Nous sommes aujourd’hui trop peu nombreux à savoir que la sortie à Paris d’un film de Christophe Karabache est un événement à ne pas manquer car ses films ont besoin du grand écran comme le vampire de la nuit de 35 heures. Que son cinéma est addictif et riche au point qu’il n’est pas donné à tous les spectateurs, en particulier aux fonctionnaires de la critique qui roupillent sur des chemins plus balisés. Ces quelques paragraphes seront bientôt suivis d’un très long entretien pour éclairer cette démarche personnelle, trop ignorée en France alors que des publics et des festivals du monde entier aux cultures les plus diverses la célèbrent depuis longtemps. L’actualité finissant toujours par rattraper l’art, ces jours sont sombres mais l’heure, elle, est à Karabache. Reste à organiser la grande rétrospective qui donnerait tout son impact à son arsenal cinématographique…

 

Vous, qui vous tenez sur les seuils, entrez
Et prenez avec nous le café arabe.
Vous pourriez vous sentir des humains, comme nous.
Vous, qui vous tenez sur les seuils,
Sortez de nos matins
Et nous serons rassurés, d’être comme vous,
Des humains !

Mahmoud Darwich, État de siège (Beyrouth, 2002)

 

Si vous débarquez chez Christophe Karabache comme un colis parachuté sur Gaza, pas d’affolement, mais pas de mode d’emploi non plus pour votre survie. Il y a bien des ingrédients de choix, récurrents, mais la recette toute personnelle varie, s’affine aussi. Ça faisait quelques années que ses films ne sortaient plus en salle, confinement mortifère oblige, ce qui nous a privé des incroyables Kamaloca et Kalashnikov society. Ce dernier avait sonné l’heure du retour au Liban dans le fracas et la douleur, au sein d’un pays exsangue et d’une société qui de figée est devenue moribonde. La résistance a ses limites : n’abandonnons pas le Liban plus longtemps. Beyrouth sera d’ailleurs l’invitée du prochain festival Zone portuaire à Saint Nazaire au joli mois de mai (et une très belle occasion d’y voir ou revoir Zaman dark).

Le cinéma de Karabache a quitté l’entre soi du Gotham expérimental depuis plus de dix ans pour le domaine d’origine incontrôlée de la fiction qui n’en est pas encore. Tous ses films racontent néanmoins la difficulté d’être dans un pays et un monde qui part à vaut l’eau, une société de plus en plus dure, à l’épreuve d’un état de guerre permanent. Zaman dark (quelque chose comme les temps sombres) est sans doute le témoignage le plus immédiat sur ce qu’on a d’abord appelé la « crise libanaise » et qui comme le Québec avant la Révolution tranquille, aurait pu prendre le nom de Grande noirceur. Parce qu’elle semble n’avoir pas de fin. Un trou sans fond, un gouffre mais pas sans causes. Spécialiste des trous spatio-temporels et des no go zones, le cinéma autrefois farouchement anti narratif de Christophe Karabache a depuis UltravoKal en 2018 pris les détours du cinéma de genre pour mieux en déchiqueter les atours. Toutefois, une ligne narrative s’ébauche ici plus que jamais, prenant bien soin d’évacuer le trop de détails derrière quelques troubles complots rivettiens.

Un couple de chimistes sans travail ; leur usine a-t-elle fait faillite suite à la disparition d’un stock de nitrate d’ammonium ? Écho lointain de la tragédie et de l’explosion d’un entrepôt ce 4 août 2020, laissant 220 morts et 300 000 sans abris après avoir rasé l’intégralité d’un des plus beaux ports du Moyen-Orient. Khaddar et Anaïs sont liés par le sexe mais surtout par le goût de la viande. On ne parlera plus ici de revenants, plutôt de « revenus », de tout. De gens plus vraiment comme les autres, à la fois vivifiants cannibales et fauves du pouvoir qui depuis la nuit nourrissent les élites de la chair des plus pauvres, des plus faibles et surtout, des plus tendres. Love me tender à Beyrouth dans un éternel recyclage à la mathématique infernale produit = fonction. De l’autre côté de l’équation, l’occident marchand d’armes. Comme en Israël aujourd’hui, comme les munitions françaises et les flash balls qui réprimèrent le mouvement citoyen libanais de 2020.

Après une décennie de fictions tendues mais ensoleillées ayant pour cadre la capitale, on ne sait plus dans ce méta-univers désespéré qui de l’Europe post industrielle ou du Liban contamine l’autre. La nature est elle-même infectée, comme le montre la superbe, délicieuse introduction pourrissante. Une minute de matières organiques en décomposition jouissive, suave, « teste composte » d’Arcimboldo en grand ferment social. Dans un futur qui est déjà partout autour de nous, les humains se délitent jusqu’à retourner à la terre. Confirmation qu’ici les zones se confondent et que plus aucune frontière ne sépare l’intimité de la violence du monde extérieur, Khaddar jettera le sang aux plantes, à l’instar de l’héroïne de Vortex qui fortifiait le végétal de son sang menstruel. Il s’agit bien dans Zaman dark de la dernière saison avant la fin. « Il est temps de pourrir » bramait Mano Solo 30 ans plus tôt. Trois décennies où se sont perdus les processus de paix, à peu près tous les mouvements citoyens et chaque sursaut démocratique.

 

La Voie Révolutionnaire se soucie beaucoup de la famine. Ceux qui ont faim aujourd’hui ne sont pas les pays du Sud. La famine spirituelle est au Nord. Le tiers-monde a sa farine de manioc pour tromper le vide de son estomac. Le monde moderne a sa farine d’images pour cacher la béance de son âme. Et maintenant, le Nord exporte sa famine spirituelle sur la famine corporelle du Sud.

Alain-René Königstein, XXI Le Monde, in Lettre du sous-commandant Marcos à son disciple sur les barricades, 1996 (Carbonisé, éd. Anima)

 

À rebours, comme l’histoire de l’Humanité, tout dans le film évoque donc ce retour à l’organique comme issue ultime. « Nous sommes caca ! » éructait il y a déjà fort longtemps le réalisateur à l’occasion d’un autre transit kinoptique, aujourd’hui intestinal. Voyez ce qu’est devenu l’habitat quand se taisent les cycles destruction/reconstruction qui rythment la vie à Beyrouth depuis la guerre civile. Des noman’s land de béton à la beauté lépreuse, un underground remonté à la surface, à ras des pâquerettes. La jungle qui s’invite dans la ville. Passé par le documentaire le plus buissonnier et cabossé, Karabache a toujours aimé ces îlots dans la ville quand il les filme ici plus touffus que jamais (remember cette incroyable gare routière fantôme)… Le comportement instinctif précède le voyage initiatique de ce couple prédateur (Nida Wakim et Raïa Haïdar). Une escapade au but non avéré qui s’en ira au bout de l’enfer.
Devenu l’alter et go du cinéaste depuis ses trois derniers films, Nida Wakim n’est pas un inconnu dans le cinéma libanais puisqu’il avait le premier rôle dans La ceinture de feu de Bahij Hoeij dès 2004 (lui-même auteur du douloureux et triste Que vienne la pluie avec Raïa Haïdar). Il est bien loin ici du répertoire de ses débuts. Raïa Haïdar est aussi à l’aise sur les écrans (Elia Suleiman, Dima el Horr, Jocelyne Saab, Lamia Joreige ou encore chez Ghassan Salhab) qu’à la scène ou en tant que performeuse. Elle débarque – et disparaît – dans Zaman dark avec le plus grand naturel.

Voyage donc, car la seconde partie voit le film être hanté par un lieu où des personnages sans quête déambulent. Comme si le Beaufort de l’israélien Joseph Cedar avait perdu de sa hauteur pour peser sur les derniers restes des colonisés. Sa structure pénètre nos chairs depuis l’affiche même du long-métrage : un angle dur, froid, deux orbites vides pour un point de vue sans joie sur le monde. Un sound design affolant donne respiration à ce visuel massif, totalitaire. Comment un cinéaste franc-tireur partisan, son directeur photo attitré et hyper doué (Aurélian Pechméja) parviennent-ils en dix minutes et une trentaine de plans à réussir là où Denis Villeneuve, avec toute son artillerie lourde, loupe le monde des Harkonen dans son deuxième volet de Dune ? Le cinéma, art ultime défait l’industrie du divertissement et ses designs profilés par l’IA… Cette plongée dans le ventre de la terre est terriblement régressive, l’art du repérage supplantant jusqu’à celui du cadrage en un suprême équilibre où tout ruisselle sur ce couple de maudits pour les séparer. Et ce romantisme du néant ne conduit à aucune complaisance (pour qui se demanderait « À quoi bon tout cela ? ») d’où le rire féroce d’une partenaire désormais éthérée, un souvenir qui se dérobe et laisse le néo-milicien seul et désemparé dans l’enchaînement des dévorations qui ne permettent pas de la retrouver. On peut interroger le scepticisme de l’auteur sur la conclusion d’Artaud – toujours lui – : des limbes émergeront-ils, ces Corps Sans Organes, pures présences régénérées qui pourraient alors réinvestir les déserts et les populations « en bordure », emmenant le troupeau humain vers une meilleure destinée ? Déjà au temps du poète, cette alternative était aussi subversive que marginale. Karabache semble lui conjuguer le trauma toujours rejoué, à l’échelle de l’éternité. Plus qu’une expérience limite, apatride, qui perturbe le jugement critique, Zaman dark est un film symptôme issu de vingt années de somatisations cinématographiques et à l’impossible descendance.

Quitte à rhabiller la nudité d’un film de visions délirantes et risquées, il faut reconnaître que le minimalisme à travers lequel opère Christophe Karabache depuis déjà Too much love will kill you (2012) ne fait que renforcer la radicalité de son discours. Son indépendance lui a donné la possibilité d’exprimer des opinions aussi éloignées que possible du politiquement correct. On lui a reproché par le passé son art de la citation (pêle-mêle Artaud, Fassbinder, Debord, Aimé Césaire.…). Les rares discours sont juste ici le constat citoyen désabusé d’un chat huant. Depuis toujours, le cinéaste filme l’expression libre sur les murs de la capitale libanaise. Aujourd’hui, l’ultime graffiti ne sera plus qu’une coulée de sang quand l’ultralibéralisme essaie d’achever toute survivance de la culture. L’identité, question centrale depuis la guerre civile libanaise, devient floue. Anaïs ni vivante ni morte, Khaddar Canis Lupus (garus!) mal léché. La jeune génération apparaît elle dans les volutes synthétiques comme une bande d’anges exterminateurs descendus sur la terre. Des personnages en forme d’allégories, jusqu’au « nouveau né » Shaker Shihane, déjà vu en trans dément dans le mythique Dodgem. Les chasseurs sont chassés de leurs bas-fonds par ces jeunes seigneurs dont l’une des muses ou sa semblable sera chassée à son tour par le Clark Kent de Beyrouth, Nabil Fawzi, le surhomme au cœur de bête féroce. Pas besoin de plus de développements.

Karabache n’élude pas ce qui faisait jusqu’ici l’essence de son cinéma anti-narratif : les blocs, disjoints ou mal rafistolés par des plans de coupe à haute teneur symbolique ou fonction sensorielle, les longues scènes d’attente, surtout dans la première partie où la prise semble avoir sa temporalité propre. Ils semblent cette fois ne plus lutter contre eux-mêmes, ni évoluer sur des trajectoires séparées, éloignées. La sexualité participe encore ici à cette impossibilité de vivre pleinement, nécessité plus que volonté, jeu plus ou moins partagé. À ce titre, le film va bien moins loin que précédemment Too much love will kill you ou Vortex, sans oublier les viols brutaux de Kamaloca et plus que jamais, l’auteur préfère la distance. Ne nous martèle-t-on pas que le sexe n’est plus une finalité mais le temps frustrant et superficiel que désormais deux personnes refusent de perdre ensemble ? Plus étonnant, les séquences de déplacement qui prenaient une bonne part de chaque métrage, à pied surtout, en voiture parfois, semblent se diluer. Restent quelques beaux travellings avant en voiture où l’on voit bien que plus rien ne s’oppose à la nuit… À deux doigts de l’extinction du visuel. Si le sound design est très présent, la musique est elle moins en avant. On en a baissé le volume et elle n’impulse plus les séquences, même dans le passage dépressif qui à l’image de certains gialli, récapitule en catharsis les motifs de la perpétuation des crimes et visions de cauchemar.

Puisque de genres il faut qu’il soit question pour qu’en France une œuvre cinématographique puisse approcher un public (quand souvent elles n’ont presque rien à dire comme le récent Vincent doit mourir, étranger aux concepts de discrimination et d’exclusion), à quelles familles se rattache donc Zaman dark ? Malin, Karabache glisse ça et là des opsignes : néon grésillant du fantastique, ciels chargés, fortement encrés, bateau ancré de Nosferatu, rouleaux pulsionnels devenant flots rouges sang, split screens et plans mentaux du thriller d’action résumé à sa trame. Un séquençage en règle des codes polygénériques. Tout est ici stylisation extrême : ombres ruiziennes pour les meurtres auxquels il sera d’abord préféré la viande qu’on découpe et déchiquette avec les dents (une telle performance d’acteurs ne pouvait qu’entraîner une digestion difficile dans une perméabilité et une réversibilité du récit et du tournage). Si les carnations sont dévitalisées par un bleuissement généralisé, Christophe Karabache met en scène ces excès comme un végétarien (qu’il n’est pourtant à ma connaissance pas…) au sortir d’un abattoir ou avec l’œil de ce corbeau dont on entend sans cesse les croassements. Il faut pourtant isoler une séquence qui est en soit morceau de bravoure, hommage et essai à la Ténèbres. Du travelling qui suit le retour chez elle de Shaker Shihane, comme une réponse au plan répété de son comparse Johnny Karlitch dans cet Aquarius diffusé à La Monstrasse de Florac en juin dernier, à son étranglement final, face contre vitre façon Queue du scorpion de Martino, la mise en scène virtuose cite Argento sans le singer et offre une scène de crime giallesque à son ancien milicien masqué. Passera plus loin la silhouette distinguée d’une Anaïs fantôme – l’auteur s’était déjà distingué en filmant Marie-Cécile Guéguen en fantôme japonais dans Kamaloca – et une scène finale zombiesque. D’un côté un littoral immuable sur lequel viennent souvent échouer les rêves des libanais. De l’autre et à l’instar de la mort de Florinda Bolkan dans La longue nuit de l’exorcisme, le trafic n’en finit plus de… trafiquer. Un des meilleurs plans de circulation encombrée de Karabache depuis le gars en fauteuil roulant en pleine Zone frontalière (2007).

Que notre seule certitude soit l’identité de nos invariables adversaires.

L’état des choses, in Ghassan Salhab, À contre jour (depuis Beyrouth), 2020

Je ne suis pas sûr que cette fin, volontairement anecdotique et inscrite dans un quotidien banal (bouffer pour ne pas être bouffé) soit du goût des amateurs de films en série ; les mêmes qui sans doute gloseront sur les scènes de rires absurdes et contagieux propres à l’univers et à la biographie du réalisateur ou resteront sur la défensive devant les transes calculées et les déclamations de comédien.n.es en pleine performance. Leur nécessité rituelle risque bien de les laisser une fois encore pendus au fil de l’expérience. Pour celleux qui lâcheront les amarres du formatage dramaturgique classique et feront le grand saut élastique, il reste à apprécier aussi le travail visuel ici toujours extraordinaire, cette manière unique de filmer les choses pour ce qu’elles ne sont pas (quoique… le palmier comme sexe mutant, un puits en œil mort). Des surcadrages méta-expressionnistes où les héros contemplent sur un écran biscornu la déroute de la réalité. Et d’autres stridences et afféteries composant ce néo-noir puissant, comme toujours basé sur une captation violente du réel, de l’esprit des lieux et du tempo d’une ville mortifiée où évoluent encore comme ils peuvent, comme se meuvent ces corps affamés bondissant de l’abîme.

 

Sortie le 17 avril

Pour retrouver des textes sur les films antérieurs de Christophe Karabache et resituer son travail dans le contexte du cinéma libanais c’est dans Mondociné Liban.

– Site du réalisateur : https://karabache.wixsite.com/karabache
– Blog du réalisateur : https://karabache.wordpress.com/

 

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A propos de Pierre Audebert

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