« Les Nègres », m.e.s. Robert Wilson

« Que les nègres se nègrent ! »

La pièce culte de Jean Genet a de quoi désarçonner tant elle accumule les axes narratifs, les mises en abyme et les jeux de masques et de miroirs. Pièce de commande, Les Nègres est un spectacle écrit par un blanc et joué par des noirs pour les blancs.

«Cette pièce, je le répète, écrite par un Blanc, est destinée à un public de Blancs. Mais si, par improbable, elle était jouée un soir devant un public de Noirs, il faudrait qu’à chaque représentation un Blanc fût invité – mâle ou femelle. L’organisateur du Spectacle ira le recevoir solennellement, le fera habiller d’un costume de cérémonie et le conduira à sa place, de préférence au centre de la première rangée des fauteuils d’orchestre. On jouera pour lui. Sur ce Blanc symbolique un projecteur sera dirigé durant tout le spectacle. Et si aucun Blanc n’acceptait cette représentation ? Qu’on distribue au public noir à l’entrée de la salle des masques de Blancs. Et si les noirs refusent les masques qu’on utilise un mannequin », Jean Genet, sur Les Nègres.

Plus précisément et à l’intérieur de la pièce elle-même, Les Nègres raconte un spectacle joué par des noirs pour des noirs grimés en blancs. À l’issu du spectacle qui doit voir la reconstitution d’un meurtre, celui d’une blanche, un verdict sera rendu : ainsi donc il ne s’agit pas tant d’un divertissement qu’un tribunal, même si les accusés ne sont pas ceux que l’on croit. Sur scène, les noirs donneront à voir une négritude exagérée telle que peuvent l’envisager et fantasmer les blancs depuis le balcon, les blancs témoigneront quant à eux d’une domination colonialiste surlignée, la cour blanche regroupant en effet de manière symbolique tous les pouvoirs que les noirs n’ont pas (le Juge, le Valet, le Missionnaire, le Gouverneur, la Reine soit la justice, la richesse, la religion, la gouvernance et la royauté). Séparés par l’espace scénique, les deux groupes cristallisent les inégalités, les surjouent sans vergognes dans la mascarade et la farce assumées à grand renfort de masques.

(c) Lucie Jansch

Faussement manichéenne, contournant constamment la question du racisme qu’elle ne juge ni ne dénonce jamais vraiment frontalement, la pièce de Genet se révèle un texte complexe qui joue tout autant avec les codes du théâtre qu’avec le spectateur. Désordonné, déstructuré, il n’a de cesse d’accumuler les fausses pistes et de brouiller les intrigues comme les intentions, en les juxtaposant de manière parfois contradictoire dans une temporalité bancale. Où se situe le vrai ? Où réside la comédie ? Car au milieu du spectacle et de son emphase surréaliste, des événements nous sont donnés comme bien réels : l’histoire d’amour entre Village et Vertu, la trahison d’un des nègres… renforçant ainsi l’impression d’un tourbillon narratif qui tout absorbe. Ce faisant, les masques n’ont de cesse d’être habilement interchangés : le propos s’anéantit de lui-même. L’effet de miroir est partout, autant dans les couleurs de peau des personnages que dans leurs rôles même (citons à titre d’exemple la Reine Blanche qui s’oppose à la Reine Noire Félicité, toutes deux entamant une sorte de guerre dans le verbe en se mangeant invariablement l’une et l’autre). Ainsi le spectacle est truqué, il s’agit d’un simulacre : le spectateur n’est plus spectateur, l’acteur n’est plus acteur et tout se moque constamment de tout.

Ce n’est pas par hasard si Jean Genet sous-titre son spectacle « une clownerie » tant la forme et le fond sont constamment malmenés dans l’absurde tout du long.

« ARCHIBALD_ Nous sommes ce qu’on veut que nous soyons, nous le serons jusqu’au bout, absurdement » Jean Genet, Les Nègres.

Pour apprécier Les Nègres, il faut donc s’abandonner, admettre sa position de spectateur et en subir la passivité.

De la même façon, le spectacle de Robert Wilson est lui aussi une commande, celle adressée par Luc Bondy, directeur de l’Odéon, Théâtre de l’Europe, au metteur en scène et plasticien américain.

« J’avais vu Les Nègres alors que j’étais étudiant à New York et j’avais été tout à fait fasciné par l’œuvre, la mise en scène, et tout spécialement la distribution. Depuis j’ai vu un certain nombre de mises en scène, mais elles ne m’ont jamais vraiment intéressé. Quand Luc Bondy m’a demandé de m’y attaquer, je ne savais pas trop quoi en penser et c’est peut-être pour cela que j’ai accepté. Parfois vous faites ce que vous croyez ne pas devoir faire et c’est alors qu’à votre surprise vous trouvez quelque chose », Robert Wilson à propos de Les Nègres (propos recueillis et traduits par Daniel Loayza, mars 2014).

(c) Lucie Jansch

(c) Lucie Jansch

Le spectacle débute par une introduction _un peu longue_ qui prend place devant une façade traditionnelle Dogon. Les personnages, qui arrivent au compte-gouttes, semblent être abattus un à un alors qu’au-dessus d’eux et menaçant, un hélicoptère balaye le ciel. Le propos est ici intransigeant, pragmatique : il rappelle aux spectateurs occidentaux la dure réalité des peuples opprimés partout dans le monde et l’oppose au confort d’un siège de théâtre. Il s’avère aussi une fausse piste, l’évocation visuelle d’une idée qui traversera en filigrane la pièce sans jamais être vraiment soulevée contrairement à ce que fera la façade qui finira par dévoiler le grand dancing qui contiendra le cœur du spectacle.

« ARCHIBALD : (Au public) Ce soir nous jouerons pour vous. Mais, afin que dans vos fauteuils vous demeuriez à votre aise en face du drame qui se déroule déjà ici, afin que vous soyez assurées qu’un tel drame ne risque pas de pénétrer dans vos vies précieuses, nous aurons encore la politesse, apprise parmi vous, de rendre la communication impossible. La distance qui nous sépare, originelle, nous l’augmenterons par nos fastes, nos manières, notre insolence. Quittée cette scène, nous sommes mêlés à votre vie : je suis cuisinier, madame est lingère, monsieur étudie la médecine, monsieur est vicaire à Sainte-Clotilde, madame… passons. Ce soir, nous ne songerons qu’à vous divertir : nous avons donc tué une Blanche. Elle est là. ( Il montre le catafalque. Toute la Cour essuie une larme d’un geste théâtral très visible, et pousse un long sanglot de douleur auquel répond le rire très aigu et parfaitement orchestré des Nègres.)… ah, j’oubliais, voleurs, nous avons tenté de dérober votre beau langage. Menteurs, les noms que je vous ai livrés sont faux », Jean Genet, Les Nègres.

Swing, jazz, le spectacle de Wilson est en effet avant tout musical : il s’agit d’un cabaret foutraque à l’américaine.

« J’ai demandé à Dickie Landry, qui est un vieil ami à moi originaire de Louisiane, un grand musicien et un saxophoniste, de créer la musique pour Les Nègres […] Avec ce nouveau projet parisien je voulais présenter un monde acoustique différent. Il y a quelques semaines j’avais la première de Madame Butterfly à l’Opéra Bastille et avant cela j’avais Philip Glass avec Einstein on the Beach et CocoRosie avec Peter Pan. Chaque paysage sonore est très différent. Dickie et moi nous nous entendons très bien dans le travail. Nous commençons tous deux par l’improvisation. Nous n’avons pas besoin de parler de la situation. Nous discutons du travail en termes très simples : plus lisse, plus tranquille, plus rapide… On n’entend jamais Dickie commencer à faire un son. Son travail est toujours surprenant. C’est comme attendre de voir le toast sauter hors du grille-pain (rires). Vous ne savez pas exactement quand quelque chose va arriver. Si vous attendez trop longtemps et trébuchez sur un temps, vous tombez. C’est entièrement une question de tempo », Robert Wilson à propos de Les Nègres (propos recueillis et traduits par Daniel Loayza, mars 2014).

(c) Lucie Jansch

(c) Lucie Jansch

Dans Les Nègres, tout est rythmé à la mesure où tout est coloré : de grands néons miment des cocotiers fluorescents et délimitent l’espace, les costumes rivalisent d’éclats. Visuellement et avec pertinence, Bob Wilson oppose d’emblée la couleur du décor et des vêtements au noir et blanc des visages.

Sur scène, Archibald, le meneur de jeu, débute le spectacle à proprement parler en présentant un à un les personnages de la farce à grand renfort d’éclats de rire. Pourtant, sur scène, il y a aussi ce long ruban lumineux qui, en s’entortillant, rappelle les fils barbelés d’un camp : les faux-semblants sont donc aussi scéniques. Ainsi et au niveau des intentions, Bob Wilson oppose le drame à la comédie, le catafalque omniprésent rappelant lui aussi la gravité du propos en martelant visuellement qu’un meurtre a été commis et qu’il serait inconvenant de l’oublier.

« ARCHIBALD : Mesdames, messieurs… : (La Cour éclate d’un rire très aigu, mais très bien orchestré. Ce n’est pas un rire en liberté. À ce rire, répond un même rire, mais plus aigu encore, des Nègres qui sont autour d’Archibald. Déconcertée, la Cour se tait.)… Je me nomme Archibald Absalon Wellington. (Il salue, puis il passe devant ses camarades, les nommant tour à tour.)…Voici monsieur Dieudonné Village (il s’incline)… Mademoiselle Adélaïde Bobo (elle s’incline)… Monsieur Edgar-Hélas Ville de Saint-Nazaire (il s’incline)… Madame Augusta Neige (elle reste droite)… eh bien… eh bien, madame (en colère et tonnant) saluez ! (Elle reste droite)… Je vous le demande, saluez, madame ! (Extrêmement doux, presque peiné.) Je vous le demande, saluez, madame, c’est un jeu (Neige s’incline)… Madame Félicité Gueuse-Pardon (elle s’incline)… et mademoiselle Diop, Etiennette-Vertu-Rose-Secrète. Mesdames, messieurs, pour vous servir nous utiliserons nos fards d’un beau noir luisant. Nous nous embellissons pour vous plaire. Vous êtes blancs. Et spectateurs. Ce soir nous jouerons pour vous…», Jean Genet, Les Nègres.

Robert Wilson prétend avoir d’abord travaillé l’image et le son du spectacle avant d’y coller les mots de Genet. Son travail témoigne pourtant d’un immense respect du texte tant il s’accorde avec les consignes de l’auteur.

« Ma façon de travailler est très inhabituelle. D’abord je regarde l’espace très longuement, puis je l’éclaire. Si je ne sais pas à quoi l’espace ressemble, je ne sais pas quoi faire. Après cela je mets tout en scène silencieusement, puis je commence peu à peu à ajouter de la musique et du son. Le texte parlé intervient bien plus tard », Robert Wilson à propos de Les Nègres (propos recueillis et traduits par Daniel Loayza, mars 2014).

D’emblée Les Nègres apparaît comme un spectacle complet _éprouvant certes, dans la mesure  où le spectateur se doit d’en accepter les règles_ mais visuellement magnifique.

Si le talent du metteur en scène dans la grandiloquence est indéniable, sa précision s’avère parfois plus subtile. Ainsi le procédé de répétition utilisé de manière récurrente se révèle pertinent dans la mesure où, en faisant rabâcher plusieurs fois certains passages du texte par ses comédiens, Robert Wilson extrait le sens en l’amenant dans la rêverie suscitée par le procédé, nous forçant à réentendre le propos de manière différente. De même, en jouant avec la taille des personnages et les contrastes qu’elle peut susciter, il distille le malaise en donnant à voir la réalité faussée des relations ou bien encore des intentions.

(c) Lucie Jansch

(c) Lucie Jansch

L’émotion n’est pas en reste tant elle transparaît à de nombreux moments au travers des personnages emblématiques de Village et Vertu, le metteur en scène respectant une nouvelle fois la consigne de Jean Genet de sacraliser leur amour.

« Il faudrait aussi que Village et Vertu quittent vers la fin le rôle de convention qu’ils sont censés tenir pour cette fête, et dessinent les personnages plus humains de deux êtres qui s’aiment pour de bon » Jean Genet, sur Les Nègres.

L’échange entre les deux personnages donnera lieu à des passages émouvants magnifiques d’une poésie incroyable dont l’intimité tranchera nettement en contrepoints face à la grandiloquence ambiante.

« VERTU_ Tous les hommes sont comme toi : ils imitent. Tu ne pourrais pas inventer autre chose ?
VILLAGE_ Pour toi je pourrais tout inventer : des fruits, des paroles plus fraîches, une brouette à deux roues, des oranges sans pépins, un lit à trois places, une aiguille qui ne pique pas, mas des gestes d’amour, c’est plus difficile… enfin, si tu y tiens…
VERTU_ Je t’aiderai. Ce qui est sûr, au moins, c’est que tu ne pourras pas enrouler tes doigts dans mes longs cheveux blonds », Jean Genet, Les Nègres.

Dérangeant, subversif, Les Nègres continue ainsi, malgré un sens politique parfois patiné, d’interroger le spectateur sur sa propre relation à l’Autre et sa représentation. C’est un miroir qui nous est proposé, libre à nous d’étudier et comprendre l’image qu’il nous renvoie.

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A découvrir jusqu’au 21 novembre 2014 à l’Odéon, Théâtre de l’Europe et en tournée.

Le Cadran / Automne en Normandie, Evreux : 3 et 4 novembre 2014

La Comédie, scène nationale, Clermont-Ferrand : 14 et 15 décembre 2014

Théâtre National Populaire, Villeurbanne : du 9 au 18 janvier 2015

deSingel – Campus artistique international, Anvers : du 25 au 28 janvier 2015

dramaturgie Ellen Hammer
collaboration artistique Charles Chemin
assistante à la mise en scène Cerise Guyon
collaboration à la scénographie Stephanie Engeln
costumes Moidele Bickel
assistante costumes Tifenn Morvan
collaboration à la lumière Xavier Baron
musique originale Dickie Landry
maquillage, coiffures Cécile Kretschmar

avec Armelle Abibou, Astrid Bayiha, Daphné Biiga Nwanak, Bass Dhem, Lamine Diarra, Nicole Dogué, William Edimo, Jean-Christophe Folly, Kayije Kagame, Gaël Kamilindi, Babacar M’Baye Fall, Logan Corea Richardson, Xavier Thiam, Charles Wattara

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A propos de Alban Orsini

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