Entretien avec Jimmy Laporal-Trésor, réalisateur des Rascals : « Les monstres n’existent pas »

Les Rascals nous avait saisi lors de sa projection à l’Etrange Festival en septembre dernier. Sa sortie sur les écrans français est l’un des premiers temps (très) forts de cette année 2023. Nous avons rencontré son réalisateur, Jimmy Laporal-Trésor, qui revient ici sur sa démarche aussi précise que profondément personnelle, ainsi que sur la teneur politique et tragique de son cinéma. 

J’ai lu à plusieurs reprises que vous avez mis dix ans à faire naître Les Rascals

Je ne sais pas d’où vient cette fausse info, je n’ai pas mis dix ans à faire ce film ! J’ai découvert le bouquin de Gilles Elie Cohen fin 2016, à la naissance de mon fils. J’ai commencé l’écriture en 2017. Le projet que j’ai en tête depuis dix ans, c’est le film que je compte faire après, qui sera un film sur mai 67. J’ai découvert ce fait divers-ci aux alentours de 2011-2012, et là, je me suis demandé comment il était possible que je ne fusse pas au courant de ces événements ; ma famille était à Pointe-à-Pitre quand c’est arrivé… Cela m’a vraiment perturbé qu’il y ait ce silence, ce tabou dans ma famille alors qu’ils ont vécu ce truc-là. Cela fait donc dix ans que je fantasme de faire ce film, c’est en train de se faire, je suis en écriture actuellement. Les Rascals, c’est beaucoup plus récent.

D’où vient, donc, l’idée de faire Les Rascals? Quelle en est l’origine ?

C’est en tombant, donc, sur un livre de Gilles Elie Cohen, Vikings et Panthers… Il y photographie deux bandes rockabilly aux alentours des années 1982-83 : les Blacks Panthers, qui écoutaient du rock noir, qui étaient basés à Pantin et dont le territoire s’étendait jusqu’aux puces de Clignancourt mais qui allaient faire la fête sur Paris, et les Del Vikings qui se situaient plus du côté de Montmartre. Il a suivi ces bandes pendant un an, il les a photographiées, et ça s’est fini en bagarre entre ces deux bandes-là. Il y avait aussi à cette époque une grosse rivalité entre les Blacks Panthers et les Teds du XIIIème. Quand je tombe sur ce livre, il ravive des souvenirs que j’avais oubliés depuis très longtemps ; nous sommes en 2016, c’était quarante ans avant… Je me fais souvent le parallèle : quand j’étais gamin, quarante ans avant, c’était la Seconde Guerre mondiale, donc en vrai, c’est très loin. On a l’impression que c’est proche, mais les années 80, c’est loin ! J’avais oublié cette époque, et revoir ces photos ont ravivé les souvenirs d’enfance à la maison, je vivais chez ma grand-mère depuis tout gosse, j’ai été élevé avec mes oncles et mes tantes. J’avais un oncle plus grand qui avait justement dix-huit ans à l’époque, qui s’habillait en mode teddy années 50, chose que j’avais un peu zappée…

©The Jokers

Oncle que vous avez remis dans votre film…

Toute la partie familiale des Rascals contient un gros aspect autobiographique. La manière dont la famille se construit… le père qui est toujours en voyage d’affaires, c’est mon père ; cet oncle qui est un peu le fils mal-aimé alors qu’il fait tout pour être le bon fils, c’est mon oncle. Et ce Mitch [Emerick Mamilonne] qui arrive dans la famille en ayant de belles prédispositions pour faire des études, c’est moi, sauf que lui est plus grand dans le film. Et cette grand-mère, à la fois hyper-protectrice et très dure bien que débordante d’amour, c’est directement ma grand-mère. Même le personnage de Chic [Mark Grosy] est inspiré de personnes que je connais…

Je vois donc ces photos-là, elles me rappellent toutes les discussions que nous avions en cour de récréation, on se racontait toutes les rumeurs, tout ce qui se passait : « Ouais t’as vu, y a tel mec qui s’est fait attrapé dans tel quartier, ils lui ont fait le sourire du joker, ou le sourire éternel, ou le sourire de l’ange… » Tous ces termes dépendaient de quel quartier tu venais… Je vois ces photos et je me dis qu’il faudrait faire un film sur cette époque. Un film, une série, qu’importe, mais au moins une fiction.J’ai appelé Virak [Thun] et Sébastien [Birchler], mes deux co-scénaristes qui sont des amis de longue date, Sébastien depuis le lycée et Virac depuis la fac. Je leur ai proposé, ils ont été d’accord, c’est parti comme ça. Et Manuel [Chiche] est arrivé sur le projet un an après car au début, on voulait faire une série, on a écrit une première bible qu’on a proposée à pas mal de producteurs. A chaque fois, on nous disait : « Ce n’est pas mal mais peut-être plus un film qu’une série, parce qu’une série, ça va être compliqué, c’est un truc d’époque… » Puis je tombe un jour par hasard sur Manuel, qui me demande sur quoi je bosse à ce moment-là car il est en train de réorienter son activité économique vers la production, pour développer de nouveaux projets avec de nouvelles façons de raconter des histoires, de nouvelles gueules aussi… Créer les acteurs de demain avec de nouveaux metteurs en scène. Il a été directement botté par le sujet parce que c’est le fantasme de quelque chose qu’il voulait faire depuis un moment mais il n’avait jamais trouvé l’occasion, il ne trouvait personne. C’est allé vite, finalement, car la période où je ne suis qu’avec Virak et Sébastien, c’est l’année 2017, on a signé avec Manuel et on a commencé à travailler sur le film en 2018.

Vous parlez de nouvelles têtes ; comment avez-vous choisi vos jeunes acteurs ?

On a fait un long casting, d’autant plus long qu’il s’est fait durant le confinement. Un premier tour de casting s’est donc fait par vidéo. Des tapes que je demandais aux comédiens de m’envoyer. Lors de la première phase de casting, je me suis concentré sur quelque chose de précis : outre le fait que je cherchais des gueules, des individualités, des gens qui jouaient bien, je faisais surtout très attention au phrasé. Je n’avais pas du tout envie d’avoir des comédiens qui sonnaient 2020. On a une façon de parler aujourd’hui qui n’est plus du tout la même que dans les années 80. Je voulais retrouver ce phrasé un peu neutre, un peu « titi parisien ». J’ai donc écarté tous les comédiens, pour certains extraordinaires, qui avaient une diction beaucoup trop actuelle. Après ce premier tri, j’ai essayé de faire venir toutes les individualités que j’avais sélectionnées pour faire des mixtes, des mariages, pour voir comme ça matchait, si la mayonnaise prenait. Pour voir si visuellement, graphiquement, ça fonctionnait. Et puis ils font bande d’un côté, mais ils font couple de l’autre ; cela a donc été le jeu des chaises musicales, pour voir si l’alchimie naturelle se créait entre eux afin de mieux la retravailler derrière. Cette deuxième étape a duré un petit moment, parce que j’ai d’abord fait travailler les Rascals par duo : Rudy [Jonathan Feltre] avec la mère [Mylène Wagram], Rudy avec Chic, puis avec Sovann [Jonathan Eap], avec Rico [Missoum Slimani]. Mandal [Marvin Dubart] avec Boboche [Taddeo Kufus]… Pour qu’il y ait toujours quelque chose qui fonctionne, du fait qu’ils allaient constamment interagir dans le film… Et après, tout le groupe ensemble. Tout cela a duré longtemps.

Cette histoire de phrasé est très significative ; vous supprimez tout le Paris de carte postale tout en re-mythifiant le Paris populaire, jusqu’à l’usage surprenant du louchébem. Que représente pour vous le Paris populaire ?

C’est la mémoire de la ville. Quelque part, si je me remémore l’origine première du projet, quand on en discutait avec Sébastien et Virak, on se disait qu’il y a un vrai mythe urbain parisien. Un mythe qu’on a oublié mais qui a encore ses traces un peu partout. Nous sommes héritiers de ce Paris urbain, avec les bandes dans les rues, une manière de parler, une manière de s’habiller. Il infuse encore indirectement dans pas mal de choses. Mais on a oublié. Et nous, on s’est dits, un peu comme Tolkien quand il a écrit Le Seigneur des Anneaux… Il voulait donner une espèce de mythologie à la Grande-Bretagne à travers les légendes celtes… Nous, nous avons voulu redonner une mythologie au Paris urbain autour de la figure du skinhead qui était le croquemitaine pour nous, lorsque nous étions gamins. Il y avait une vraie terreur, enracinée en nous. Tous les gens qui ont connu cette époque, qui sont d’origines diverses, s’ils fouillaient en eux, auraient tendance à dire qu’ils avaient peur des skinheads. On savait que si on allait dans tel quartier ou dans telle rue tel soir, si on croisait des crânes rasés avec un Bombers, il fallait courir vite parce que si jamais ils nous attrapaient, peut-être qu’on serait morts. C’était une vraie terreur, qui était latente ; il y a donc ici ce truc un peu mythique car c’est irrationnel de penser comme cela, même s’ils étaient dangereux. On voulait donc redonner par le film ce côté un peu légendaire de Paris. Surtout que lorsqu’on discute avec la nouvelle génération de ce Paris-là, où vivaient ces bandes qui faisaient régner la terreur dans certains quartiers, dans certaines rues, on ne nous croyait pas. D’autant plus que quand on regarde dans la culture cinématographique, le skinhead en France n’est pas une figure qui fait peur, ils sont souvent montrés comme des abrutis, qui gueulent certes fort mais qui ne font pas peur.

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Dans une optique de normalisation du personnage du skinhead ?

L’iconographie du skinhead dans le cinéma français l’a adouci, l’a lissé, en a enlevé toute la dangerosité. Il ne fait plus peur alors qu’à notre époque, c’est le Grand Méchant Loup.

Pour revenir sur la mythification, il y avait un autre truc. Quand on pense années 80, il y a toujours quelque chose d’assez fétichisant : on aime bien tourner en 4/3 pour revenir à la représentation de cette époque. En fait, on est plus dans la représentation des années 80 que dans ce qu’était vraiment les années 80. Jusque dans la manière d’éclairer les films : on a toujours des lumières très pétantes, très colorées, très vives. Dans les vêtements aussi : il y a un côté très, trop looké, façon clip. Mais dans mes souvenirs, les années 80… Il suffit de faire un tour sur « Les copains d’avant », tu regardes les photos de lycée de l’époque, tu te rends compte que les mecs portaient les fringues qui avaient appartenu à leur grand frère, qui dataient parfois des années 70 alors qu’on est en 84. Ce n’était pas si glamour que cela, en vérité. Il y avait des gens qui étaient lookés parce qu’ils étaient dans une mouvance ou une tribu, mais à côté de cela, il y avait une majorité plus casual pour laquelle les années 70 infusent dans les années 80. On a voulu montrer cela. Deux films correspondaient selon moi à l’esthétique que je voulais retrouver dans Les Rascals : le film allemand Moi, Christiane F. , 13 ans, droguée, prostituée… [Uli Edel, 1981] où la lumière est très froide, où il y a un truc très glacial qui ne correspond pas du tout à ce qu’on s’imagine être l’esthétique des années 80 mais qui les représente plus selon ma mémoire sensorielle, et un film français à la direction artistique très tranchée, très assumée mais allant à l’encontre de tout le clinquant qui se faisait à l’époque : Tchao Pantin [Claude Berri, 1983]. On nous y montre un Paris crade. Le Paris d’aujourd’hui est gentrifié mais à cette époque, certains coins de Paris sont des coupe-gorges, avec les poubelles qui dépassent, c’est dégueulasse… Et dans Tchao Pantin, il y a ce truc-là. C’est ce qu’on voulait raconter : ce Paris qui n’est pas celui de la carte postale mais le Paris qui pue, qui est poisseux, avec des gens hauts en couleur ayant une manière de parler sans limites, outranciers.

Derrière la mythification, il y a donc un aspect hautement réaliste, finalement…

Tout cela va ensemble, on fait du cinéma. Ma démarche, c’est infuser de la véracité et de la réalité dans une fiction qui doit absolument rester une fiction. Sur des bases solides ancrées dans le réel, dans des choses documentées, mais pour reprendre John Ford, entre la vérité et la légende, je choisirai toujours la légende. Cette idée a guidé l’écriture des Rascals. On voulait raconter une histoire qui reprend les codes de notre manière de raconter nos histoires dans la cour de récréation… C’était une époque très orale, on n’avait pas les réseaux sociaux, tu étais au courant de ce qui se passait dans les autres quartiers en discutant avec les gens. Il y avait cette espèce d’oralité où les gens racontaient les histoires. Et quand tu racontes une histoire, il y a déjà une subjectivité qui se met en place, une façon de narrer qui est déjà bigger than life, on est déjà dans la légende même si on raconte quelque chose qui est vrai. On voulait retrouver cela dans la narration du film, revenir aux origines : c’était quoi, se raconter une histoire à cette époque? peut-on retrouver cela dans notre manière de raconter Les Rascals aujourd’hui ?

J’aimerais revenir sur l’idée selon laquelle on aurait lissé les personnages de skinheads ; on s’attaque très peu à l’extrême-droite dans le cinéma français. Le dernier exemple d’une approche plus frontale qui viendrait en tête serait Un Français de Diastème (2015). Peu de films s’occupent de cette question ; à quoi cela est-il dû ?

Faire ce type de films est compliqué. Tu te bats contre des moulins. Même si officiellement, les gens pensent qu’il faut parler de tout, il y a quand même des sujets pour lesquels tu sens qu’il va falloir sortir ton bâton de pèlerin pour convaincre. Et sur ce genre de sujets un peu plus politiques, il y a toujours une méfiance de la part des financiers, qui fait que les porteurs de projets doivent eux-mêmes s’auto-censurer : « Est-ce que j’ai vraiment envie de me faire chier à partir sur un sujet que je vais mettre dix ans à développer ? » Ensuite, ce sont aussi des sujets compliqués à traiter : on peut vite tomber dans le dogme, dans un moralisme au final très manichéen. Et donc ne pas écrire une histoire intéressante, en fin de compte. Je ne vais pas inventer la poudre : ce qui est intéressant dans les films, c’est quand les personnages sont plein de nuances. Quand on dit qu’un méchant est réussi, c’est que le film est réussi. Et les plus beaux méchants sont ceux qui sont ambivalents et ambigus. Cela peut poser une question morale au porteur de projets : « Est-ce que j’ai envie d’être ambivalent, d’aller voir un personnage ambigu sur l’extrême-droite ? » Cela demande d’être au clair avec soi-même, d’où le fait que beaucoup ne veulent pas aller sur ce terrain. Moi, je suis au clair avec moi, donc cela ne me pose aucun problème. Après, derrière, il faut convaincre : tu peux être au clair avec toi-même, les gens en face vont peut-être te demander : « Non mais attends, pourquoi tu racontes ça comme ça ?… » De surcroît, nous sommes actuellement dans un climat où la tendance s’est inversée. On a quatre-vingt-neuf députés RN à l’Assemblée Nationale ; il y a tout de même un certain nombre de personnes qui votent pour eux… et on ne sait pas qui sont ces gens qui votent RN. On ne sait pas s’il n’y en a pas dans les commissions. Ou pas. Ou si les gens qui n’ont pas franchi le pas n’ont pas aussi un certain ras-le-bol en accord avec ce qui transpire de l’ambiance médiatique… Quand je défendais le film, on m’a quand même sorti des trucs du genre « Oui, comme par hasard, ce sont les skinheads les méchants… Vous nous faites un film pour nous expliquer que les skinheads sont méchants, on le sait ! A quoi ça sert ? » Apparemment ça sert parce que quand on voit l’ambiance aujourd’hui, cela ne semble pas évident pour tout le monde ! On m’a reproché d’être caricatural, de ne montrer les skinheads que de cette manière… Ce qui est faux puisque je montre deux types de skinheads : la première génération de skinheads qui sont certes violents mais qui n’ont rien à voir avec le racisme, et la génération du personnage d’Adam [Victor Meutelet] qui est motivée par autre chose. Il y a déjà de la nuance là-dedans. Et j’explique comment Frédérique [Angelina Woreth] dégringole dans cette spirale de violence parce qu’elle a été victime d’une injustice. La question que je pose avec elle, c’est de savoir si on peut se faire justice soi-même : jusqu’où peut-on aller ? Des questions que tout le monde peut se poser. Si, demain, ma sœur se fait agresser, n’aurais-je pas envie de me venger ?

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Ce sont des questionnements à dimension tragique, donc éminemment cinématographiques…

Oui, tout à fait. Et c’est donc en se défendant qu’on débloque les esprits, mais le premier réflexe de certains a bel et bien été « Pourquoi ??? Mais pourquoi ??? Pourquoi nous expliquer un truc qu’on sait déjà ? » C’était compliqué. C’est donc peut-être pour ces raisons-là qu’on est frileux sur cette question. Certains porteurs de projets ont peut-être essayé et n’ont pas réussi… Il faut aussi trouver le bon producteur qui a les épaules assez solides. Parce qu’en vérité, si tu pars sur des sujets comme ceux-là, si tu n’as pas un producteur prêt à partir à la guerre, ayant une certaine assise et une autorité quand il parle, c’est dur. Un exemple très simple : quand on fait Soldat noir, on a d’abord eu une espèce de mur devant nous ; on n’a pas voulu comprendre pourquoi le gamin de ce court-métrage est en colère : « Pourquoi vous voulez faire ce film ? Est-ce que ce n’est pas une incitation à l’insurrection ? » C’est une réalité historique : des gamins sont à un moment donné sortis dans la rue pour lutter contre les skinheads. Je n’invente rien ! Je ne fais pas d’incitation à la haine. Par contre, j’essaie de rentrer dans la psychologie des mecs : qu’est-ce qui pousse un gamin de quinze-seize ans à sortir la nuit, risquer sa vie s’il n’y a pas à un moment donné quelque chose qui l’anime viscéralement ? Et derrière, que ce soit du bon ou du mauvais côté, il y a toujours quelqu’un qui va endoctriner un peu plus, rendre le combat politique alors qu’à la base, c’est juste un truc viscéral. Et ça, il faut l’expliquer. Au début, le film partait à la poubelle, pour être clair. Et c’est encore Manuel qui a permis de débloquer le projet. C’était en 2020, ça grippait déjà un petit peu, on n’était pas encore sur le financement des Rascals, mais tout est lié. On fait Soldat noir, on finance Les Rascals assez vite mais avec un vrai travail au corps, et après la suite nous a donné raison, on a fait la Semaine de la Critique puis il y a eu la sélection aux Césars, ce qui a pacifié les choses. Mais ce n’est pas évident à faire : il faut avoir envie de le faire, avoir un vrai projet cinématographique, ne pas vouloir dénoncer pour dénoncer… Et en ce moment, il faut dire que ça ressort très fort ! On a une fachosphère très active, très virulente. Et en bout de chaîne, on a aussi des exploitants qui peuvent aussi être frileux par rapport à tout cela : « Si je sors ce film dans ma salle, est-ce que je ne vais pas avoir des emmerdes ? » Tout cela rentre en ligne de compte quand tu veux monter un projet sensible, et les gens se disent certainement « Pourquoi on va s’infliger ça ? »

Ceux qui disent que vos skinheads sont caricaturaux…

… n’ont pas vu le film ! Ils ont juste vu la bande-annonce. C’est ça, le pire : ils n’ont vu que la bande-annonce ! Dans toutes les projections qu’on a pu faire, on a eu des skinheads de la première génération qui sont venus voir ; il y en a toujours un qui dira « Moi, je n’ai pas vécu des choses comme ça ! », mais une grande majorité des mecs disent « C’est dingue, c’est vraiment l’ambiance qu’on a vécu à l’époque ! » C’est bien parce qu’on sent dans le film qu’il y a différents types de skinheads. Peut-être que les gens qui n’ont pas connu ces ambiances ne font pas vraiment le distinguo…

Ce qui est intéressant, et qui fait l’une des grandes forces de votre film, c’est l’anti-manichéisme du traitement de ces personnages. D’en faire des personnages qui ne sont pas des monstres. Dans le dernier quart saisissant du film, les Rascals atteignent le même niveau de violence que leurs opposants d’extrême-droite, et à l’inverse, le personnage d’Adam lâche une larme parce qu’il a perdu l’être qu’il aime.

Les monstres n’existent pas. Ils n’existent que dans les contes de fées.

C’est amusant car cela va à l’encontre de ce que vous disiez sur les skinheads, que vous compariez aux croquemitaines !

Oui, c’est vrai ! Mais en vérité, ce n’est qu’une histoire humaine, avec des gens qui sont traversés par des injustices et qui réagissent comme ils peuvent face à elles. De manière plus ou moins violente. On peut être en accord ou en désaccord avec eux, on peut en discuter. Mais notre démarche, c’était de vous dire que face à une injustice, face à la violence, il y a des gens qui choisissent la radicalité. Et on va vous montrer ce que c’est. Ce que cela implique quand on est victime de la violence, quand on en est témoin. Que ce n’est pas neutre. Parce qu’on est tout de même dans une société où la violence est presque glamour. On regarde des vidéos de mecs qui se tapent sur la tronche et on en rigole ! Mais rien n’est drôle là-dedans ! Quand tu as subi la violence ou quand tu en as été témoin, il n’y a rien de drôle, c’est quelque chose qui te marque ! (il tape du poing dans la paume de sa main) Au fer rouge ! Et après, soit tu te renfermes dans ta coquille, soit une colère déborde et tu as envie de tout brûler. Et ce n’est pas beau à voir, ce n’est pas souhaitable d’un point de vue individuel et sociétal parce que, finalement, c’est invivable. C’est ce qu’on a voulu montrer dans le film. Vous avez parlé plus tôt de tragédie : c’est un mot qui est venu très tôt dans notre projet. Se dire qu’on va écrire une tragédie grecque. On commence avec des gamins innocents, et ça va mal finir.

Il y a en effet une forme de prédestination dans leur trajectoire…

Oui, comme s’il y avait une espèce de fatum qui était là dès les départ… « Vous allez mal finir parce qu’il est écrit que tout va finir dans un bain de sang, parce que vous allez subir une injustice et qu’il n’y aura personne qui sera capable de rétro-pédaler au bon moment. » Et c’est ce qui se passe dans notre société : s’il y a cette escalade de violence, c’est qu’à un moment donné, chacun se sent légitime dans sa violence parce qu’il se dit lui-même victime de violence. Et ça, c’est humain! C’est tout le monde ! Tu peux alors raconter quelque chose qui parle à tout le monde, et qui peut faire réfléchir de façon universelle. C’est pour ça que les gens qui disent : « Ouais, encore des skinheads ! Ils vont encore nous dire que c’est les méchants d’extrême-droite ! » … Je ne leur en veux pas, on sort d’une décennie, voire d’une quinzaine d’années de cinéma qui était très didactique, très donneur de leçons… Et je sais qu’on souffre de cela dès le départ, on est sur un sujet où je sais très bien que les mecs… (il s’arrête) En plus, il y en a qui ont vu que le réalisateur est noir, « encore un wokiste indigéniste qui vient nous casser les couilles ! » … Sauf que je ne suis pas là-dedans, moi ! Je ne suis pas dans ce discours-là. Ma réflexion, c’est de me dire : dans une société lambda, peut-on se faire justice soi-même lorsqu’on est victime d’une injustice ? Et si oui, jusqu’où ça nous amène ?

Vous avez fait Soldat noir avant Les Rascals ; avez-vous envisagé les films comme un groupe homogène ? Le second comme un prequel du premier ?

Oui, complètement ! C’est un projet global. Le long métrage est en effet le prequel du court-métrage, et nous développons une série reprenant le canevas de Soldat noir pour l’étoffer. Et peut-être ferons-nous une suite des Rascals. A partir de la dernière image du film : les trois survivants, et leur manière de vivre leur lutte « antifa ». Pour accentuer cette dimension tragique. Mais vraiment de façon très ponctuelle. Alors que la série sera un peu plus épique, sur une structure de rise and fall : comment une lutte qui était idéologique et pour le bien commun, dans une démarche d’auto-défense, va finir dans la délinquance la plus sordide ? Encore une fois une trajectoire totalement humaine ! Les gens pensent toujours avoir les bonnes raisons d’agir, mais ça finit par des guerres de gangs, des histoires de territoires, le trafic de drogue alors que tout part d’une volonté de se défendre. C’est ça qui m’intéresse : voir la tragédie humaine, voir la complexité de l’humain. Je me suis toujours posé la question : quand on est face à quelqu’un qui fait des actes répréhensibles, a-t-il conscience de faire un acte répréhensible, ou pense-t-il faire quelque chose de légitime ? C’est une vraie question. C’est pour cela que je dis qu’il n’y a pas de monstres, parce que la personne qui agit doit certainement être persuadée de faire quelque chose de légitime et de bien. Même si cela ne l’est pas. C’est ici qu’intervient le jugement. Mais cette personne-là est persuadée de faire quelque chose qu’elle doit faire. (un temps) Je trouve même dangereux de diaboliser, dans le sens de transformer les gens en monstres. Si ce sont des monstres, ils sont hors de l’humanité, et ils sont donc quelque part un peu moins dangereux. Alors que si tu prends en compte la dimension humaine de la personne, cela deviendra moins étranger à toi-même. Et c’est qui t’oblige à être vigilant sur tes actes, tes pensées, tes prises de position. Cela te responsabilise. Si tu discernes les monstres des gens normaux, il n’y a plus de discours possible, de réflexion commune. Tu te dis qu’ils sont perdus pour la cause, et tu n’as plus besoin d’essayer de comprendre.

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Revenons sur la reconstitution, très réussie peut-être parce que comme vous le disiez précédemment, vous avez cherché à ne pas tomber dans le clinquant eighties, et ceci avec un budget assez maigre. Comment ce travail de reconstitution s’est-il déroulé ?

Il y a tout d’abord un gros travail de préparation. On a tourné avec un budget situé aux alentours de 2,8 millions d’euros. Je voulais filmer en scope, ce qui n’arrangeait pas l’affaire. Je voulais qu’on soit vraiment immergés dans les années 80 sans qu’elles ne prennent trop de place. Comment faire ? Les traiter en arrière-plan. C’est pour cette raison que je voulais élargir le cadre. Il fallait donc surtout habiller cet arrière-plan. Il y a donc eu un gros travail de repérages, pour trouver des lieux qui étaient encore bien dans leur jus afin de limiter les interventions physiques, d’autant qu’on n’avait pas un gros budget VFX, on a essayé de ne pas effacer d’éléments présents dans l’image. Après, il y a un découpage précis ; j’ai découpé tous les plans de mon film de A à Z, et les scènes les plus complexes, que ce soit en terme d’action ou de masse humaine dans les moments où il y avait beaucoup de figurants, je les ai story-boardées : la scène du concert au début, celle du disquaire, celle du quai de métro… J’ai utilisé le story-board pour nous éviter de perdre du temps sur le plateau, mais cela a surtout été un outil précieux pour les décors car on pouvait gérer le hors-cadre en sachant qu’on allait utiliser une partie seulement des lieux de tournage, sans avoir à nous occuper de tout ce qui se passait autour et en concentrant toute notre énergie sur ce qu’on devait tourner. Le travail sur le tournage s’en est trouvé vraiment allégé. Pour ce qui est de la direction artistique, ce fut très collectif. On a eu des réunions très tôt sur le sujet, j’avais préparé tout un document sur la nomenclature des couleurs, chacune d’entre elles ayant une signification, devant amener une émotion particulière. On a alors déroulé tout le film, séquence par séquence, afin de trouver une adéquation entre les choix de lumières, les matières choisies pour les costumes et les couleurs utilisées dans les décors. Pour éviter que chacun travaille de son côté et de se rendre compte trop tard que le costume ne matche pas avec la lumière, que tout cela va péter à l’œil, ou qu’on soit sur du ton sur ton par rapport au décor et au costume… Tout cela, mine de rien, ne coûte pas d’argent mais fait de la production value. Ces réunions nous ont permis de remonter constamment le niveau visuel et graphique du film, en travaillant main dans la main. Il y a aussi eu un travail très minutieux, documenté par les archives de l’INA, par les pages d’anciens catalogues de La Redoute… pour accéder à une authenticité, trouver les vrais paquets de cigarettes de l’époque, les petits détails qui n’ont l’air de rien. Par exemple, la scène du concert à l’usine, les canettes de bières sont des reconstitutions des vraies canettes de l’époque. On ne le voit pas au premier abord mais le diable se cachant dans les détails… On s’est dit que pas grand-monde ne les verrait mais on qu’on travaillerait quand même ces détails-là.

Parlez-nous enfin plus en détail de votre projet suivant, que vous évoquiez en tout début d’entretien.

Je suis en écriture sur « Mai 67 ». Ce sera un drame historique. Un an avant Mai 68 en métropole, il s’est passé la même chose en Guadeloupe, sauf que la gendarmerie mobile a tiré sur la foule. Les heurts ont duré trois nuits, du 26 au 28 mai ; on disait à l’époque qu’il y avait cinq morts et quelques dizaines de blessés ; dans les années 80, le Ministre d’Outre-Mer [Georges Lemoine] a dit qu’il y a eu quatre-vingt-sept morts et une centaine de disparus. On n’a donc pas de bilan officiel. Dans la population, c’est un vrai tabou, un vrai traumatisme parce qu’il y a des centaines de familles qui, du jour au lendemain, n’ont pas revu certains de leurs membres. Après ce fait divers, ce massacre, il y a eu un énorme procès qui a duré à peu près un an, à la Cour de la Sûreté à Paris, ceci à l’instigation de Jacques Foccart qui accusait les autonomistes du GONG [Groupe d’Organisation Nationale de la Guadeloupe] de haute trahison envers le gouvernement français. On est alors en pleine décolonisation à l’époque, il faut le rappeler. Sauf qu’il s’est avéré que le GONG n’était encore composé que de colleurs d’affiches peu dangereux. Les Renseignements de l’époque, à titre certainement préventif, les ont cependant diabolisés. Le gouvernement français a perdu le procès ; quelques accusés ont été condamnés, mais pas pour le premier chef d’accusation. La Commission Stora a travaillé sur la question, Foccart a sorti ses mémoires : on sait maintenant que cette tuerie était programmée. Ce qui était visé pendant ces émeutes, c’était le GONG qu’il fallait neutraliser. (un temps) C’est la première fois que mon père voit quelqu’un se faire buter, il sortait du collège. Une personne qui attendait son bus. Et quand je découvre cette histoire, je me dis qu’on a quand même tiré sur des Français ! C’est peut-être sur les îles, mais ces citoyens restent français. On devrait tous être au courant de cette histoire. Imaginez, lors de Mai 68, si la police s’était mise à tirer dans les rues de Paris, on serait tous au courant. Tout cela raconte beaucoup de choses sur la relation que peut avoir l’Hexagone avec son outre-mer : c’est un peu « loin des yeux, loin du coeur ». Et dans l’Inconscient collectif, et parfois dans les faits, certaines choses laissent à penser que la Guadeloupe, ce n’est pas la France. Il faut que je raconte cette histoire.

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A propos de Michaël Delavaud

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