Roxy Music – « Roxy Music » (1972)

 « Roxy Music 1972… Plus kitsch et catchy, tu meurs… »

Le premier disque de Roxy Music, qui porte comme titre le nom du groupe, est enregistré en mars 1972 avec peu de moyens financiers – 5,000 £ -, et sort trois mois après. C’est un succès immédiat, il atteint la 10e place des charts britanniques. Pour battre le fer pendant il est chaud, le groupe enregistre à la demande de la maison de disques un morceau supplémentaire pour une publication en single : c’est Virginia Plain, qui monte à la quatrième position. D’emblée, Roxy réussit un coup de maître, au niveau de l’impact sur le public, mais aussi du contenu (de grande qualité). Le groupe, avec ce premier opus, s’affirme comme le plus audacieux du Glam, mouvement alors en plein épanouissement. Roxy Music est formé depuis fort peu de temps. L’aventure de la constitution du groupe est épique et s’étend sur les années 1970-1971. Plusieurs musiciens sont enrôlés par petites annonces, les places et les rôles précis mettent du temps à être attribués.

Le noyau dur est formé par le chanteur Bryan Ferry, le saxophoniste Andy MacKay et Brian Eno qui joue du synthétiseur. Un contrat discographique est assez vite obtenu, notamment grâce à certains membres de King Crimson (Ferry a auditionné peu de temps auparavant pour devenir chanteur du groupe de Robert Fripp). Le parolier et co-fondateur de cette formation, Peter Sinfield, dirige les opérations en studio. Le grand producteur Chris Thomas ne commencera sa collaboration avec Roxy Music qu’à partir du second album. Les premiers concerts du groupe datent de décembre 1971 et lorsque le vinyle arrive dans les bacs des disquaires, Roxy Music n’a guère qu’une quinzaine de concerts à son actif.

Ferry, MacKay et Eno sortent tout droit et tous trois d’Ecoles d’art. Roxy Music n’est pas fondamentalement un moyen pour ses membres de faire du rock au sens traditionnel, en passant par la case garage… c’est une formation destinée à mener des expérimentations sonores, à promouvoir une image originale et spectaculaire, à créer un style  – entre autres vestimentaire – engagé sur des sentiers non encore battus. À sortir illico presto au grand jour et sous les lustres des salles de fêtes. Si le groupe n’était pas composé d’excellents musiciens et solistes  – il faut mentionner la présence du fantastique guitariste Phil Manzanera -, si Ferry n’était pas un mélodiste hors-pair, c’est le côté parfois désagréablement « arty » du groupe qui dominerait. Avec son nom kitsch et quasiment néologique, gentiment dépréciatif – roxy pourrait être à rock ce que funky est à funk. Avec ses pochettes présentant des pin-ups dans des poses lascives, à l’érotisme parfois d’un mauvais goût assumé, quelquefois à la limite du trash – la pochette du quatrième album du groupe, Country Life, est censurée aux USA. Le style de la jaquette du premier opus est la première d’une longue série (1). C’est comme si ces pochettes étaient des unes de magazine de mode ou de charme, des posters pour camionneur plus ou moins élégant. Les photos des musiciens apparaissent également. La présentation, très colorée, peut vaguement rappeler le travail d’un Warhol ou d’un Roy Lichtenstein. Ferry et ses comparses sont habillés, coiffés, maquillés de façon extravagante. L’hyper-moderne, le passé, le féminin sont convoqués. Il est courant de caractériser la musique et l’image de Roxy Music de rétro-futuriste. Effectivement, avec ses cheveux gominés et modelés en forme de banane, Ferry fait référence au rockabilly. Avec ses lunettes presque opaques, Manzanera se met à la mode avant-gardiste, science-fictionnelle. Eno est la folle de service, parfois bardé de plumes d’autruche.

Si la musique de Bolan est très « formatée », si celle de Bowie – un artiste pourtant très innovateur dans le domaine de la pop – l’est relativement, celle de Roxy ne l’est que fort peu. Le grand public n’est apparemment pas directement visé. Le terme de glam intellectuel a été utilisé pour caractériser une partie du mouvement. Il vaut pour l’auteur d’Aladdin Sane. Et surtout pour celui de Bogus Man (un titre du second album). Les morceaux de Roxy Music peuvent être longs (ce sera encore plus évident sur For Your Pleasure (1973) que certains aficionados considèrent comme le meilleur disque du groupe). Ils sont parsemés de ruptures rythmiques et mélodiques (breaks), souvent structurés par collages de parties hétéroclites, renvoyant à des styles musicaux assez différents les uns des autres. Que l’on pense à The BOB. Une partie musicalement douce succède brusquement à un rock saturé et écrasé, et est suivie par une sorte de boogie enlevé… Avant que l’on ne revienne pratiquement directement à cette première séquence. Le morceau est présenté comme un medley…

En fait, c’est un medley de morceaux originaux. Un pseudo medley. Que l’on pense à Would You Believe où un rock accéléré, espèce de twist « doo wop », fait soudainement suite à un slow soft et romantique. À Sea Breezes où un partie saccadée et écrasée succède à un partie éthérée et de style moyenâgeux. Roxy Music est un groupe qui pastiche et parodie. Il imite, caricature des genres et des topiques musicaux plus qu’il ne les fait siens. Il pratique la dérision et l’auto-dérision à outrance. Le premier morceau, Re-Make/Re-Model, est exemplaire, avec son final en forme d’interprétation live où chaque instrument y va successivement de sa petite ligne solo, la basse reprenant un moment mélodique du Day Tripper des Beatles. L’aspect « collage » se ressent parfois au sein-même d’une partie constitutive d’un morceau, dans les arrangements d’un titre. Sans que cela nuise à la qualité des compositions, on a parfois l’impression, et c’est évidemment voulu, que chaque instrument joue dans son coin, indépendamment des autres. Il faut écouter Would You believe, encore. Percevoir, grâce au beau travail de mixage et à la savante utilisation de la stéréo, les contrepoints créés à un moment entre les lignes de piano électrique, de guitare et d’instrument à vent. Ceux créés à un autre moment par les lignes d’une guitare hyper saturée et débridée, d’un instrument à vent mélodieux et d’une basse qui trace son parcours imperturbablement et de façon quasi martiale.

Le mixage peut paraître grossier dans cet album, mais c’est là encore évidemment assumé, et cela fait partie de la démarche esthétique d’ensemble des concepteurs du disque. Pas de progressivité, mais plutôt des passages brusques, des superpositions de couches. Le niveau sonore n’est pas maintenu au même niveau global quand des nouveaux instruments interviennent, les intensifications se font parfois par « ajouts », les modifications au niveau de la réverbération sont brutales. Il faut faire jouer l’épique et pompeusement flamboyant If There Is Something, l’un des meilleurs morceaux de l’album, pour s’en rendre compte. Cette démarche de composition, de jeu, de production fait penser au travail cinématographique du montage. Et ce n’est pas un hasard si des références au septième art sont faites. Il faut savoir que le terme de « Roxy » est celui d’une chaîne de cinémas créés par le magnat Samuel L. Rothafel dans les années vingt, à partir de cette période. 2HB est un hommage à Humphrey Bogart et on y entend une citation filmique du film Casablanca : « Here’s looking at you kid ». Des bruits très visuels et concrets sont entendus dans ce morceau ou dans Virginia Plain. Il y a une forte icônicité du son chez Roxy Music.

Il ne faut pas oublier de parler de la voix de Bryan Ferry qui s’affirme dès ce premier disque comme un très grand chanteur. Sa voix est de tête ou de poitrine, douce et sensuelle ou criarde et éraillée. Elle est extrêmement louvoyante et maniérée. Elle surjoue poétiquement avec les rimes. Des mots utilisés ressemblent parfois à des bruits ou des onomatopées. C’est un régal. Et Ferry est un crooner. Ou plutôt un chanteur qui joue au crooner… donc qui ne craint pas d’en rajouter, de crâner à la puissance deux, de multiplier les trilles et les chevrotements. Il y a ainsi deux pôles principaux dans Roxy. Cette voix vibrante, humaine, tournée vers le passé musical (chanson de charme des forties ou des fifties, rockabilly, etc.) et le synthétiseur de Eno qui produit des sons machiniques et bizarres. Eno, ses fils et boutons, représentent la High Tech du moment, le futurisme du groupe. Eno se souvient (comme Manzanera) des délires stridents du Velvet Underground, et singe déjà, avant qu’elles ne se soient pleinement épanouies, les expérimentations de l’avant-garde et du rock progressif allemand.

Les paroles sont à l’image de l’image et de la musique. Elles sont à la fois référentielles, raffinées (mémorable est le terme « cognoscenti » dans Bitter Ends) et en liberté, jouant sur l’exotisme et l’érotisme, tournées vers le passé et vers le futur. Dans Virginia plain, qui est le nom d’une peinture réalisée par Ferry lui-même autour de l’année 1964, les temporalité s’entrechoquent : on passe allègrement de Robert E. Lee, le grand général sudiste, à (Baby) Jane Holzer, une des égéries de Andy Warhol. Les lieux aussi : on voyage de la Virginie à Acapulco et Rio… 2HB décrit une mélancolie cinéphilique : « Le souvenir de vous restera / Il durera toujours / Ne disparaîtra jamais ». Dans la merveilleuse  chanson d’amour Ladytron, il y a manifestement un jeu de séduction entre amants et une attitude don juanesque du narrateur est décrite. Si l’on suit l’hypothèse de Matt P., dans sa chronique du disque (2), la femme en question serait en fait un robot. Le suffixe « -tron » renvoie effectivement aux instruments scientifiques.

Le premier Roxy Music est un enchantement et l’aventure ne fait que commencer. En 1972, le groupe entame une tournée en Grande Bretagne et en Europe – il tourne aussi aux USA. Significatif est le fait qu’il assure, cette année-là, la première partie de deux formations d’importance qui croient en lui : Alice Cooper et  Ziggy Stardust – alias Bowie – and The Spiders Fom Mars. De merveilleux disques vont s’enchaîner, pour une première phase, jusqu’en 1975.

On a parlé de post-modernisme à propos de l’album Ziggy Stardust. Oui, pourquoi pas ? Nous préférons parler de « modernité » au sens fort (si on se réfère par exemple à la façon dont on en parle pour le cinéma : intertexualité, réflexivité, indiscernabilité entre l’objectif et le subjectif, rupture avec les traditions, représentations de perspectives apocalyptiques…). S’il y eut éventuellement un disque post-moderne au début des années soixante-dix, ce serait plutôt celui dont nous venons de faire la chronique ici. Le disque de la facticité pure et affichée. Le grand critique Lester Bangs a justement parlé, à propos du groupe et de ses productions, du « triomphe de l’artificialité ».

That’s all folks !

Notes :

1) C’est le modèle Kari-Ann Muller qui pose pour la pochette du premier album de Roxy Music.
2) Matt P, «Roxy Music », Ground And Sky, 09- 08-2005 :
https://web.archive.org/web/20060819233145/http://www.progreviews.com/reviews/display.php?rev=rm-rm

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