifiques, cette tour du 93 visible hyper étrange, visible au loin qui donne une sorte de repère… J’avais envie de montrer un quartier comme ceux qui me semblent majoritaires, à savoir des quartiers en mutations, que les gens peuvent à la fois aimer et détester. Un autre choix aurait pu orienter le film vers une forme de revendication, de démonstration et ainsi nous éloigner des personnages. Je pense, par exemple, à des quartier et cité proches de Paris livrées à l’abandon, à un point qui en devient purement scandaleux, mais ce n’est pas cette réalité-là que je souhaitais montrer. La cité Gagarine me semblait intéressante pour ces raisons, mais également parce qu’elle est située à vol d’oiseau, à seulement quelques kilomètres de Paris. La différence d’univers entre Paris et ce quartier ne dépend pas d’une distance géographique mais d’un problème de mentalité. Je me suis beaucoup attaché à ce lieu, sur le tournage nous avons eu la sensation d’être accueillis par les habitants. Il était primordial de ne pas leur donner l’impression que nous venions chez eux comme si nous allions au zoo, mais au contraire leur faire sentir que le regard que nous cherchions, visait la justesse et la bienveillance, loin des caricatures.

Peux-tu dire quelques mots sur la bande-originale composée par Superpoze ?
David Oelhoffen : Le choix s’est porté sur la musique électronique et plus particulièrement sur Superpoze, car je voulais que la musique accompagne non pas l’action, non pas la tension, mais l’humeur des personnages, qui sont assez tourmentés et assez sombres. On s’est mis d’accord avec Gabriel Legeleux [Ndlr : Superpoze], pour ne pas sortir de ce cadre-là, la musique a pour fonction de mettre en valeur les émotions des personnages, ces sonorités « modernes » me semblaient alors parfaitement convenir. J’aurais très bien pu demander à Sofiane de faire la BO du film mais la fonction de la musique aurait été totalement différente, elle aurait sûrement eu une dimension folklorique ou d’illustration des lieux… J’aime beaucoup la dernière plage musicale qui est très longue et accompagne la fin du film, elle contient des nappes extrêmement tourmentées, la musique a quelque chose d’instable. Il ne s’agit pas du tout d’une musique sérielle, elle est toujours en transformation, comme s’il n’y avait pas de repères, comme si elle ne tombait jamais complètement sur ses pattes. Je trouve que cela apporte une atmosphère d’inquiétude, sur laquelle j’ai pu m’appuyer, sachant que tous les choix de mise en scène étaient déjà faits et tournés vers l’instabilité, la perte de repères… Superpoze a l’habitude de musiques plus mélodiques, moins dark, sur cette bande-originale, il s’est aventuré dans des zones vers lesquelles il n’était pas encore allé naturellement.

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Comment as-tu pensé ton casting ? Avais-tu dès le départ en tête l’envie de retravailler avec Reda Kateb ?
David Oelhoffen : Le casting se fait à diverses étapes du processus. Dans le cas de Reda, il était dans mon esprit dès l’initiative du projet. J’avais beaucoup aimé travailler avec lui sur Loin des hommes, qui avait été un voyage dans tous les sens du terme : nous avions très envie de retravailler ensemble. Ainsi, lorsque j’ai réuni la documentation et que j’ai commencé à entrevoir un récit, j’ai tout de suite eu l’idée de ce flic d’origine algérienne, un peu coupé en deux, construit sur une faille. Ensuite, le scénario s’est nourri de conversations que j’ai pu avoir avec Reda, les tensions dont je parlais plus tôt, il les a lui aussi vécues, être acteur d’origine maghrébine en France n’est pas une chose anodine, il n’y a qu’à voir les premiers rôles qui lui ont été proposés. Le personnage de Driss (Reda Kateb) porte les problématiques politiques et morales les plus fortes du film, aussi parce que Reda était impliqué dès le départ. Concernant Matthias Schoenaerts, je l’avais découvert dans Bullhead [Ndlr : Michaël R. Roskam, 2012], j’avais très envie de travailler avec lui, j’ai toujours apprécié cette espèce de mélange de force physique, de charisme et en dans le même temps de fragilité, d’hyper sensibilité. Le personnage de Manuel me semblait vraiment lui correspondre, ce fut le premier acteur à qui j’ai proposé le rôle et heureusement pour moi il a dit oui : c’était mon casting idéal. Quant aux rôles secondaires, ils viennent après, une fois que le duo est bâti. Par exemple, pour Sofiane, je l’avais vu dans un court-métrage qui s’appelle Terremerre [Ndlr : Aliou Sow, 2015], je lui ai fait passer des essais et il m’a semblé très bon. [Attention léger spoiler] Pour le rôle d’Imrane, je cherchais un acteur solaire qui dégage un truc très fort, je voulais qu’il laisse un trou dans le récit au moment où il disparaîtrait, c’est ce qui m’a mis sur la piste d’Adel Benchérif, que je trouve excellent.

Reda, de ton côté comment se sont passées les retrouvailles avec David ?
Réda Kateb : Mon histoire avec David remonte quasiment à son premier long-métrage, Nos retrouvailles [Ndlr : 2007], auquel j’avais failli participer, qui fait aujourd’hui figure de rendez-vous manqué. Nous nous sommes vraiment rencontrés en préparant et en tournant Loin des hommes, puis en le présentant en France et dans le monde… Une amitié entre nous s’est ainsi tissée dans le temps, elle se nourrit de discussions et de beaucoup d’obsessions communes, notamment le regard que nous portons sur la société dans laquelle nous vivons. David m’a proposé ce rôle de Driss en me disant qu’il l’avait écrit pour moi, j’ai tout de suite aimé le scénario, dès la première version, d’autant plus qu’il est venu au cours d’une période où je recevais beaucoup de propositions mais finalement peu qui me plaisaient. Il m’a présenté le projet en ouvrant la porte à ce que je puisse faire des remarques, que l’on puisse ensemble remodeler certaines choses. Nous nous sommes vus régulièrement, parfois pour parler autour du film, d’autres fois pour prendre vraiment les scènes une à une, se les raconter. Parfois j’avais besoin qu’il m’explique ce qu’il voulait faire de ces scènes et de cette histoire, parfois nous avions besoin de réfléchir ensemble à comment enrichir davantage le personnage derrière l’intrigue. Par exemple, éclaircir les rapports avec Manuel mais aussi avec ses parents, sa famille, son milieu, la police… David tout en étant le chef d’orchestre du projet, m’a laissé la place pour que l’on puisse construire certaines choses ensemble, à plusieurs mains.

David Oelhoffen : Plus le temps passe, plus j’ai envie de procéder ainsi, je trouve cela très riche, aussi bien pour le metteur en scène que pour l’interprète. Savoir que l’on va interpréter un personnage ouvre une sensibilité, par laquelle des inventions peuvent surgir et auxquelles je n’aurais pas eu accès en travaillant autrement. Reda a amené certaines idées qui sont de l’ordre de l’écriture, je pense par exemple, à la scène où Driss retourne dans la cité pour la première fois et aperçoit son père rire aux éclats avec ses amis. C’est une idée de Réda, il a senti qu’il serait juste, de voir Driss face à un rire auquel il n’a plus accès, cela me permettait avec les moyens du cinéma d’expliquer quelque chose de façon plus profonde que par le dialogue.

Copyright David Koskas – One World Films 2018

Sofiane, connaissais-tu déjà le travail de David ?
Sofiane Zermani : J’avais vu et apprécié Loin des hommes, mais c’est vraiment l’aspect humain qui a primé. À partir du moment où nous nous sommes retrouvés en séance de lecture, d’essayage, quelque chose s’est très vite tissé entre nous, ça a pris le dessus sur nos travaux antérieurs. Je pense que c’est ça qui était vraiment intéressant, il s’est créé de vrais liens sur cette aventure, qui n’est pas encore finie par ailleurs.

Que retiens-tu de cette première expérience sur un long-métrage ?
Sofiane Zermani : J’avais une petite expérience dans un court-métrage mais là j’ai pu vraiment découvrir l’envers du décor, toute l’organisation qu’il peut y avoir, la spontanéité que l’on peut demander à un comédien, la préparation nécessaire pour tenir la feuille de route… David est un cinéaste qui laisse de l’espace à ses acteurs, il sait ce qu’il veut mais te laisses aussi proposer. Honnêtement, notamment après Frères ennemis, j’ai vraiment envie de voir ce qu’on me propose comme acteur. J’ai fait du théâtre cet été, avec deux représentations de Gatsby le magnifique au festival d’Avignon, j’ai adoré l’expérience et normalement je retourne à Avignon l’an prochain mais pour jouer une autre pièce. Jouer n’est pas si évident pour moi, car si dans le rap nous pouvons être amenés à nous mettre en scène dans les clips, je crois que le « rappeur Sofiane » est un antipersonnage, l’antithèse du personnage de rap et du costume du rappeur. Je cultive ça à mort mais par exemple je dois être le rappeur qui a le moins d’apparats, de bling-bling…

Propos recueillis par Vincent Nicolet et Jean-François Dickeli, le 18 Septembre 2018 à Lyon. Un grand merci aux équipes du Pathé Grand Lyon.

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