Révélation française de l’année 2014 avec son coup d’essai Les Combattants, Thomas Cailley avait réussi à marier succès critique et public. Il fut difficile de passer à côté du film et de l’engouement totalement justifié qu’il a suscité : accueil unanime de sa présentation à la Quinzaine des Réalisateurs à sa sortie en salles, près de 400 000 entrées et une multitude de récompenses dont trois Césars. Cette comédie tendre et humaine se posait comme une alternative aux fadeurs mainstream formatées. De plus, sa toile de fond nourrie aux peurs contemporaines (Madeleine/Adèle Haenel « annonçait » le coronavirus au détour d’une réplique très étonnante a posteriori), marquait un ancrage et une conscience politique autant qu’elle inspirait des visions formellement tenues, à la lisière de registres inattendus (le final « apocalyptique »). À la fois concret et constamment prêt à dépasser sa condition, transcender le réalisme de son cadre, il faisait la promesse d’un cinéaste audacieux et ambitieux, lequel investissait un horizon singulier au confluent de plusieurs identités, non sans brio et cohérence. Son retour sur grand-écran attendu et espéré aura mis près de dix ans à arriver, le temps pour le réalisateur de s’essayer à la télévision, sur les séries Ad Vitam et Trepalium. L’impulsion et l’inspiration surviennent alors qu’il participe à un jury de lecture de scénarios au sein de la Fémis. Interpellé par l’idée d’une étudiante, Pauline Munier, Thomas Cailley propose à cette dernière de collaborer ensemble à l’élaboration d’un long-métrage. Ils entreprennent de développer la métaphore d’un monde en proie à une vague de mutations qui transforment peu à peu certains humains en animaux. Baptisé Le Règne animal et présenté en ouverture de la section Un Certain Regard à Cannes, (le symbolique lieu de naissance artistique du metteur en scène), tous les paramètres semblent réunis quelques mois plus tard pour en faire l’un des événements français de l’automne.… Il bénéficie d’un budget conséquent (seize millions d’euros), d’un distributeur aux reins solides (Studio Canal), d’un casting mêlant têtes d’affiche (Romain Duris, Adèle Exarchopoulos) et visages identifiés du cinéma d’auteur (Paul Kircher, Tom Mercier) et en prime, d’une réputation flatteuse à l’écho croissant. Dans ces circonstances, difficile de ne pas être à minima intrigué. L’histoire se déroule de nos jours, les premières mutations de l’homme vers l’animal sont apparues. François (Romain Duris) fait tout pour sauver sa femme, touchée par ce phénomène mystérieux. Tandis que la région se peuple de ces créatures d’un nouveau type, il embarque Émile (Paul Kircher), leur fils de 16 ans, dans une quête qui bouleversera à jamais leur existence.

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En une poignée d’œuvres, Thomas Cailley a posé des contours clairs et cohérents, qu’il tend à enrichir à chacune de ses initiatives. Paris Shanghai, le court-métrage qui mit une première lumière sur son travail, s’installait dans une France peu montrée dans la production hexagonale en plus de témoigner d’une envie d’ailleurs. Il donnait à observer un duo de fortune, traduisant en creux une envie de reconnexion entre les individus et les territoires. Les Combattants reprenait cette idée de binôme, cette fois-ci mixte, tout en amplifiant son horizon filmique en direction de contrées moins courantes. Le Règne animal, prolonge et exacerbe ces tendances. Nous suivons un père et son fils, soit un lien biologique et inaltérable. Il constitue également une évolution supplémentaire, affirmant une bascule définitive vers le cinéma de genre. L’ouverture, parfaitement ordinaire, introduit François et Émile, ils sont en voiture, la circulation est bouchée, le véhicule est à l’arrêt. La tension monte pour des faits sans grande importance. Elle suffit à traduire des zones d’incompréhension, de friction, de non-dits et par-dessus tout des réelles difficultés de communication. Les personnages sont subitement arrachés à cette banalité par des événements extérieurs dont on ne verra rien. Dans un geste très Spielbergien, celui des Dents de la Mer, de Jurassic Park ou plus évident encore, de La Guerre des Mondes (qui présentait un même schéma familial fragilisé), Cailley capte essentiellement des visages confrontés à l’extraordinaire. La sidération naît du hors champs et du sound design. L’émerveillement du spectateur dépend autant de son pouvoir d’imagination que de l’intelligence de la mise en scène. Un mystère va s’installer et demeurer, par une absence d’explications judicieusement entretenue (quand ? comment ? pourquoi ?). Nous devinerons et comprendrons par à-coups ce qui se joue. Les questions et réponses importent moins que les sensations et les émotions qu’elles procurent. En quelques minutes, nous sommes passés du commun à l’exceptionnel tandis que le fantastique a déjà commencé à discrètement imbiber le drame familial. Dans sa manière de faire naître le merveilleux au cœur de situations quotidiennes, de rationaliser l’anormal, il est permis de penser à M. Night Shyamalan. Réminiscences de la cinéphilie de l’auteur, citations implicites et inconscientes… Le Règne animal semble dévoiler rapidement ses référents pour mieux s’en émanciper par la suite. Il en est de même pour ses enjeux, d’abord simples, intelligibles et modérément originaux qui vont progressivement s’étoffer et, à l’image du film dans son entièreté, se singulariser. Les auteurs échafaudent un terrain partiellement connu avant de nous emporter vers des eaux plus personnelles.

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Plusieurs changements viennent promptement s’inscrire dans le récit. Tout d’abord géographique, François et Emile s’installent dans les Landes (après la Gironde dans Les Combattants, Thomas Cailley continue d’investir le Sud-Ouest), puis professionnel pour le premier et scolaire pour le second. Le cinéaste creuse un sillon naviguant entre quatre pôles allant de la comédie au drame du teen-movie au fantastique. Il entreprend un film littéralement mutant où l’hybridation, au-delà du postulat, imbibe le scénario et la réalisation. Cette notion se fait au sens large l’un de ses sujets et l’un de ses angles de réflexion. La relative virtuosité pour crédibiliser l’univers mis en place, tant graphiquement que sur le plan de l’écriture, n’a rien d’anodin ni d’inné dans le paysage francophone. Se développe un monde où coexistent sentiments à fleur de peau et inquiétude latente, à l’intérieur d’une œuvre lumineuse et fondamentalement optimiste, qui n’en demeure pas moins lucide quant aux crises et défis qui guettent. Sa temporalité au présent, accentue une forme d’urgence et de proximité. Le genre devient un vecteur d’utopie, la réponse à une atmosphère à fort potentiel anxiogène. La dimension allégorique et suggestive de l’histoire ouvre la porte aux interprétations sans les forcer : l’ère post-Covid, le réchauffement climatique, les crises migratoires, la préservation de l’écosystème… Cette faculté à passer par l’imaginaire pour relater des problématiques complexes, constitue l’une des facteurs de réussite d’un long-métrage immersif et contemplatif. Émile, en plein bouleversements personnels, s’avère être un alter-égo idéal pour le spectateur, il est le témoin et le protagoniste de l’intrigue. À travers lui, le réalisateur interroge le rapport à l’autre ainsi que la nécessité de penser de nouveaux mondes et modes de vie. Extrêmement soigné et bien produit, visuellement séduisant (le design des créatures tour à tour troublant, effrayant, séduisant) et cohérent, Le Règne animal affiche une conviction indéfectible en ce qu’il montre et raconte.

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Jamais ridicule, toujours vraisemblable, souvent captivant, il s’embarrasse pourtant de menus bémols paradoxaux. Signe possible d’hésitations ou d’incertitudes quant à sa capacité à intégralement suggérer ou impulser le sens par la seule mise en images, il s’alourdit d’une dimension verbeuse peu concluante. Les dialogues, souvent démonstratifs et explicatifs, ont quelque chose d’anti-naturel, en rupture avec la limpidité et la fluidité du long-métrage. Entre citations répétitives de René Char et codes ampoulés hérités de la télévision (les personnages se nommant inutilement et abusivement par leurs prénoms, en plus de rappeler fréquemment leurs fonctions ou attributs…), le « parlé » convainc nettement moins que le langage graphique employé. S’il s’inscrit dans une tradition bien française du rapport aux mots et se voudrait complémentaire de l’image, cet aspect dessert un script dont il fait également ressortir certaines coutures et exhibe les intentions. On pense notamment à des procédés narratifs assez schématiques, tels que le traitement des relations du héros avec Nina (Billie Blain, une révélation) et Fix (Tom Mercier, intelligemment employé). Elles traduisent chacune un enjeu thématique, quitte à prendre le risque d’assigner les individualités à des fonctions. Julia (Adèle Exarchopoulos) est l’exemple le plus criant de cet écueil, elle semble principalement présente dans le but de ramener une forme de « raison » et étoffer sommairement la psychologie de François. Le casting du duo principal atténue cependant cette impression, Romain Duris, juste jusque dans ses contradictions se montre touchant face à Paul Kircher. Le jeune acteur, fascinant lorsqu’il est une pure présence physique à disposition de son metteur en scène, à l’instar de ces superbes visions de corps élancé en forêt ou d’une saisissante séquence charnelle, bestiale et sensuelle.

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Il n’empêche, le théorique et le le sensoriel ne se marient qu’aléatoirement. Il faudra attendre un temps, celui d’une métamorphose progressive qui trouvera son accomplissement total lors du dernier acte, pour prendre la mesure de la proposition de Thomas Cailley. Délesté du poids de l’exposition (possiblement aussi de certaines craintes) et d’une majorité de ses carences, Le Règne animal affirme alors une identité harmonieuse, décomplexée et surtout pleinement homogène. Il exploite les spécificités de son décor (une poursuite nocturne dans les champs) et la richesse de ses paysages autant qu’il parvient à inclure naturellement à son scénario des éléments purement français (la fête de la Saint Jean). La tradition est confrontée au changement, l’ancien monde au nouveau. Ces oppositions faussement binaires se nourrissent de la pluralité des registres investis tout du long. Les enjeux trouvent d’un même élan un écho politique et cinématographique. Le réalisateur soutient son positionnement en explorant la frontière et la porosité entre les genres, il accepte sa propre mutation, celle d’un auteur prometteur, bientôt érigé en potentiel chef de file d’une nouvelle génération. Il a assurément l’étoffe pour proposer une alternative, reste à savoir s’il en a envie et s’il sera suivi. Bien qu’imparfait, ce deuxième long-métrage s’impose comme une réussite indéniable et incontournable.

À lire également, notre entretien avec Thomas Cailley.

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