Rashid Nugmanov – « L’Aiguille » (Union soviétique, 1988)

aiguilleEn 2015, lors de sa présentation du film à l’Etrange Festival, Eugénie Zvonkine avait expliqué comment son jeune cinéaste, alors en troisième année de cinéma, réalisa L’Aiguille réussissant à imposer ses conditions à une production pourtant très dure. Tourné sans autre règle que les siennes, le film remporta un succès considérable, conservant encore le statut de film culte en Russie. On tient avec L’Aiguille un film punk kazakhe, punk dans l’insoumission qu’il respire, la non intégration au système, et une certaine ironie vis-à-vis du pouvoir qui put passer les barrières de la censure. La présence de Viktor Tsoi aurait plutôt contribué aux risques d’interdiction du film. Mais il fut invité dans plusieurs festivals. La Perestroika avait déjà bien commencé, facilitant finalement sa sortie. Les salles furent prises d’assaut, au point que les spectateurs refoulés entraient dans les salles par les bouches de ventilation. A cette star du rock qui reste encore une idole aujourd’hui, Nougmanov, grand admirateur, promit qu’il serait le héros de son premier long métrage. Eugénie Zvonkine précise qu’il avait fait l’objet de 5 documentaires depuis sa mort accidentelle à 28 ans en 1990. Il faut dire que sa présence est pour beaucoup dans la réussite de L’Aiguille.  Comme un animal blessé somnambule, le visage rêveur et impassible, exprimant une forme d’héroïsme désabusé, il fait passer par sa seule présence une alchimie inexplicable. Moro a beau être un type qui se bat et se défend sans hésiter, il n’en exprime pas moins jusqu’au bout une incommensurable douceur. L’Aiguille comprend une intrigue succincte : Moro revient dont ne sait où , et retrouve un univers aux prises avec des gangsters et son ex-petite amie devenue junkie. Le destin  va donc le mener à combattre le mal et tenter de sauver la seule qui semble le relier à la terre. Par son expression qui ne laisse jamais rien passer, son visage dont on devine une certaine malice derrière la malice, Moro serait presque un rappel des cavaliers solitaires du western spaghetti s’il n’était un cavalier sans cheval ; errant sans but – donc sans réelle vengeance – d’un lieu à l’autre, il traverse les espaces comme il traverse l’écran. Dans L’Aiguille le héros ne fait que passer, restant énigmatique jusqu’au bout. Et si derrière cette vision se cachait l’image du chanteur lui-même ? Figure d’une marginalité particulière, totalement individualisée, Moro ne s’affirme d’aucun groupe et semble réfugié en lui-même, extrait de tout sentiment d’appartenance à une collectivité.

L’Aiguille joue bien entendu avec les codes du western, pastiche avec ironie une réplique du Bon, la Brute et le Truand (« Le monde se sépare en deux catégories »), mais son espace reste celui des villes, à la fois ouvert et totalement clôt, prison de laquelle les personnages cherchent des yeux une porte de sortie. Nougmanov accumule les lieux désaffectés, un peu ravagés par le temps qui rappellent parfois le Tarkovski de Stalker. Le monde de L’Aiguille opère une variation sur le motif de l’errance. Il brille par ce désir de s’en aller, avec la ligne de fuite comme leitmotiv, et lorsque Moro et son amante s’évadent enfin, on se demande s’il ne s’agit pas d’un voyage purement imaginaire, tant le retour paraît celui d’un rêve. Cet infini de l’horizon en 4/3 avec sa mer sans eau, son vieil homme, incarnation d’un monde rural survivant, son sol craquelé et sa vieille épave de bateau, occasionnent parmi les plus belles séquences du film.

L’Aiguille frappe par cette propension à puiser dans une imagerie du théâtre de l’absurde, digne du Deux hommes et une armoire de Polanski , cette manière de perdre les personnages dans un espace vide, de construire de magnifiques loosers, chefs de bandes clochards plus attendrissants que charismatiques (Kaurismaki n’est pas forcément loin), des gangsters de pacotille dont on pressent le désespoir derrière la construction de leur personnage. Nougmanov utilise pour ses méchants, les archétypes du film noir pour mieux les malaxer vers la pantomime. Le plus bad guy d’entre tous, le « docteur » constitue une forme de rencontre entre l’élégance et le ridicule, porté par la mise en scène maniérée de lui-même, ses gestes apprêtés et efféminés, se mettant brusquement à effectuer des mouvements de danse quand personne ne le regarde.

L’apparent calme de la forme est régulièrement perturbé par des interférences visuelles et sonores, cet élément étant probablement le plus fascinant : sons décuplés, émissions de télé ou bande son de films qui viennent parasiter les séquences ou leur servir de contrepoint.  Alors que Leto, biopic de Viktor Tsoi réalisé par Kirill Serebrennikov qui a enthousiasmé le festival de Cannes sort en décembre en salles, il est indispensable de découvrir avant L’Aiguille, objet fascinant et unique. L’Aiguille constitue le précieux spécimen d’un cinéma qui inscrit sa maladresse juvénile dans son processus de liberté poétique, sans cesse renouvelé. L’Aiguille : l’art de l’insaisissable en 77 mn.

BONUS:
– Le film « L’Aiguille Remix » ( 85 Min) (Uniquement sur le BD)
– Court-métrage « Yahha » (36 Min)
– Documentaire « Souvenirs de vague » Eugénie Zvonkine (47 Min)
– Présentation du film « L’Aiguille » (13 Min)
– Bandes-annonces

la bande-annonce :

Blu-Ray édité par Badlands, sortie en Novembre 2018
Les préventes d’ores et déjà ouverte sur le site du Chat qui fume

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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