C’est l’histoire d’une adolescente qui rencontre l’amour et la mort au même moment et ce n’est pas une histoire. Plutôt une suite de haïkus cinématographiques fusant comme autant de ruptures. C’est un film entre le rire et les larmes, la vie et la mort, la folie et la folie et c’est, par sa profondeur et son authenticité, beaucoup plus qu’un film : une expérience bouleversante capable de nous faire vibrer sur un registre inconnu jusqu’alors. Milla (Babyteeth en anglais ) est passé comme une météore à Venise où il fut gratifié du Prix Marcello-Mastroianni du meilleur espoir et à Marrakech du Prix du Meilleur Acteur pour Toby Wallace, en Australie où il s’est vu décerner neuf Oscars, à Valenciennes où il a reçu le Coup de Cœur du Jury avant d’être nominé aux BAFTA Awards 2021.

© Memento Films

Jusqu’à ce que le réel nous rattrape

Tout en grâce et en musicalité, le film s’ouvre sur une danse aquatique et surprenante, celle d’une dent de lait tombant dans un verre d’eau. Immédiatement interrompue par le fracas d’un métro sous lequel, à d’infimes détails, il nous semble qu’une jeune fille manquerait de se jeter si un toxico dégingandé ne la percutait pas lui-même. Mais avons-nous rêvé ? Déstabilisante, imprévisible, gracile et légère, la caméra passe déjà à autre chose, selon les lois d’une élégance et d’une agilité d’écriture propres à faire oublier pendant deux heures le tragique d’une situation. Jusqu’à ce que le réel nous rattrape à la fin en un poignant effet boomerang. Entretemps, et Moses le junkie le rappellera furtivement : il a « sauvé la vie » de Milla alors même qu’elle la perd dans un cancer et qu’elle peut souhaiter l’abréger. Moses qui ne peut se sauver lui-même va sauver Milla et la propulser dans une histoire universelle, un éblouissant éclat d’éternité. Et dans ce microcosme en perdition — père qui se shoote, mère qui plonge dans la pharmacopée, fille en chimio, amoureux en marge complète — les uns vont tenter de sauver les autres en ouvrant la porte à toutes les transgressions.

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L’écriture funambule

L’écriture ici est première. Adapté de la pièce éponyme de Rita Kalnejais, découpé en petits chapitres titrés nous installant presque dans un conte et surtout une fiction, Milla s’avère un brillant exercice d’équilibre, tendu entre le tragi-comique-poétique au risque parfois de l’improbable, entre folie douce ou galopante, au fil d’une étrangeté à fleur de peau et de sensibilité. En continu : le refus d’excès de sentimentalisme de la réalisatrice Shannon Murphy, déjà bien connue en Australie pour son travail au théâtre et à la télévision, qui signe ici son premier long métrage. Y planent l’esprit d’Une femme sous influence d’un Cassavetes moins improvisé ou de Breaking The Waves d’un Lars Von Trier réenchanté.

Casting d’espoirs

Véritable conjonction astrale de talents, de justesse et de vérité, le casting est d’exception. Interprétée par la jeune Eliza Scanlen, révélée dans la série HBO multi-primée Sharp objects, Milla cache sous sa blondeur diaphane l’or d’un jeu d’une subtilité et d’une liberté percutantes. Acteur dès l’adolescence, nommé à 13 ans Meilleur Espoir masculin aux Oscars australiens pour son rôle dans Lucky Country, Toby Wallace révèle un registre bouleversant d’âme marquée au fer rouge derrière le visage d’un Guillaume Depardieu dévasté. Lauréat 2016 de l’Emmy Award du meilleur second rôle pour la série Netflix Bloodline, très connu en Australie sur le petit comme sur le grand écran (les fans de Batman l’auront reconnu dans The Dark Night Rises), le père joué par Ben Mendelsohn réussit à frôler le gag de situation en maintenant de bout en bout la corde poétique. Quant à la mère étouffante, angoissante, totalement planante, c’est une Essie Davis qui serait hilarante si, par de petites touches ponctuelles, le film ne nous rappelait incidemment que sa fille se trouve en chimio, en rechute, en sursis.

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« Comment aime-t-on quand on n’a rien à perdre ? »

C’est peut-être lorsque le film se referme que se lèvent ses secrets enfouis, non-dits, suggérés en ellipses. Et qu’il nous hante. Que dit le cancer du sein de Milla, si jeune ? Pourquoi ce sentiment que le film est traversé par le suicide, et le premier amour comme expérience des limites ? En écrivant sa pièce éponyme, Rita Kalnejais s’était posée cette question : « Comment aime-t-on quand on n’a rien à perdre ? » Quand on n’a rien à perdre et tout à donner et inventer comme Milla, cela donne ce petit miracle lumineux où les morales et les limites se franchissent pour que se rejoignent ceux qui ne devaient jamais se rencontrer (une famille bourgeoise et un junkie), pour que se croisent et s’entendent des folies qui jamais ne devaient s’ouvrir les unes aux autres, pour que s’aiment enfin ceux que tout opposait. Cela donne ce teen-movie majeur à découvrir d’urgence.

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