L’Inde de Mani Kaul était un sous-continent cinématographique inconnu en France. La sortie française de quatre de ses longs métrages par ED Distribution permet la découverte tardive mais nécessaire d’un réalisateur dont l’art se pare d’une exigence ascétique évoquant avec force les élans d’un renouvellement esthétique, politique et narratif impulsé par un « cinéma de la modernité » qui lui était directement contemporain. Auteur-phare de la Nouvelle Vague indienne, élève du cinéaste bengali Ritwik Ghatak (redécouvert il y a une dizaine d’années grâce à une rétrospective de la Cinémathèque Française), Mani Kaul insuffle à son cinéma austère un rythme lent jusqu’au figement (il n’hésite par ailleurs pas à insérer des photographies au sein de son dispositif filmique), une temporalité misant sur une certaine forme de dilatation, une blancheur de la diction de comédiens qu’on aurait débarrassés de tous leurs affects pour ne conserver que la substantifique moelle de leur puissance hypnotique. Il serait tentant d’apparenter la démarche esthétique de Kaul à une sorte d’abstraction bressonnienne, ou d’en faire l’aïeul artistique tacite d’auteurs plus distribués dans nos salles françaises comme Chantal Akerman, Tsai Ming-liang ou Apichatpong Weerasethakul ; il semble cependant plus juste d’en faire un auteur unique, dont le cinéma n’est à nul autre pareil.

Uski Roti (©ED Distribution)

L’une des thématiques majeures du cinéma de Mani Kaul semble bel et bien être l’incommunicabilité entre les êtres, et plus particulièrement entre les femmes et les hommes. Les quatre films qui nous sont proposés exposent peu ou prou la même situation : un couple se forme ; le masculin s’en va afin de faire prospérer ses ambitions personnelles et/ou pour faire vivre le foyer ; la femme attend son retour. A partir de ce canevas récurrent, les différentes œuvres adoptent des variantes affinant un discours qui prend la forme d’une charge aussi discrète et froide qu’audacieuse sur le poids du patriarcat sur la société indienne et sur les individualités qui la composent. Uski Roti (Notre pain quotidien, 1970) raconte la vie d’une femme dévouée rejoignant son mari chauffeur de car sur le bord de la route afin de lui donner le pain qu’elle pétrit quotidiennement pour lui ; le jour où elle est en retard, l’homme fait d’amères reproches à sa femme et refuse son pain, attitude menant à ce qu’elle revienne l’attendre durant un temps aussi long qu’indéterminé pour être sûr de ne pas le manquer, rencontre d’autant plus importante qu’elle souhaite dénoncer les tentatives d’agression sexuelle d’un oncle sur sa jeune sœur en vue de le faire exclure de leur communauté. Un jour avant la saison des pluies (1971) raconte une autre attente, celle de Malika, laissant partir son amant platonique, Kâlidâsa, poète quittant sa campagne pour la ville où il rejoint la cour du roi local ; embrassant une carrière politique, il ne revient plus sur les lieux de ses racines, au grand désespoir de Malika qui voit peu à peu son monde se déliter. La jeune épouse de Duvidha (Le Dilemme, 1973) subit le même sort : fraîchement mariée à un marchand, elle voit son époux contraint de retourner en ville pendant plusieurs années afin de faire prospérer ses affaires aux comptes bancals ; l’homme est remplacé par un esprit amoureux de la femme et prend son apparence pour faire illusion aux yeux de tous. Mille, le personnage masculin de Nazar (1990), part lui aussi faire prospérer ses affaires en milieu urbain (à Goa, précisément), mais lui ne laisse pas la personne qu’il aime derrière lui ; Shane le suit avant de se rendre compte que la vie de couple que lui impose ce compagnon plus âgé qu’elle ressemble fortement à une réclusion accélérant l’effondrement de leur relation.

Un jour avant la saison des pluies (©ED Distribution)

Les quatre films racontent donc la même chose : la destinée figée de leur personnage féminin, dépendant fortement de la trajectoire de leur époux (ou compagnon). De ce point de vue, Un jour avant la saison des pluies et Nazar construisent leur récit de façon similaire, les deux films mettant en scène la désagrégation d’ordre physique de l’espace et des corps symbolisant celle, d’ordre sentimental, d’une relation amoureuse finalement impossible. Dans le premier, cette érosion atteint la maison de bois dans laquelle vivent Malika et sa mère Ambika, et dont le film ne sortira jamais. L’unité de lieu, la parole débordante et théâtrale (distinguant Un jour avant la saison des pluies des trois autres films de Kaul, plus mutiques) énoncée d’un ton monocorde, le ressassement des mêmes paroles et des mêmes situations font de cette fiction une œuvre dont la progression repose sur le dispositif narratif (adapté d’une pièce de théâtre en trois actes, le film s’applique à respecter les trois parties distinctes du récit) et sur les marques temporelles visibles sur le lieu de l’action, ou plutôt de l’inaction. La progression sociale de Kâlidâsa, devenu gouverneur du Cachemire et prince par alliance, est inversement proportionnelle au délabrement d’un espace qui a perdu la valeur vive du poète qu’il était, symptomatique du vide intérieur des personnages qui, eux, sont restés dans leur campagne. Le délitement mis en scène par Nazar provient, lui, à l’inverse, de la délocalisation des personnages ; l’irruption du couple en milieu urbain n’empêche cependant pas l’idée d’un lieu unique dangereusement aliénant, mortifère, dans lequel les deux membres du couple partagent le même espace sensible (l’appartement) mais rarement le même espace filmique, le même cadre, ceci dans un chromatisme bleu glacial très représentatif de la réfrigération des sentiments.

Le sens du récit est ténu dans ce cinéma, dont les histoires racontées se résument au strict minimum ; l’art de Mani Kaul se caractérise par son abstraction, par un sens très particulier de la temporalité, faisant du figement, de l’immobilité une dialectique en soi, s’intéressant moins à la progression des récits (la stagnation se situe également à cet endroit-ci) qu’à la contemplation des visages, des regards fixant par leur manque patent d’émotions un monde face auquel ils ne peuvent rien, qui édicte ses règles absurdes contre lesquelles la résistance semble impossible. Duvidha théorise cette idée à partir de la fable qu’il tente de raconter, adapté d’un conte traditionnel du Rajasthan, région dont Kaul est lui-même originaire. Seule à savoir que la personne se situant devant elle dans la chambre à coucher et ayant emprunté l’enveloppe charnelle de son mari est un esprit charmeur amoureux d’elle et avide de la posséder, elle choisit cependant de l’accepter et d’alimenter l’illusion aux yeux du monde. Tout l’intérêt politique et le regard critique porté sur la société patriarcale dans lesquels s’inscrit le film se situent dans ce fait apparemment simple mais finalement complexe : elle choisit. De ce point de vue, cette épouse est un personnage profondément rebelle, lui permettant momentanément de vivre heureuse, sans le joug d’une masculinité qui lui imposerait ses façons de vivre (son mari la critiquant vertement au début du long métrage car elle cueille et consomme des fruits dévolus à la classe paysanne dont elle est issue).

Duvidha (©ED Distribution)

L’abstraction dont nous parlions plus haut atteint une sorte d’apogée avec Uski Roti, premier long métrage de Mani Kaul prenant l’allure d’un film réaliste sur la vie des campagnes indiennes et de ses prolétaires avant de se montrer sous son jour le plus radical, évidant au maximum sa narration pour mettre le sens de son intrigue famélique au second plan, se concentrant sur la répétitivité des mêmes gestes, des mêmes actions, des mêmes moments d’attente au sein d’une chronologie de plus en plus difficile à définir, accordant de l’importance à tout ce qui pourrait permettre l’accroissement de sa dilatation temporelle (un train passant au fond d’un plan de grand-ensemble dans un paysage embrumé, dont les bruits de déplacement créent une rythmique interne au film ; le lent déplacement d’une écume filmée de façon insistante sur une petite étendue d’eau croupie lors du repêchage d’un cadavre). Film aride, Uski Roti n’est pas sans fasciner par sa façon jusqu’au-boutiste de ne vouloir chercher aucun compromis narratif, faisant de son évidement et de sa rigueur une marque esthétique forte et une fin en soi.

Ceci n’empêche pas une intense poétisation du monde, plus flagrante dans les trois autres films sortant concomitamment à Uski Roti. Cet attrait pour le remodelage du monde sensible par la création se retrouve évidemment dans Un jour avant la saison des pluies, dans lequel l’un des personnages se trouve lui-même être un poète, en osmose avec la nature (Kâlidâsa ramenant un faon blessé par un chasseur dans la cabane de Malika afin de le soigner et de lui redonner de l’énergie) ; le délitement du monde suivant son départ sera le signe de sa présence paradoxale, son absence et le manque de sa pensée poétique et empathique modifiant la face du monde et érodant sa beauté et sa solidité. Elle est moins évidente mais peut-être plus intense dans Nazar, et particulièrement dans son ouverture ; Mille est antiquaire et parle en voix off de Shane qui se promène nonchalamment dans la boutique de l’homme alors même que ce dernier décrit d’une façon très littéraire la mort de la jeune femme. Et le lieu de devenir progressivement une représentation physique, concrète de la mémoire de l’antiquaire de laquelle la jeune femme morte mais encore présente ne peut pas sortir, sorte de concrétisation filmique des poèmes amoureux désespérés et endeuillés de Robert Desnos. L’appartement hanté tout le reste du film par le couple dysfonctionnel est le prolongement à la fois réaliste et profondément onirique de cette mise en scène symbolique du lieu.

Nazar (©ED Distribution)

La poétisation du monde est définitive dans Duvidha, sans conteste le chef-d’œuvre de Mani Kaul, faisant de son récit fantastique fondé sur la figure du doppelganger une façon de reconsidérer le monde, d’affadir le réel pour faire du fantasme illusoire une perspective envisageable. La mise en scène du cinéaste indien recèle en elle cette beauté-là : faire s’affronter en face-à-face, littéralement en duel, un réel rude et mesquin et une illusion merveilleuse, fantasmatique, à même de le remodeler pour l’adoucir. Et si cet affrontement entre le monde réel et sa poétisation, source d’apaisement et de détresse conjoints, plus encore que l’austérité de sa mise en scène, était le plus à même de caractériser le cinéma exigeant et inspirant de Mani Kaul ?

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A propos de Michaël Delavaud

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