À sortir le 17 avril prochain, Zaman dark (2023) est quand même le 32ème film (au moins !) de Christophe Karabache depuis 2001 et peut-être son douzième long-métrage. Mais combien d’entre nous en France ont vu ses films? Cette première sortie sur grand écran de l’ère post Covid nous tombe dessus pour rappeler et affirmer l’existence de l’irréductible franco-libanais. On le sait – mais faut croire qu’on s’en fout… -, le Liban est en pleine tragédie, une crise suivant l’autre dans l’indifférence des pseudo-démocraties occidentales beaucoup plus pressées d’y vendre leurs munitions pour flash-balls qui permettent de toujours mieux réprimer les mouvements citoyens afin que jamais rien ne change dans cette région. Christophe Karabache est donc l’enfant terrible de ces rapports de force et on ne saurait lui reprocher une colère peut-être bien salutaire. Cette démarche et cette filmographie unique en son genre méritent donc qu’on s’y penche, qu’on s’en imprègne et pour les plus dingues d’entre nous, qu’on s’y vautre. Résultat d’échanges de mails, ce long entretien dont voici la première partie, vous intriguera peut-être au point de guetter les projections françaises de Zaman dark. Il y aborde ce dernier film, la politique mais aussi bien d’autres questions, préambule à un long travelling arrière sur une carrière disruptive et véritable antidote à la résignation.

 

 

Ton dossier de presse annonce ce nouveau film comme un thriller (avec des effluves de film noir, de fantastique, d’horreur et de drame). Tu ne mentionnes pas l’expérimental. Est-ce que le cinéma expérimental serait un ghetto pour la critique institutionnelle parisienne ?

Là on présente le film comme genre. L’expérimental est une forme. Me concernant, c’est pour garder la surprise et le choc de la découverte à la représentation esthétique et stylistique du film et parce que je déteste les étiquettes. Mais c’est surtout, dans ce cas précis, un choix de mon distributeur. Nous avons effectivement constaté au fil du temps que le terme « expérimental » était réducteur et enfermait les films dans des cases très marginales. Déjà c’est une sortie limitée et une petite distribution indépendante, nous n’imaginons pas à quel point quand on présente le film comme une œuvre expérimentale, ça le délimite automatiquement, à la fois pour le public et pour les critiques, qui sont généralement très formatés et conformistes. Le milieu du cinéma étant assez sclérosé, élitiste et snob, il faut absolument le dynamiter.

Ça fait un bail que ton cinéma flirte plus franchement avec les genres pour les pervertir et surtout, les déconstruire pour en récupérer quelques oripeaux : le thriller était la ligne de fuite d’ultravoKal (2018), le vampirisme ramenait à la vie le parricide de Vortex (2019). Film d’espionnage, SF pro Matrix et fantômes japonais hantaient le bien nommé Kamaloca (2021) qui s’acoquinait in fine avec le torture porn. Aujourd’hui presque zombies romeriens (pas les étudiantes bourgeoises zombies façon Pascale Ogier dans Les nuits de la pleine lune d’Eric Rohmer mais les « géorgiens »), rape and revenge, combattants cannibales, slasher, voire même le côté loup-garou mal léché de Nida Wakim et les plans insistants sur la lune. J’ai pourtant l’impression que ces détails ne sont que des simulacres pour piéger les spectateurs.

C’est un large chantier d’expérimentations. J’aime travailler avec des matières hybrides et viscérales. Une sorte de laboratoire. Je considère le cinéma comme un objet de recyclage hétéroclite. Je prends de plusieurs sources diverses, je les malaxe, je les triture des fois pour me les approprier. Il ne s’agit pas d’imitation ou de faire des films cinéphiles-hommages, mais surtout pour les ramener à l’univers propre de chaque film que je tente de créer, pour faire surgir une singularité dans la forme et une originalité dans le regard. Depuis quelques années je me suis intéressé au cinéma dit de genre non pas pour ses codes et ses conventions qui m’ennuient profondément mais pour les pervertir, les distordre et les individualiser. J’aime l’aspect sombre et mystérieux du cinéma de la terreur. Le diable est dans les détails.

Nida Wakim sur le tournage de Zaman dark (c) Visiosfeir Distribution

Ceci étant dit, si ce ne sont pas ou que des échos, y a-t-il des cinéastes qui planent autour de Zaman dark ? Il me semble qu’on peut déceler un hommage à Argento (étranglement de la femme chez elle par le héros masqué), à la fois dans la manière de filmer/éclairer la maison, d’amorcer un mouvement tout en refusant la citation d’un très célèbre plan effectué à l’époque à la louma et extrêmement complexe. Je verrais même dans la proposition esthétique élaborée avec ton chef opérateur, Aurélian Pechméja, présent une grande partie de tes derniers films, un presque raccord avec les ambiances sombres et dark de Ténèbres, d’autant que ton titre évoque ces temps sombres que nous traversons, bien plus encore au Liban.

Bien vu pour le célèbre plan de Ténèbres d’Argento ! Oui c’était ma référence pour la mise en scène de ce plan-séquence, mais sans vouloir l’imiter non plus. D’autant plus que c’est bien l’architecture du lieu que je connais bien, puisque c’est tourné dans mon appartement au Liban, qui m’a inspiré ce type de mouvement et de chorégraphie. Le giallo était une des références pour Zaman Dark, mais pas que, j’ai montré d’autres films ou extraits au chef opérateur Aurélian Pechméja pour essayer d’aller vers ce type d’esthétique visuelle effectivement sombre comme tu dis, des films de David Lynch à ceux de Philippe Grandrieux. En plus, mon choix atmosphérique pour ce film était de le tourner en hiver, donc on était à la traque des nuages obscurs, des ciels moroses pour ainsi évoquer l’ambiance sociale du Liban de ce temps incertain et chaotique. Mais le chaos est la spécificité de ce pays, c’était toujours le cas, et ça restera comme ça hélas, il y a une destinée politique de garder cette région sous tension et en feu, de maintenir une instabilité permanente. Des décisions politiques à la fois de l’intérieur même du pays, du monde arabe et des décideurs des multiples pouvoirs occidentaux. En tout cas, le style terne du film reflète cet aspect, c’est comme une allégorie de notre temps.

Chez toi, comme toujours, le propos est avant tout et surtout politique. Ici il s’exprime sans ambages par la voix enrouée d’un chat sauvage et effrayant tagué sur un mur qui résume en trois apparitions la crise gigantesque dans laquelle sont empêtrés les libanais et comme toujours le legs de la guerre civile et la critique des mêmes élites au pouvoir. Critique qui passe ici par le rappel de la trajectoire du héros et les communications en Off d’un frère bien intégré socialement et politiquement.

Juste. Sans pour autant faire un cinéma discursif ou dogmatique. J’ai horreur de cela. Mais oui bien sûr mes films sont profondément ancrés dans le politique et la critique sociale. Parce que « tout est politique », de la vision (le contenu, le fond du regard), à la sensation (le style). Y compris dans la démarche. Le geste même de prendre une caméra ou de faire du montage, ce sont des actes politiques en soi. Comme on le sait tous, le cinéma dominant de l’industrie (et pas que hollywoodien-netflixien), est un vecteur de propagande idéologico-consumériste, il est là pour vendre les idées et les produits (quels qu’ils soient) du pouvoir. Le mien, minoritaire, est là pour affronter, résister et faire bloc. Pour revenir à ce tag de ce monstre sur le mur qu’on voit dans Zaman Dark, c’est un dessin que j’ai remarqué par hasard pendant mes repérages. Une pure captation du réel. Dès que j’ai vu ce tag, je me suis dit je dois le filmer et je verrai plus tard comment l’intégrer au montage.

Le boulot perdu de chimistes du couple principal nous ramène à l’explosion chimique qui a détruit le port de Beyrouth, événement qui hantait tes deux longs-métrages précédents, comme une nécessité d’avancer.

Non, pas forcément. L’explosion du port de Beyrouth était le sujet dans Kamaloca (2021) et Kalashnikov Society 2021) Là, dans Zaman Dark, c’est du crash bancaire et de la crise économique dont il s’agit plus précisément. C’est un film métaphorique. D’où le choix des décors, des espaces et lieux spécifiques, comme une vieille maison en ruine, un chantier abandonné des années 90, qui porte un aspect dystopique et totalitaire, des terrains vagues, des zones industrielles, etc.

Tous tes scénarios récents sont coécrits avec May Kassem. S’agit-il comme le disait Hitchcock d’abord d’une forme, d’une impression d’ensemble avant que d’être un document écrit et plus ou moins précis ?

Les scénarios de mes films, écrit ou coécrits, sont toujours des squelettes, des esquisses. Et par la suite, ça se développe pendant tout le processus de création, les répétitions avec les acteurs, les échanges avec le reste des collaborateurs techniques. Je pose la base pour ensuite attaquer. Je déteste l’écriture traditionnelle du scénario. C’est la pire forme d’écriture que l’homme a inventé. Je la trouve limite stupide. Les dialogues me gonflent, ce sont les pires pour moi. Là, May Kassem jouait un rôle fondamental.

Le cinéma a un autre mode opératoire que l’écriture. Sans dire qu’il y a des fois des scénarios dit « bien écrits » qui ont enfanté des films nuls. Je m’oppose radicalement à la démarche traditionnelle. Faudra changer les choses et la façon de faire. Le scénario, comme document suspect qui rappelle à l’Ordre et chéri par les institutions et l’industrie, restera mon ennemi à jamais. C’est très scolaire, ça me renvoie à mes terribles souvenirs quand j’étais gamin à l’école – disciplinaire – des Lazaristes au Liban (école francophone proche des Jésuites) que j’ai tant détestée. Nous sommes dans un conflit irréconciliable. Faire des films avec une écriture scénaristique réduite (le scénario de Zaman Dark par exemple tient sur 6 pages) ne veut pas dire qu’il y a pas une histoire, des personnages ou un contenu narratif. Mais les choses sont représentées différemment, on travaille autrement qu’en suivant les méthodes imposées. Donc plutôt un acte de création comme un « work-in-progress » qui se développe par strates et qui crée un cinéma de situations plutôt que des scènes dramaturgiques dans le sens académique et théâtral.

Raïa Haïdar, Aurélian Pechméja et Nida Wakim sur le tournage de Zaman dark (c) Visiosfeir Distribution

Quelle place laissez vous à l’improvisation au tournage et à la recréation au montage surtout quand on sait que tu viens du documentaire et du cinéma expérimental et avec une approche particulièrement non conformiste ?

De manière générale, je consacre beaucoup de temps à la préparation en amont. Pour un tournage court et rapide d’une dizaine de jours d’un long-métrage, je peux préparer 8 mois à l’avance. Plus je prépare et plus les choses seront claires et précises pendant le tournage. La préparation intense peut faciliter le travail quand on a un tournage très limité dans le temps. Mais attention à ne pas trop en faire justement pour garder une fraîcheur et le plaisir de la découverte. J’ai un cahier de notes où j’écris les idées, qui ne sont accessibles qu’à moi. Personne ne peut les comprendre ou les suivre. Puis je les communique au reste de l’équipe. Des fois pendant les répétitions et d’autres fois pendant la prise de vue, pour cueillir la surprise et une certaine authenticité. Même si je prépare minutieusement la mise en scène de mes plans, même si je détermine les cadrages bien avant le tournage, je reste très ouvert aux heureux accidents pendant les prises de vues, bien enchanté s’il y a de magnifiques imprévus, des surgissements incontrôlés du hasard. Je suis preneur. Des fois je tente de les provoquer. Il faut toujours prendre le risque de le faire. Ce sont souvent les meilleurs moments, ceux qui nous dépassent, au-delà du contrôle. C’est un processus de travail très organique. Un film est un objet vivant et malléable, donc même pendant le montage, je peux changer ce qui a été prévu, s’il y a de nouvelles combines audio-visuelles intéressantes. Si je vois ou ressens qu’il y a une certaine juxtaposition de raccords étranges qui naît pendant le montage, je la cautionne et la valide avec grande joie, même si ça perturbe le sens et la compréhension pour le spectateur. Malgré les multiples séances de répétition avec les acteurs, j’essaie de ne pas les robotiser non plus et de leur donner un espace de liberté au tournage si cela est productif. Mais là, c’est une question d’adaptation avec chaque acteur, ça varie d’une personne à l’autre.

On décèle des changements mineurs mais bien présents par rapport à tes derniers films. Le temps accordé aux déplacements (surtout la marche à pied, largement filmée dans tous tes films) ou les travelling voitures ou plans du conducteur depuis l’habitacle, sont ici moins importants. Mais dès le départ, tu filmes quand même les pieds déterminés et les mains criminelles de Khattar.

J’ai décidé de changer pour ce film et de proposer autrement l’errance et la mélancolie, car il s’agit toujours de déambulation, mais filmée différemment. Vu que je fais beaucoup de films, j’essaye de proposer des formes diverses, de ne pas trop me répéter si possible, malgré mes obsessions récurrentes et les motifs en commun bien entendu.

Si j’ajoute qu’à la différence de tes films libanais plus anciens, tu accordes plus d’importance aux surfaces et à leur décrépitude quand dix ans plus tôt tu affectionnais les intérieurs dénudés, c’est pour moi ton film le plus bressonien. D’ailleurs, Cocteau justement avait écrit à propos d’un de ses films des années 50 que ce n’est pas un film mais un squelette de film, ce qui fait donc écho à ton processus d’écriture.

Je comprends pourquoi tu évoques Bresson. Il y a dans Zaman Dark quelques cadres fragmentaires, tranchés et courts, sans parler du style dépouillé et minimaliste de tout le film. Aussi des décadrages morcelés qui montrent une vision partielle, qui s’ouvrent au hors champ, au pas-tout-vu.

Katy Younes, Nida Wakim, Aurélian Pechméja, Christophe Karabache et May Kassem (preneuse de son et co-scénariste) sur le tournage de Zaman dark (c) Visiosfeir Distribution

Deux personnes sont ici créditées au repérage. Or sur tous tes autres films, on a l’impression que l’écriture comme la mise en scène découlent des lieux où tu filmes. Qu’est-ce qui explique ce recours à des tierces personnes ? Ta longue absence du Liban dont tu parlais en ouverture de ton film précédent Kalashnikov society ?

Ce sont des personnes qui m’aident et m’assistent au repérage des lieux, à la découverte des espaces ou qui me suggèrent des décors selon mes souhaits ou ce que je recherche. Alors, c’est toute une aventure le repérage. Je prends un réel plaisir quand je découvre les lieux. Un décor naturel modifie tout le temps l’imaginaire de la mise en scène. Et c’est là où c’est excitant dans le travail, comment intégrer le réel dans le désir de la composition des plans, comment associer le tangible avec le fantasme ? Et d’une manière générale, je donne énormément d’importance au décor, même s’il est archaïquement nu. Il fait que le lieu soit fatal, une expression en soi, un personnage.

Je ne t’imagine pas élaborer au préalable des story boards, vrai ou faux ?

Aucun story-board. Pour moi c’est un outil d’aliénation. Je peux concevoir sa nécessité pour un film futuriste SF à 1000 figurants et à 100 décors, mais autrement il est absolument désagréable et limiteur. Si je vois à ce point tous les plans et cadres dessinés à l’avance au millimètre près alors pourquoi faire le film ?! Ça gâche le côté exploration du mystère. La notion de réalisation n’a plus de sens créatif s’il y a un story-board que la production exige de respecter, dans ce cas le travail est purement technique et relève d’une efficacité de la communication plutôt que de la création. On devient l’exécutant robotique du story-board. Ça rejoint ce que je voulais dire en parlant du scénario. Si tout est écrit à l’avance, cela me démotive, gèle l’excitation et enlève la passion. Ça diminue la prise de risque alors que c’est le moteur de la création cinématographique. Une sorte d’anesthésie des nerfs. Or il faut beaucoup de pulsions pour faire un film, d’inspiration du réel, du rapport concret avec les corps et les espaces qu’on filme.

Comment choisissez-vous les angles et les plans avec Aurélian Pechméja ? A-t-il la liberté de faire des propositions puisque vous vous connaissez maintenant très bien ?

Je demande toujours à mes collaborateurs d’être inventifs et de me proposer des choses, et de ne pas se contenter d’être les exécutants de mes désirs. Et après je vois si je prends leurs propositions ou pas. Cela s’applique également aux acteurs. Je montre au chef opérateur des photographies, des multiples images venant du cinéma, de la peinture et après on voit ce qu’on peut faire. Les lieux inspirent également les cadres. Et bien sûr le contenu de chaque scène-plan, qui oriente le choix et la nature de mes cadres, axes et focales. Il n’y a pas de règles. Pour Zaman Dark, mon centre d’éclairage c’était l’ombre et non la luminosité. D’où la constante présence des pénombres denses tout au long du film. Et granuler l’image, dé-saturer les couleurs, salir le lissage du Digital. Pour mettre en valeur le caractères dur et dystopique, on a choisi d’opter pour des angles extrêmes, que ce soit en plongée accentuée en oblique ou en contre-plongée pointue, des cadrages bizarroïdes, décalés, inclinés et penchés. Une façon de représenter l’instabilité et le déséquilibre.

en haut Aurélian Pechméja (Chef Opérateur), en bas à gauche Ramzi Awad (1er assistant-caméra) età droite Pierre Mouzannar (2nd assistant-caméra)-Zaman dark (c) Visiosfeir Distribution

Tu es en effet et par dessus tout un cinéaste du plan, dans le sens ou très peu de tes plans ne dégagent pas individuellement une force propre ( et en ce cas alors comblée, habitée par les comédiens), une énergie puissante qui se répand dans le flux inéluctable du film (plus que du récit) ?

Oui je pense aussi. Cela va de soi vu que ce sont des tournages à durée très courte. Un réalisateur qui a deux mois de tournage aurait découpé, peut-être, sa scène en plusieurs plans. Moi je concentre le tout dans des plans uniques, souvent longs, fixes ou en mouvements. Au-delà du style, c’est une manière rapide de faire. Et à l’intérieur du plan surgit la durée et des énergies corporelles. Je reste attentif à saisir ces moments précieux, sensibles, à la fois forts et fragiles. Mais plus que le plan unique, je place le montage par dessus tout. Tout est affaire de montage au cinéma. J’ai le montage en tête dès les préparations, et bien sûr sur le tournage. Donc bien avant de s’installer devant la time-line du montage virtuel. Tout en restant ouvert aux aléas et à l’inattendu bien sûr. Même si les grands moments d’émotions et d’adrénaline on les reçoit pendant le travail sur le tournage, donc en corrélation avec les autres membres de l’équipe, c’est la phase du montage que je préfère le plus dans la création cinématographique. Le poids du tournage est terminé, je n’ai plus à faire l’effort de communication pour passer mes idées à autrui, je suis seul devant mes images et c’est là où je suis heureux. Une solitude qui ressemble à celle de l’écrivain devant sa feuille, au peintre devant sa toile.

À la manière de David Lynch, tes moments purement expérimentaux gardent une fonction sensorielle et expressive. Le début est hallucinant : plus d’une minute de matière suintante et pourrissante, des natures mortes qui refusent de partir en poussière. Ça me rappelle ce qu’écrivait Johnny Karlitch à ton sujet, « un cinéma qui vibre la vie » !

Il s’agit là encore de filmer une espèce de matière organique pourrissante comme parabole de l’état actuel du Liban. Nous avons fait volontairement pourrir des fruits, légumes, riz et autres aliments qu’on a conservés pendant un mois pour cette ouverture qui a été filmée avec des focales très rapprochées et un éclairage minutieux. J’ai enfin réalisé ma Nature Morte !

Des plans de nature (jungle) et des gros plans de la décrépitude de l’intérieur des bâtiments vont rythmer, s’entrechoquer avec le récit, créant des émotions, faisant sens ou l’annihilant. J’ai l’impression qu’ici plus qu’ailleurs il y a une confusion totale entre l’intérieur et l’extérieur et qu’ainsi l’intimité souffrante des libanais est exposée à tous les vents.

Oui, comme s’il n’y avait pas d’échappatoire possible à cette tragédie, réaliste, palpable, charnelle. Il ne s’agit pas de faire un film rassurant et divertissant pour faire oublier la crise, au contraire. Je ne suis pas dans la logique de la rentabilité. Qu’on soit à l’intérieur ou à l’extérieur, il y a un étouffement généralisé, infesté, asphyxiant.

À plusieurs reprises tu filmes le sommet d’immeubles ultra modernes, comme s’il y avait une séparation entre l’esprit et le corps des bâtiments. Ce même sentiment de hiérarchisation sociale est décuplée par cette espèce de place forte type « Fort Liban » (jeu de mot avec fort Vauban), architecture quasi militaire qui crève l’écran comme sur l’affiche du film.

Dès le départ, dès l’idée initiale de ce projet, je me suis posé la question de comment filmer, actuellement, la ville (et pas que Beyrouth, elle est minoritaire dans ce film, j’ai filmé d’autres endroits urbains). Une des spécificités de mon cinéma c’est qu’il ne vient pas de la capitale, et personnellement je vis dans une autre ville que Beyrouth loin des milieux bobos beyrouthins. Par ailleurs, c’est aussi le chaos architectural du Liban, un mélange glauque entre le vieux oriental et le moderne inspiré des lofts occidentaux, et j’ai insisté sur quelques lieux abandonnés, le reste des ruines et immeubles éventrés, des lieux désolés qu’on remarque de plus en plus dans le pays post-guerre et celui de la crise économique. Comme si ces espaces se vident de plus en plus.

Les vues nocturnes urbaines, c’est d’ailleurs quelque chose que je vais développer davantage dans le prochain film que je prépare, un polar extrême quasi cyberpunk et naturellement sombre, bien érotique et nihiliste.

Christophe Karabache dirige le coït cannibale de Zaman dark (c) Visiosfeir Distribution

Auparavant, le couple de cannibales a pénétré cet endroit par un imposant tunnel, un peu comme s‘ils faisaient le voyage de l’anus jusqu’à l’œil. Je pense là à un incroyable plan du puits que n’auraient pas renié les grands formalistes comme De Palma.

Ce barrage est l’une des constructions faites par certains politiciens-business men corrupteurs du Liban. Le fait de tourner à l’intérieur du tunnel et aux alentours du barrage était un acte rebelle en soi. On savait qu’on allait tourner une scène de sexe entre le couple cannibale, mais on ignorait dans quel lieu la placer. Alors une fois au bout du tunnel, après les plans de marches et quelques inserts de cet espace gigantesque, froid et vide, et en voyant toute cette atmosphère humide, j’ai décidé de faire la scène de baise en prévenant au dernier moment les acteurs. Une seule prise suffisait et on était content.

Il y a même ici un plan qui vaut tous les décors de Denis Villeneuve pour son monde Harkonen de Dune, deuxième partie ! A ce propos, je reprends les propos sans doute multipliés ici de Jean jacques Rousseau, cinéaste belge de l’absurde qui comparait au prix d’un cappuccino le budget de ses films par rapport à ceux de Spielberg. Sans comparer au budget faramineux de Villeneuve, c’est quoi le budget d’un long métrage de Karabache aujourd’hui ?

C’est très modeste comme budget et ça peut varier d’un film à l’autre d’ailleurs, tout en préservant le même état d’esprit. Mais ça reste du très léger. Le principe est de pouvoir faire quelque chose de fort et de puissant, de marquant si je réussis (ce qui n’est pas le cas tout le temps), avec très peu de moyens, un matériel technique réduit et une petite équipe. Il faut toujours motiver des personnes et rassembler des énergies enthousiastes pour les entraîner dans des aventures risquées mais passionnantes et quelque fois inoubliables. Riches en émotions, fous rires, extrêmes fatigues, des fois avec des énormes tensions mélangées avec des moments d’amour. En tout cas, ce sont des sensations fortes à chaque fois, et quand on réussit, tout le monde est content et ils veulent parfois récidiver. Il m’arrive d’entendre, par ci et par là, que c’est très facile de faire des films sans thunes. C’est une conception capitaliste dite par des gens réactionnaires. Il ne faut pas croire que les contraintes n’existent pas dans ce système de production (no ou low budget). Il n’y a que ça et on est là pour trouver des solutions, des alternatives, ça encourage la créativité et la débrouillardise. Un cinéma enragé jouissant de folie et de liberté. J’ai l’impression qu’on est toujours ancrés dans le conflit entre la révolution industrielle avec son système hiérarchique de travail en groupe, du boss qui commande à l’ouvrier qui opère avec des énormes machines et l’artisan qui travaille en solo avec ses mains et petits outils dans son atelier. On en est toujours là en fait, avec les moyens et les techniques de notre époque.

Une vision répétée de tes films montre que tu as déconstruit les clichés du cinéma pour leur substituer les tiens. Par exemple, ces moment de rires faux, absurdes et parfois contagieux sont devenus une constante depuis au moins Dodgem (2013).

C’est sans faire exprès. Mais oui je fonctionne aussi par obsessions. Il y a des motifs et des gestes redondants, des fois, tournage dans les mêmes lieux. Mais à chaque fois, j’essaie de me renouveler ou de proposer une forme variée et singulière.

Ils font partie de ton approche performative du travail des acteurs. Ici, c’est aussi l’ingestion de viande crue. Comment les as-tu préparés à cette épreuve ?

C’était prévu dès le texte écrit. Au casting déjà j’avais prévenu et puis il y a eu les répétitions où, sans le faire, on préparait cela mentalement. À un moment donné les acteurs n’ont plus le choix car c’est pour ces raisons que je fais le film, il y a des idées fixes qui ne peuvent pas être modifiées. Et c’est un défi pour eux, ils le font avec engagement et si j’ose dire, plaisir ! Raïa Haïdar l’a fait excellemment avec le plus grand naturel comme tu l’as bien remarqué. Les acteurs aiment plaire à leur metteur en scène et ce dernier jubile lorsque ses actants lui réalisent ce qu’il a en tête. Je n’ai pas une méthode fixe, ma façon de procéder avec eux est très physique, ce n’est surtout pas le travail psychologique préparatif. Sur le tournage on ne parle pas, on l’a déjà fait pendant les répétitions. Sur le moment, on fait et on filme, des fois simplement et rapidement et d’autres fois jusqu’à l’épuisement. C’est du concret.

Christophe Karabache et Raïa Haïdar sur le tournage de Zaman dark (c) Visiosfeir Distribution

La sexualité, le viol sont ici moins présents par exemple que dans Vortex ou Kamaloca, même si ces scènes ne sont pas moins marquantes. Qu’est-ce qui explique cela ? Le fait que les personnages soient presque soit des zombies, soit des fantômes ?

Chaque film a ses thématiques. Je ne peux pas et ne veux pas reproduire tout le temps les mêmes situations. Et surtout que le dernier film vient en général contredire en quelque sorte son précédent. Je diffère les approches d’un film à l’autre, ou bien tous les deux projets. Mais c’est toujours une affaire avec le corps, la chair.

Dans le Liban d’aujourd’hui, le statu quo politique, couplé à l’effondrement social, semble aggraver encore le conflit de générations. Quel est ton sentiment au sujet des jeunes comédiens qui incarnent ces sortes de dieux comme tombés du ciel, impression renforcée par la scène de danse ?

C’était génial de filmer le jeune Omar Bakker, qui est un danseur et marionnettiste syrien. C’est un réfugié qui habite Chatila, un camp palestinien à Beyrouth. Il est hyper doué et saisissait directement ce que je voulais et comprenait au regard mes souhaits. J’adore travailler avec les non-acteurs, c’est une autre façon de faire qu’avec les professionnels. Sans répétition ou très peu, là on est dans le registre de l’immédiateté, de la spontanéité. C’est fulgurant et j’adore !

On en reparlera mais ils ont ce côté sauvage de ragazzi pasoliniens et on sait que Pasolini est l’une de tes grandes influences…

Oui sauf que dans la vie leurs personnalités sont l’antipode des raggazzi pasoliniens. Je les ai préparé pour en dégager un air de personnages grotesques et violents. Une violence sourde, absurde et molle, à l’image de leur génération.

Mon attachement au cinéma et à la pensée protestataire de Pasolini sont venus avec le temps. Le premier choc a été la découverte de Salo sur le grand écran. Je suis resté une semaine à tourner en rond. J’étais encore étudiant au début des années 2000. Le second rapport, je l’ai eu à la lecture des Écrits corsaires. C’était un texte essentiel qui m’a inspiré l’écriture du commentaire off de mon film Beirut Kamikaze en 2010. De nos jours, je trouve que les réflexions de Pasolini peuvent être d’actualité et sont une arme critique pour comprendre notre monde contemporain. Je rajouterai Guy Debord aussi.

Zaman dark ne fait pas l’étalage de gore que le pitch pouvait promettre. Tu filmes volontiers à distance (scène finale qui rappellerait par exemple la séquence cauchemardesque du démembrage de Too much love will kill you, 2012). J’imagine que ce n’est pas que l’absence de budget pour les effets spéciaux maquillage ou le temps de tournage rapide qui expliquent ce choix, comme s’il y avait une pudeur nécessaire à aborder certaines exactions ou ici la situation actuelle du Liban ?

Non, ce n’est pas une question de budget. Celui de Zaman Dark est supérieur au budget de Too much love will kill you. Là encore, comme je l’ai dit plus haut, c’est une question de choix esthétique et d’approches de mise en scène. Too much love will kill you, je le voulais brut, frontal, vulgaire, grossier et subversivement sans aucune concession ni dans la forme ni dans le contenu, ni même dans la technique qui est vachement rudimentaire et primitive. Le film, je le voulais vraiment cru. Dans Zaman Dark et dans d’autres depuis, j’ai tendance à mélanger le cru et le cuit, à esthétiser d’avantage mes plans et mes compositions et à distancier le point de vue de la caméra tout en restant sec et minimal. Le fait de parler des choses pourries, de filmer le crasse, l’altérité et la fièvre du monde avec une certaine esthétique stylisée me stimule. Une disjonction entre le fond et la forme. Ça crée un équilibre tendu, intéressant à l’image. Encore une variation de la forme pour présenter une nouvelle ligne. Et parce que je crois de plus en plus à la force de la suggestion au cinéma. Sans pour autant me positionner dans le vieux débat dépassé de la distinction des classes, le bobo chic qui suggère et le cinéaste populaire qui préfère montrer quasiment tout. Je ne me sens concerné ni par l’un ni par l’autre, ni même par le jugement de goût et les tendances qui préfèrent l’un à l’autre. Je suis libre et je fais comme je ressens, d’un film à l’autre. Le cinéma est une impureté toujours à réinventer, quitte à faire des films contradictoires et ne pas s’enfermer dans une esthétique unique identificatoire. Dans Zaman Dark, il y a des moments filmés en plans uniques fixes ou en mouvement et d’autres avec un montage plus heurté et fragmentaire. L’hétérogénéité est un style.

J’ai le souvenir du témoignage de ta complice May Kassem au lendemain de la destruction du port de Beyrouth et qui racontait face caméra dans Kalashnikov society la difficulté du quotidien de toute une population.

Oui un témoignage sincère et essentiel de ce qu’était un quotidien en pleine crise économique et ses conséquences : l’énorme inflation, le blocus bancaire de nos comptes, l’absence totale d’électricité, la pénurie d’alimentation, du fioul et j’en passe…

May m’a accompagné de A à Z dans ce road movie depuis l’explosion du port en août 2020 jusqu’à un an après nous retrouver coincés dans l’impasse d’une manifestation violente et gravement bourdonnante. Kalashnikov Society était filmé avec mon téléphone portable.

Nida Wakim a été une figure centrale de tes trois derniers films. Il a à la fois une gueule, une corpulence et un jeu qui en font le catalyseur des tragédies contemporaines. Le jeu est parfois volontairement décalé comme ses souvenirs de trafiquant qui tournent en boucle au début de Kamaloca.

C’était important pour moi de faire tourner dans mes films une personne de la génération de la guerre civile. Et vu qu’on a fait trois films ensemble, le défi était qu’à chaque fois, il fallait une nouvelle proposition pour éviter la répétition et la ressemblance. Dans Kamaloca, le jeu est plus rigide. Le personnage de Khattar dans Zaman Dark se comporte et se déplace comme un mort vivant. Là encore une métaphore de l’état actuel délabré de la société libanaise.

Raîa Haïdar dans Zaman dark (2023) (c) Visiosfeir Distribution

Tu as des collaborations fidèles en matière d’acteurs : Marie-Cécile Guéguen, Claudia Fortunato, Shaker Shihane présent.e ici, inoubliable dans Dodgem. Comme les décors récurrents, ces visages et ces corps familiers permettent de mesurer le temps qui passe et ce qu’on y perd ?

Il y a des avantages quand on travaille avec les mêmes acteurs. On se connaît, la confiance est là, l’envie du risque, pas de gênes ni blocages ni réticences, une certaine harmonie dans le travail et ça aide quand on est dans des tournages à durée courte. Mais j’aime aussi aller dans des zones inconnues et être à la découverte de nouvelles personnes, acteurs confirmés, débutants ou non-acteurs. J’ai fait beaucoup tourner dans mes premiers films, les gens de mon entourage, mes cousins, mes voisines du quartier, mon ex amante, etc.

As-tu eu a contrario des expériences douloureuses avec tes comédien.nes, des difficultés ou des erreurs de casting ?

Erreurs de casting, je n’irai pas à dire cela mais sans nul doute, il m’est arrivé de travailler juste une seule et unique fois avec des acteurs que je jure de ne plus reprendre, ni même revoir. J’ai toujours une préférence pour les personnes simples, sans trop d’ego, loin des provocations et qui adhèrent à ma vision même si elles ne comprennent pas tout, on ne demande pas aux acteurs de comprendre mais de faire. Quand je fais des films en France, ça me demande un peu plus, en amont, d’explications de qui je suis et d’où je viens, de la source profonde de mon univers, de mes idées en décalage total avec les modes et tendances du cinéma qui les entourent de manière générale. Une fois que la confiance est là, tout coule à merveille. Mais c’est toujours une question de désir. Désir entre le créateur et sa créature. Un mélange d’attraction et de répulsion. Et des fois ça vrille en crise même avec les acteurs que j’aime bien. La sensibilité est survoltée sur le tournage, c’est à la fois fort et fragile.

On peut imaginer que tes détracteurs auront encore du mal avec les nombreux moments, peut-être moins étirés mais toujours revendiqués, de non-fiction qui à mon avis laissent pourtant plus de place aux idées et à l’imagination du spectateur pour travailler, sorte d’équivalents à tes longues plages musicales.

Oui sans doute, mais ce n’est pas mon souci. Il faut être toujours provocateur et pas convenable vis à vis des spectateurs pour les bouleverser, les choquer, les stimuler, les faire réfléchir, réagir, les scandaliser. D’une manière générale et au-delà de mes films, les temps longs et les durées prolongées sont l’ennemi numéro un pour le public. Chaque film trouve sa propre respiration. Le rythme, c’est mon grand souci à chaque fois.

Pourtant, les temps musicaux me semblent moins affirmés (choix de mixage?) et toujours l’œuvre dans un registre assez différent de Michel Duprez déjà l’auteur de la musique de Kamaloca.

Le compositeur Michel Duprez collabore dans mes films depuis ultravoKal en 2018. On travail surtout à distance, moi à Paris ou au Liban, lui depuis la Belgique. Je luis montre rarement les plans, à part quand je souhaite une composition à l’image, telle que la longue scène de l’étranglement filmée en plan-séquence dans Zaman Dark. En général, là aussi on travaille en amont bien avant le tournage, je lui transmets mes idées sonores, de comment je perçois le rythme, les ambiances et atmosphères. Des fois, j’ai des idées précises sur quelques sons instrumentaux, je lui donne des références musicales et des films à voir et le reste, c’est lui qui fait son magnifique boulot. Il a une liberté totale dans les propositions. Il m’envoie les morceaux puis on bouge les curseurs et les instruments s’il y a à faire quelques modifications. J’aime créer des contrastes, des écarts, entre l’image et la musique. À noter la participation d’un autre compositeur dans Zaman Dark, Gwenaël Mario Grisi qui forme un duo avec Duprez et qui a sans doute ramené sa propre touche, magique également. Pour la temporalité musicale, je fais des paris pour chaque projet selon le fond et les choix formels, s’il faudra mettre plus ou soustraire, saturer ou raréfier la quantité des mélodies métriques.

Christophe Karabache tournant Zaman dark (c) Visiosfeir Distribution

Le sound design est comme toujours très important. La contribution de May Kassem montre qu’il est là dès l’écriture du projet. Était-ce le cas de cette sorte de respiration durant la longue séquence de la forteresse ? D’autres sons semblent à la fois issus des codes du genre ou avoir une valeur symbolique comme le chant des corbeaux sur la plage ?

Il m’est arrivé de travailler le son avant même l’image. Effectivement, le sound design prend une place cruciale dans mes films. Le bruitage donne du relief, de la substance à l’image. Un pouvoir en soi. Ça permet de créer plusieurs couches expressives et des multitudes et étonnants rapports juxtaposés entre les images et les sons. Et pour le cinéma de la suggestion et du hors champ, le sound design c’est tout un univers créatif en soi. Concernant Zaman Dark, je suis allé chercher des sons naturels de la vie nocturne, urbaine et forestière, les combiner avec toutes sortes de grincements, de crissements, de frémissements inquiétants et divers. Sans oublier tous les entre-chocs de métaux et des bourdonnements alarmants pour accentuer le sentiment d’alerte et déranger l’oreille et le corps. Ce type de son perçant bouscule le spectateur passif.

Un récent documentaire télé de Raoul Peck pour Arte rappelait que la maîtrise et le développement de l’armement moderne ont établi la suprématie des occidentaux sur tous les autres continents. Les armes sont une présence constante, jusqu’aux plus primitives, dans tous tes films depuis tes premiers courts-métrages.

Ayant grandi dans une guerre civile et avoir eu ses stigmates dans ma chair blessée, naturellement cette question m’obsède. Les traces de la guerre sont marquées visiblement dans mon corps et bien entendu il y a le traumatisme mental et fantomatique du passé toujours présent. Et puis vu que ce sont, pour le moment, des films simples et fauchés, je peux prendre une petite arme et l’utiliser allégoriquement comme une grande guerre mondiale. J’ai fait un moyen-métrage en 2009, Tout va mieux, dont l’ouverture était une scène où on voit une fille qui se masturbe avec une kalachnikov. C’était ma voisine de palier, à Paris dans le 14ème.

Ici il est encore question d‘un marché de dupes de la viande fine contre des armes et de la technologie, les armes du spécialiste affichées au mur en un plan dont l’agressivité n’est pas sans me rappeler un plan similaire au début du film de John Wayne, Les bérets verts, celui où il agresse les journalistes soit-disant contre l’interventionnisme américain au Vietnam à la conférence de presse du début du film.

Pas vu ce film. La principale idée était de viser le capitalisme et le désigner comme le mal décisif. On marchande tout, des armes jusqu’aux organes et viandes humaines. Je voulais une dimension de critique internationale, universelle. Les quelques Occidentaux riches et élitistes ont pris du goût en dégustant la viande humaine et ils veulent consommer en abondance et les libanais adorent les armes, depuis le temps. Une affaire de consommation qui n’a pas de frontières. C’est juste qu’il fallait se moderniser avec la technologie du moment qu’est le numérique. Le tout numérique. Car c’est un domaine qui a du retard par rapport au monde occidental. Et tant mieux d’une certaine façon. Je ne vois pas appliquer un QR code dans une ville comme Tripoli au Liban par exemple. Mais il y aura d’autres dispositifs de contrôle, je ne me fais pas de souci sur les décideurs du pouvoir.

Dans tes films précédents, elles étaient associées à l’impuissance des combattants masculins et on se souvient de la scène choc de Vortex où le canon prolonge les doigts de Claudia Fortunato. Est-ce que comme Verhoeven, tu penses que les armes sont un substitut du pénis ? Ou comme les filles de l’armée zapatiste et dans ce cas présent, une partie intégrante de leur nouveau corps en guerre ou en résistance ?

Ayant vécu et connu ce qu’est une guerre, je m’oppose radicalement aux armes et à leurs utilisations. C’est là où ma pensée libertaire peut être aux antipodes des élans marxistes-communistes qu’on a vu dans l’histoire des révolutions et des résistances. La question reste ouverte et complexe. Même de nos jours, la notion de la lutte armée des minoritaires ou des exploités contre les dominants colonisateurs et agresseurs et autres demeure difficile à mes yeux. Théoriquement, je l’admets mais dans le réel concret, ça m’effraie. Et ça aboutit au même résultat : la destruction et la mort. Je ne suis pas naïf, mais tragique de plus en plus. Je ne m’identifie pas dans la voie ou l’idéologie hypocrite politico-religieuse du Bien contre le Mal. Cette mauvaise doctrine de contrôle de masse qui légitime les deux camps à continuer de se battre. J’observe l’absurdité des sociétés, la stupidité dangereuse des conflits générés par les hommes qui ne cessent de s’entre-tuer au service des grands décideurs et manipulateurs du pouvoir eux-même soumis à la loi du marché, c’est-à-dire à l’argent.

Es tu d’accord avec Verhoeven quand il déclare « je suis persuadé qu’on ne peut tourner des scènes de sexe intéressantes que s’il y a un réel enjeu, une double signification (…), pour renseigner le spectateur sur ce que sont les personnages en tant qu’êtres humains » ?

Oui assez d’accord. La sexualité est une identité. Partie intégrante des êtres. Ça reste le plus grand tabou dans la représentation visuelle. Une grande matière de travail, de récit, de narration, de fiction et de réalité. « Tout est politique, tout est sexuel ».

Une différence me semble-t-il importante est dans Zaman dark, ta manière de filmer le viol et de peut-être introduire sciemment une ambiguïté. Pour Verhoeven, si on filme le viol, il faut que ce soit frontal et il est pour lui obligatoire de filmer l’acte et « l’arme du crime ». Qu’est-ce qui explique le choix d’évoquer sans la montrer, la double fellation effectuée par Anaïs mais au contraire de s’attarder sur les mains qui enserrent et caressent leurs fesses ? Les émotions du personnage ou peut-être aussi le tabou de la représentation de la sexualité à l’écran au Liban, que tu as maintes fois transgressé par le passé ?

Ça commence par un geste agressif non consenti mais assez rapidement ça dérive au plaisir. C’est cette ambiguïté là que je voulais relever.

Là encore, il ne s’agit pas dans mon film de désigner le bien contre le mal, le méchant contre le gentil, le criminel contre la victime, les choses sont plus complexes. Et c’est là où ça pourrait agiter et déstabiliser celui qui regarde. J’ai toujours en tête, depuis de nombreuses années, la scène complexe de viol dans Les Chiens de paille de Sam Peckinpah. Même une scène suggérée comme celle-ci peut déranger au Liban et ailleurs. Justement par ce qu’on ne voit pas tout, ça peut interpeller l’imaginaire et l’idée reste la même.

Christophe Karabache prépare son duo principal pour un plan fameux de Zaman dark (c) Visiosfeir Distribution

As-tu envie aujourd’hui que Zaman dark puisse être vu par toustes les linais.es ?

Non, le film ne sera pas montré au Liban. On le sait même avant sa réalisation. Donc c’est plus un choix esthétique et une variation de la mise en scène qu’une stratégie de diffusion dans un pays qui censure mes films et les réprime depuis le début.

Le viol est chez toi aussi une constante. Est-ce la manière d’exprimer le sexisme et la mainmise du patriarcat au moyen-orient, la résultante inévitable de la guerre et plus généralement, universellement, d’un état de guerre qu’on nous fait subir ?

Je me suis toujours posé des questions précises sur le fonctionnement de la société libanaise de l’après-guerre. Mis à part ses crises actuelles et la grande corruption des puissants tarés en politique, pour moi le plus grand problème du pays c’est bien le confessionnalisme. Et suivi par la consommation. Bien sûr il y a plus d’ouverture si l’on compare avec d’autres régimes répressifs des pays de son entourage voire de la région arabe, mais cela reste une vitrine hypocrite car le fond est toujours baigné dans des vieilles traditions bien rigides et conservatrices. Donc travailler pour moi avec la matière-corps dans des scènes purement physiques d’agression ou de sexualité féroce est une manière de faire face à la société toute entière et de leur renvoyer quelque part la violence. Un jeu de miroir, de ping-pong.

Exprimes-tu tes craintes à la manière d’Argento qui met en scène ses cauchemars ou trouves-tu plutôt un exécutoire à tes pulsions ? Tu as d’ailleurs interprété toi-même le violeur dans des scènes parmi les plus brutales de ta filmographie.

C’est une forme d’exécutoire. Une catharsis. Ça peut calmer ma pulsion enragée de renverser les tables mais la sensation reste éphémère. Je veux plus, faire encore et aller plus loin, pareillement, différemment, autrement.

Avant de demander à d’autres de s’exposer, tu as utilisé les images des autres, puis tu t’es toi même mis à nu, de façon crue dès Too much love will kill you. Comment as-tu vécu l’expérience et qu’est-ce qui fait que tu n’as plus envie d’être devant la caméra alors qu’à l’instar d’une autre de tes muses, Fassbinder, tu donnes toujours une interprétation très incarnée à des personnages difficiles, déplaisants ?

C’était une manière de participer totalement à l’œuvre. De mettre aussi mon propre corps et d’exposer, sans concession ni retenue, la révolte contestataire qui est en moi de façon crue et frontale. Mas c’est un jeu brutal. Je ne ferai pas cela tout le temps. Cela dit l’envie est déjà revenue, je me suis filmé dans un essai hybride entre documentaire, fiction et expérimental, que j’ai tourné il y a quelques semaines, intitulé Zombie Cortex (2024), à suivre…

Christophe Karabache dirige Raïa Haïdar dans Zaman dark (c) Visiosfeir Distribution

Comment prépares-tu les comédiennes à ces scènes délicates et comment on protège plus généralement les acteurs des traumatismes liés à ces personnages plus que borderline, toi qui dit souvent à ton propos que tu ne guériras jamais des tiens ?

Quand la confiance est là, tout baigne. Je ne suis pas un psychanalyste. Je dis ce que je veux et je trouve toujours des personnes (non-acteurs et/ou acteurs) pour mettre en acte les idées que j’ai dans la tête et dans le ventre. Les acteurs jouent, ils changent de masque, on s’amuse beaucoup aussi. Je prends des acteurs qui sont prêts à prendre le risque, c’est pour cette raison que j’organise des castings presque pour chaque projet, pour poser les bases, les exigences et les attentes dès le départ. Une fois lancé, quand je remarque qu’il y a une certaine fragilité par rapport à mes sujets et aux actes demandés, on en parle. Ça sert à ça les répétitions.

Tes rares projections françaises sont généralement accompagnées de rencontres. Comment se sont passés ces échanges et que t’ont-ils apporté ?

Il y a surtout, des fois, des regards sévères, de toutes générations confondues, lorsque je suis présent dans les projections. Ou bien éviter de me regarder. Mais pas que ! Il y a des gens qui m’envoient des lettres d’adhésions hyper enthousiasmantes, riches en sensations fortes qu’ils avaient perçus après les projections de mes films. Minoritaires certes mais ça existe et là encore, toutes générations confondues. Donc c’est un cinéma qui divise. Le diable est diviseur. Je suis heureux.

Tu es au premier abord une personne particulièrement aimable et respectueuse. Comment vis-tu aujourd’hui la remise en question du statut de l’auteur-démiurge impulsé par #Me Too dans le sillage de la critique féministe de Geneviève Sellier et Noël Burch, notamment le mélange dont on l’accuse entre nécessité artistique et jouissance de ses fantasmes personnels au mépris du travail avec ses comédiennes ?

La pire chose, c’est lorsque la Moraline s’introduit dans l’art. J’ai horreur de cela. Je peux le vivre comme une oppression, une censure. Déjà si je suis dans un domaine artistique (même si le cinéma n’est pas qu’un art hélas), c’est pour pouvoir trouver un espace d’affirmation et de liberté pour m’exprimer. Or s’il devient l’objet suspicieux de l’Ordre et régulateur, alors je l’explorerai. Je n’ai pas l’humeur de me soumettre aux tendances et aux modes de la société, c’est toute la société qui doit se plier pour me recevoir, au-delà du jugement de valeur de mon travail. C’est un principe anarchiste-libertaire qui me réjouit et m’enchante. La première fonction de l’art est la subversion. Peu d’intérêt sinon. J’adore l’anecdote à propos du film La troisième génération de R.W. Fassbinder. À la sortie du film, les fachos de l’extrême droite ont brûlé les quelques cinémas qui projetaient le film, et les gauchistes défilaient dans la rue en protestation contre le cinéaste car les idées du film les ont dérangés, alors que Rainer passait tranquillement des vacances à la plage en suivant les actualités dans les journaux.

Vu que tu mélanges toi aussi privé et travail, avez-vous des débats sur le féminisme, la représentation de la femme ou de sa sexualité à l’écran avec May Kassem, ta productrice Cécilia Werkmaïster ou d’autres collaboratrices parmi les plus proches ?

On parle et échange tout le temps cinéma et sur mes films. Plus avec la co-scénariste que la mécène-productrice, qui veut juste voir les films finis et apprécie le côté destroy. Ça reste ma vision. Et d’ailleurs, même si je la discute avec mes collaboratrices, ce n’est pas pour la dénaturer ou lui rajouter une touche féminine. Ça doit aller dans mon sens, sinon j’arrête d’échanger.

Christophe Karabache dirige Katy Younes dans Zaman dark (c) Visiosfeir Distribution

On imagine des tournages guérilla, donc pas toujours assortis d’autorisations administratives. Tu remercies au générique la Sûreté générale du Liban. Mais comment perçoivent-ils tes films à commencer par celui-ci et quels sont tes rapports avec la censure ?

La Sûreté Générale est remerciée dans les génériques car elle fournit les autorisations de tournage dans les lieux publics. Sans ce papier administratif, il est très compliqué voire des fois impossible de tourner, même dans une ruelle. Je fais cette demande quand il s’agit des fictions avec une équipe technique et des acteurs avec moi, pour les protéger et histoire d’éviter les problèmes ou les arrêts des prises de vues. Il est vrai que je suis plus en mode tournage guérilla lorsque je filme des docu-expé, tout seul avec ma caméra. En 2007, en filmant Zone Frontalière, alors que je filmais dans une rue d’un quartier d’une banlieue de Beyrouth, j’ai subi un interrogatoire agressif et menaçant de trois heures – de la part des civils en plus ! – des militants d’un parti politique. Ils sont capables de confisquer le matériel et d’effacer les images. Au Liban, tenir une caméra en soi est directement un acte suspect. Un danger alarmant. Parfois j’hallucine sur comment les forces de l’ordre et les services secrets, chiens du pouvoir, agrippent les filmeurs et les interdisent de filmer sous prétexte que la zone est « militaire ».

Est-elle différente de la censure française puisque si tu ne demandes pas de subventions, tes films sont ici projetés en salle avec un numéro de visa ? Quel est le modèle économique de la distribution de Zaman dark en France ?

C’est la même Sûreté Générale policière qui contrôle les films pour leur diffusion au Liban. En France, les commissions de classification (jadis de contrôle) sont civiles. Avant le Covid, mon distributeur indépendant était très actif, on sortait un film par an. Après la première semaine d’exploitation parisienne, d’autres exploitants nous contactaient pour diffuser le film dans leurs salles en province, etc. Il y avait une bonne dynamique y compris pour les « petites collections » comme ils le disent dans ce milieu. En tout cas, on a prouvé avec Visiosfeir Distribution qu’il y a un public à tout. Aucun de mes films qu’on a mis au cinéma n’était perdant. On verra aujourd’hui, post-covid, comment les choses se feront, à une période où les portes se ferment et les occasions rares se resserrent. Il y a aussi que les gens sont de plus en plus chez eux à mater les films, et surtout des séries, en streaming sur leurs ordinateurs. Mais nous insistons sur le fait de sortir en salle un film et pas uniquement de répondre à la demande de la tendance consumériste actuelle, c’est-à-dire les plateformes En Ligne, car nous y croyons, encore, à l’impact sensoriel et émotionnel du grand écran.

Dans ton cinéma, la déconstruction narrative peut s’avérer toute aussi perturbante voire plus que les scènes choquantes ainsi que l’avait exprimée une jeune spectatrice en révolte à la sortie de Vortex (2019) lors de la projection à la Monstrasse de Florac, du genre « tout ça pour ça » qui a précédé chez elle le « pourquoi ? », « que veut-il dire ? »

J’adore ! Elle a tout compris et bien ressentie les choses. Cela dit j’essaie toujours d’équilibrer la sensation et la narration, même la plus décousue. Cognitivement, le cortex de l’être humain est conçu pour mieux recevoir et accepter les récits linéaires avec la sacrée logique cartésienne, ça le déconnecte, une représentation chaotique. Je ne fais pas exprès d’aller dans ce sens, je m’exprime tout sincèrement et ça sort de cette façon. Par contre, oui je ne fais pas l’effort – et je refuse de le faire – d’arranger cela.

À subvertir la morale ou les codes, plus encore que certains cinéastes que tu admires comme Gaspar Noé, il semble que tu aies choisi ici le tout en même temps : le split screen, les éclairages violents et bichromiques, les fondus au blanc et les sons stridents, le monochrome bleu d’une porte, sont des éléments que ne renieraient pas l’auteur d’Irréversible. Comment analyses-tu l’évolution de son cinéma et avez-vous eu l’occasion d’échanger sur vos films respectifs ?

J’aime les cinéastes formalistes et originaux. Ceux qui réinventent sans cesse le langage cinématographique et ses potentiels. À condition que la forme rejoigne le fond, qu’il y aie un regard singulier et personnel jeté sur le monde qui nous entoure. La technique pour la technique ne m’intéresse pas, c’est vide. Pas eu encore l’occasion et la chance d’échanger avec Noé.

Christophe Karabache sur le tournage de Zaman dark (c) Visiosfeir Distribution

Cette recherche stakhanoviste du dérapage va de pair avec ton urgence à tourner et même ta nécessité vitale de tourner le plus souvent possible puisque tu le disais tout à l’heure, tu as depuis achevé un nouveau court-métrage, Zombie cortex. Il t’arrive de ne pas pas penser au tournage, au montage, à la réception ou à l’écriture de tes prochains films ?

C’est ma « maladie » incurable. La nécessité d’être trempé tout le temps dans des projets de films. Peut-être pour fuir le poids de l’existence, pour mieux supporter ces putains de sociétés, ça donne sens à l’absurdité de la vie, un échappatoire qui tue l’ennui et calme, un peu, ma rage. Par contre, c’est un bonheur éphémère car je ne suis jamais satisfait complètement. Bien sûr content après la finition de chaque film quelque soit son résultat, mais c’est un sentiment court, je rechute quelques jours après et envie d’en faire plus, encore un film. Je pense que cette insatisfaction est la motivation pour continuer, le jour où je serai satisfait totalement, j’arrêterai de faire des films.

Il y a toujours chez toi un balancement entre excès et épure, récit et attente, atmosphère et acte violent. Ça me rappelle ce que Schoendorffer ou Coutard disaient de la guerre dans Les yeux brûlés de Laurent Roth : c’est surtout de l’attente, puis l’explosion, Dien Bien Phu.

C’est un rythme cardiaque. Et comme les flux de la vie, ça monte et ça descend, ça stagne puis ça tombe ou ça explose. C’est mon rapport au tempo et à la durée. Ma manière de vivre et de sentir le rythme et la tension. Et puisque je n’aime pas le mot structure, je vais dire plutôt composition : c’est bien tous ces facteurs qui composent la temporalité d’un film.

Jamais chez toi les paysages n’ont été aussi fermés que dans Zaman dark et même si cela résulte d’une progression dans tes cinq derniers longs métrages, de même que la tonalité générale a tendance à s’assombrir avec une domination des bleus et des violets, à tel point que nous ne somme même pas dérangés par le passage de plans pluvieux à des pleins soleils qui semblent plus blancs que méditerranéens et bien éloignés de la chaleur de ceux de Lamia (2014). Ciels lourds plombés, plongées vertigineuses sur la vallée vont avec une histoire qui contrairement à ton premier cycle de fictions, ne termine pas sur une élévation mais sur une lente répétition du pire et une descente aux enfers toujours en cours.

Le Liban, un pays de destruction permanent. Je ne peux terminer le film que par une suspension. C’est un film sur la crise ou post-crise, car je ne sais pas si la crise est terminée ou pas, c’est très étrange comme situation, à l’image bizarre du pays. C’est comme quand j’étais enfant au début des années 90, on nous a dit que la guerre était finie, certes il n’y avait plus les bombardements mais il s’est avéré que l’après-guerre était quelque part la continuité de la guerre. Elle était encore présente d’une certaine façon. Je remarque le même phénomène vis-à-vis de la crise économique. En tout cas, c’est ma sensation et ma vision, un autre cinéaste aurais montré les choses différemment sans doute. Concernant les cadrages à paysages fermés, à ciels bouchés, c’est un choix visuel pour montrer la saturation et l’étouffement des corps et du mental. Une perte d’espérance. Et tant mieux si ça brise les clichés de la représentation de la Méditerranée.

Si on tient compte que tes tournages précédents ont investi la France et la Belgique, exprimant peut-être le fait que la crise libanaise comme l’enfer de la situation des palestiniens ont durablement infecté le paysage européen et même mondial, tu exprimes une inquiétude légitime face à une situation désespérée au niveau mondial…

Époque effrayante. « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres », fortement applicable à notre période cette citation de Gramsci.

Puisque tu vis à moitié en France, comment vis-tu la montée de l’extrême droite en France et en Europe, mais aussi la radicalisation de ce qu’on appelle aujourd’hui l’extrême centre ?

Ce qui m’insupporte depuis des années, outre la banalisation des discours et actes réactionnaires de l’extrême droite en Europe, c’est bien la brutale Macronie coercitive et sa dérive autoritaire et violente. La corruption est partout. Je suis choqué même de l’abâtardissement des gens. L’absence de grande révolte. Sans parler de l’air du temps inquiétant avec tous ces discours de va-t-en guerre imbéciles et manipulateurs. Le pouvoir, quelque soit sa forme, impérial ou démocratique, déteste les indépendants, les électrons libres. Il veut toujours dompter les artistes pour les intimider, pour qu’ils soient les produits du système. Je serai toujours du côté des désobéissants. Et on verra bien qui remportera la bataille au final. Il y a un changement net à Paris. Les rapports sont encore plus distanciés entre les gens. Le règne de la bourgeoisie conservatrice et libérale. La guerre contre les plus démunis et leur décentrement hors de la ville. Par ailleurs, la gauche actuelle peut me déranger également par sa bien-pensance politiquement correcte. Notre époque anxiogène n’est pas un modèle de vie enviable. Aujourd’hui le fond de l’air est rouge, pour évoquer Chris Marker, mais dans dans un sens carrément opposé à celui que le cinéaste lui a attribué à son époque.

Ramzi Awad (1er assistant-caméra) et Christophe Karabache sur le tournage de Zaman dark (c) Visiosfeir Distribution

Tu as jusqu’ici réussi à bâtir un modèle fragile d’autogestion assez rare dans le cinéma. Comment survis-tu à la crise qui affecte tous les cinéastes libanais aujourd’hui, jusque dans l’impossibilité quotidienne de voir garantis leurs besoins vitaux : eau électricité, téléphone, internet, carburant, alimentation…

C’est la débrouillardise. En l’absence d’une organisation étatique, chacun fait comme il peut. D’où les inégalités sociales qui s’affirment de plus en plus. C’est aussi un phénomène mondial, les riches de plus en plus riches et les pauvres qui s’appauvrissent davantage. Ça va détoner… dans pas longtemps. Au Liban, il y a un grand théâtre de dépravation. Cela m’inspire.

 

A suivre…

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Les citations de Verhoeven sont extraites d’Au jardin des délices, entretiens avec Paul Verhoeven, par Nathan Réra, éditions Rouge profond, 2010.

Zaman dark, sortie le 17 avril 2024.

 

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