Tous ne le savent pas, mais la place des femmes dans le cinéma tunisien ne date pas d’hier et leur proportion est même largement supérieure à celle des femmes dans le cinéma français. Raja Amari s’est imposée dès son premier film, Satin rouge ( sorti en 2002 ), inoubliable portrait de femme, aux côtés des Moufida Tlatli, Nadia el Fani, Nadia Farès pour ne citer que celles dont les films trouvent à peine une visibilité dans l’hexagone. Car depuis Les secrets en 2010, son œuvre sensuelle et fiévreuse n’est plus distribuée en salles, ce qui reste pourtant le lieu privilégié pour apprécier au mieux son travail. Elle revient au festival d’Alès avec son quatrième film, Corps étranger, portraits croisés d’exilés tunisiens qui se frictionnent, s’aiment et se déchirent, hantés par l’ailleurs mais cherchant un nouveau départ sur notre sol. Que déjà ces Corps y fassent leur nid car le septième art a grand besoin du regard de Raja Amari.

 

Vous avez choisi de placer votre caméra précisément à l’endroit où un navire transportant des migrants fait naufrage et on assiste à la scène depuis le fond de la mer…

Alors oui, effectivement, le film s’ouvre et se referme sur ces scènes sous-marines qui montrent cette lutte, cette bataille des migrants pour la survie et qu’ils peuvent livrer aussi les uns contre les autres. En fait, j’ai tourné cette scène parce que ce sont des images qu’on ne voit pas, que je n’ai jamais vues et je voulais explorer ça chez les personnages. Et c’est vrai qu’il y a quelque chose de triste dans le fait de voir la Méditerranée – la Tunisie est un pays qui est très ouvert sur la mer -, de voir cet espace qui est maintenant un champ de bataille et aussi un cimetière à ciel ouvert. Dans les profondeurs de cette mer, il y a des corps, des restes d’humains et de vies. Quelque chose de tragique et en même temps une lutte impitoyable. Je voulais que le film illustre ça.

A la fin de la première séquence, la caméra explore ce fond marin et découvre un certain nombre de clichés. Plus tard dans le film, il y a une scène où il est à nouveau question d’une photo, quand le personnage joué par Hiam Abbass demande à la jeune fille, Samia, quelle est son identité. Elle sort alors son passeport et dedans il y a une autre photo d’elle avec sa mère. Le pays, la famille, la personne qu’on est avec les traumas qu’on porte, ce sont pour vous les éléments qui définissent l’identité ?

Il y a cette question d’identité, d’identité perdue mais il y a aussi ce qui reste de nous. Ces photos, ces clichés, ont une valeur émotionnelle et définissent la personne de manière plus intime. C’est ce qui jonche le fond de mer. Il y a les parties physiques, ces corps mais il y a aussi les parties qui racontent une histoire, des portraits de famille, des attaches perdues. C’est important de montrer que ces gens qui meurent tous les jours ne sont pas des anonymes mais des gens qui portent leur histoire, un passé qui se disperse aujourd’hui. Toute cette portée là était importante.

Ici on va être en présence d’une « famille » de trois personnages, trois générations de personnes ayant émigré et constituant une sorte de trouple. Comment avez-vous géré avec les comédiens les scènes intimes très poussées ?

Tout ça était tissé à l’écriture. J’ai essayé de choisir des comédiens très différents, mais capables de jouer ces scènes là. Avec qui j’avais aussi une connexion particulière. Le rapport avec eux s’est joué sur la confiance et sur leur adhésion à ce que je proposais au plan artistique. Ce sont des scènes qui étaient difficiles à jouer sur le papier, mais elles ont peut-être été plus simples à interpréter parce que j’ai essayé de tourner dans la chronologie et de suivre les comédiens dans leur évolution, ce qui leur a permis de rentrer dans cette histoire et de mieux les incarner.

RAJA AMARI, RÉALISATRICE, PHOTOGRAPHIÉE AU FESTIVAL CINÉMA D'ALÈS ITINÉRANCES, MARS 2017 - ©Patrice Terraz/Signatures

RAJA AMARI, RÉALISATRICE, PHOTOGRAPHIÉE AU FESTIVAL CINÉMA D’ALÈS ITINÉRANCES, MARS 2017 – ©Patrice Terraz/Signatures

C’est peut-être ce qui explique la profondeur et les ambiguïtés des personnages puisqu’ils ont beaucoup de contradictions. Vous avez évoqué la question du territoire. Or j’ai été frappé par l’évolution esthétique dans la manière dont vous filmez la France. Au début, on a l’impression d’une caméra clandestine qui capte des choses de la ville qu’on ne voit pas habituellement. Avec l’arrivée du personnage joué par Hiam Abbass, on passe alors à une esthétique plus réaliste, proche du cinéma français. Puis avec leur évolution, arrive une forme de sensualité où on retrouve tout votre travail sur le corps, sur les peaux notamment, les couleurs. Ces choix de mise en scène étaient à la base du projet ?

La notion de territoire est importante dans le film, puisqu’il se joue entre deux de ces territoires. Le corps en est encore un autre. Pour moi, ces deux aspects se rejoignent et je retrouve ce qui m’intéresse dans cette notion. Le fait que le film se passe entre deux pays, entre l’élément liquide et la terre ferme, oblige à une certaine esthétique. J’ai avant tout suivi l’évolution intime des personnages et c’est ce qui m’a amené vers une certaine manière de filmer. J’ai essayé d’être cohérente par rapport à ce personnage ( Samia ) ambivalent, ambigu et qui forme avec les deux autres un trio fait d’attraction-répulsion, de passion ou de rejet. En tout cas, il était important pour moi de planter ces personnages de même origine dans un territoire inconnu, qui n’est pas seulement géographique mais aussi émotionnel. Ils ont beau avoir des liens entre eux, ils sont très différents, ils sont aussi étrangers les uns par rapport aux autres. D’où Corps étranger… Ils ont chacun une étrangeté. Chacun essaie d’attirer l’autre dans son monde, son univers et rentre en confrontation avec l’autre.

Alors ça, ça se voit très bien au début quand elle est hébergée chez Imed. Il y a ce très beau plan de la personne qui prie derrière le rideau. On sent bien les différentes entités corporelles et les difficultés pour une femme de trouver sa place dans un monde d’hommes. Vous avez aussi traité la question du djihadisme de façon très humaine, échappant complètement à la caricature habituelle. Ici ce sont des gens sur la frontière, qui ne sont plus finalement si radicaux. Peut-être pour le second personnage, l’ami d’enfance de Samia, chez qui rien ne donne à penser qu’il soit actif ou potentiellement violent. Comment voyez-vous l’engagement de ces personnages et qu’imaginez-vous pour leur background ?

La question du djihadisme est évidemment aussi complexe que le reste ( rire ) et donc il était important pour moi de ne pas la simplifier, comme le font les médias ou ceux qu’on entend autour de nous. Je n’ai pas de réponses et je n’ai pas d’affirmation dans ce film. Je pose des questions que je me pose aussi : est-ce que quelqu’un qui a vécu l’expérience du djihadisme peut revenir de cette expérience là ? Est-ce qu’il y a des gens qui sont dans un processus de changement ou pas ? Est-ce qu’ils peuvent changer ? Je voulais traiter le radicalisme comme je le vis, comme beaucoup le vivent : comme une hantise, comme une peur. D’où le personnage du frère qu’on ne voit jamais mais qui est une ombre qui plane et détermine quelque part le cheminement du personnage de Samia et ses réactions. La peur la pousse elle aussi à faire des choses toutes aussi violentes. Donc on rentre un peu dans le cercle vicieux d’une société, elle aussi complexe, qui a plusieurs visages. Pour résumer, je dirais que j’ai essayé de la traiter de trois manières différentes : il y a ce personnage qui est encore un peu dans ses convictions, qui croit qu’il agit pour la bonne cause. Le frère, cette ombre et cette peur qui a inscrit ses traces sur le corps de Samia, elles-mêmes concrètes, réelles, violentes et traumatisantes. Trois facettes si on ajoute le personnage d’Imed qui est dans une ambivalence. Peut-être que lui n’a pas encore résolu toutes ces questions là et qu’il est dans un processus de changement mais qu’il peut encore basculer d’un côté ou de l’autre, comme beaucoup aujourd’hui. Quand on regarde les terroristes et leurs actes, on se dit : « Mais cette personne était tout à fait normale. Pourquoi a-t-elle basculé ? » Et vice versa, peut-être qu’on peut aussi changer. Donc ça vient d’une interrogation qui me préoccupe, qui préoccupe aussi beaucoup de monde et je voulais l’exposer dans toute sa complexité.

En plus d’avoir ce côté thriller, il y a une dimension bien réelle qui l’apparente au film de fantômes, avec le frère donc, mais aussi finalement dans le prologue avec le noyé et enfin, on retrouve à la fin le foulard qu’Imed porte dans le film. Ce sont presque tous les fantômes en un !

Oui c’est ça. C’est vrai que le film est entouré de fantômes. Et de morts en fait ! C’est cette angoisse qui plane depuis le début, avec le personnage de Samia et son parcours parsemé d’éléments tragiques. C’est aussi l’élément aquatique qui génère ça. L’eau happe les gens, les fait disparaître. C’est le vecteur de tout cela. Comme je le disais, la Méditerranée est devenue un vaste cimetière dont les profondeurs sont jonchées de corps et ça c’est quelque chose qu’on vit plus fortement en Tunisie. Tous ces gens qui partent et dont on ne sait pas s’ils reviendront un jour… Donc je voulais que ces éléments là soient dans le film. Après, j’aime aussi le film de genre ! Même si c’est un film qui est plus « Auteur », j’ai des tentations. Oui, il y a des éléments de thriller mais ce n’est pas quelque chose que je voulais plaquer sur l’histoire. Je voulais être dans le mental du personnage et ce mental vit dans la hantise, dans cette peur qui génère le côté thriller.

Corps étranger (2016) © Mon voisin Productions

Corps étranger (2016) © Mon voisin Productions

Ça génère aussi une autre belle idée visuelle et en terme de narration. Je pense à toutes ces scènes qui se passent dans des couloirs. Il y a évidemment le couloir que Samia traverse pour rentrer du travail qui peut évoquer à la fois celui de la mort, le couloir des prisons, donc le fantôme de son frère. On en retrouve un autre dans l’itinéraire de Leïla, pour un moment plus surprenant, plus érotique et il y a, tout au bout, le couloir final qui s’ouvre sur un horizon, la Méditerranée, en une sorte de réconciliation, déjà entre les deux femmes, puis dans les retrouvailles de Samia avec sa mère.

Pour moi, ce couloir c’est vraiment un espace mental. C’est le passage des personnages d’un état à un autre, une projection dans leurs fantasmes ou leurs angoisses. Souvent, j’ai essayé de les faire en mouvement, justement pour traduire cette transformation, pour illustrer ce changement qui s’opère en eux et les fait basculer d’un monde à un autre. Visuellement, c’était intéressant de travailler sur ça, grâce aux espaces qu’on a pu utiliser en Tunisie ou à Lyon. On a tourné dans les traboules lyonnaises ! ( sourire nostalgique ) Ces espaces nous mènent dans l’intériorité des personnages et révèlent quelque chose d’eux que les scènes « réalistes » ne disent pas.

Le film a été bien reçu en Tunisie, ce qui a beaucoup étonné les festivaliers et moi-même. Est-ce que le fait que l’action se déroule en France facilite l’acceptation de certains thèmes comme la bisexualité ?

Peut-être… c’est une possibilité ! Mais dans le contact avec le public, on a constaté qu’il y a un souffle nouveau. J’avais rencontré là des spectateurs que je n’avais pas vu avant. Alors je ne sais pas si c’est parce qu’on vécu sous une dictature où la parole était très contrôlée et difficile mais là, j’avais la sensation d’une parole plus libérée, d’un regard plus frais sur les choses, sur le cinéma, loin des poncifs bien définis, de la morale bien établie. Il y a quelque chose dans cette Tunisie nouvelle qui échappe à ce que la dictature essayait de cadrer et à l’ombre du radicalisme. Il y a aussi des réactions plus crispées, plus conflictuelles je dirais, de gens qui ne comprenaient pas pourquoi on insiste sur ces histoires de femmes, qui trouvent qu’il est gratuitement provocateur de s’intéresser au corps de la femme, ce qui est évidemment pour moi quelque chose d’essentiel dans ce que j’essaie de faire.

Un spectateur tunisien a dit que vous aviez touché du doigt quelque chose de fort : le déchirement des familles. Est-ce que d’avoir exprimé ce qu’elles peuvent ressentir lors de conflits aussi violents que ceux de Samia et de son frère vous a permis d’installer un dialogue avec ce public plutôt issu d’un milieu populaire ?

Alors je sens effectivement que dans la réception du film, il y a aussi un débat qui déchire la société tunisienne parce qu’au sein d’une même famille, il peut y avoir des tendances radicalement différentes. Comment les réconcilier ? C’est justement aujourd’hui tout le débat et tous les enjeux de la Tunisie nouvelle. Le film rend la complexité de cette société, sa recherche d’une nouvelle identité, loin de tout ce qu’on a vécu auparavant. Et au vu de ce qui se passe tous les jours, la question de l’émigration est une question centrale. Alors, oui ! ! ( rire )

Corps étranger  sera projeté en présence de Raja Amari et Hiam Abbass au 12ème Panorama des Cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient ( PCMMO ), qui aura lieu du 25 avril au 12 mai 2017 à St Denis (93) ( 21/04, 21h & 2/05 à 20h à l’IMA ). Ne pas manquer non plus la table ronde « Femme et cinéma » le 27/04 !

 

Entretien avec Pierre Audebert pour Culturopoing et Radio Escapades. Moyens techniques : Radio Escapades. Remerciements Festival Itinérances, en particulier Julie Plantier, Julie Uski-Billieux et Éric Antolin, et Patrice Terraz pour le portrait de la cinéaste!

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