Il y a les auteurs pianissimo, ceux qui démarrent en douceur leur univers, posant les jalons progressifs d’un sense of wonder se batissant page à page.

Et il y a Greg Egan :

LEILA ET JASIM étaient mariés depuis dix mille trois cent neuf ans quand ils commencèrent à envisager de mourir. Ils avaient connu l’amour, élevé des enfants et vu prospérer leur descendance, génération après génération. Ils avaient visité une dizaine de mondes et vécu au sein de mille cultures. Ils avaient plusieurs fois repris des études, démontré des théorèmes et acquis puis délaissé toutes sortes de sensibilités artistiques et de savoir-faire. Ils n’avaient pas tout vécu, loin de là, mais quel aurait été le sens de la pluralité des individus si chacun essayait d’épuiser toutes les permutations de l’existence ?

Ainsi débute « A dos de crocodile » (traduction de Francis Lustman), nouvel opus de la magnifique Collection Heure-Lumière du Belial’, et signée Greg Egan, donc, génie reconnu de la SF, auteur mystérieux (dont la discrétion confine à l’absence de photographies façon Pynchon), prolifique et reconnu d’une œuvre parfois difficilement accessible mélangeant avec une précision folle les limites et fascinations scientifiques des mathématiques, épistémologie, physiques quantiques et compagnie, pour les mettre en regard de questionnements sur le réel, le posthumanisme, l’IA ou des concepts philosophiques mettant en jeu rationalisme et croyance.

C’est tout ce concentré qui se retrouve ici, à travers l’histoire de Leila et Jasim, bien décidés à mourir, comme nous l’avons vu, mais dans un dernier coup d’éclat leur prouvant qu’ils n’ont pas vécus en vain : réussir à contacter les Indifférents, une secte unique au sein de l’Amalgame, ayant refusée depuis des millénaires tout contact avec les civilisations post-humaines de la galaxie.

  • L’usage des mondes

Le récit sera alors celui de leur quête au sein d’un univers où tout ce que la SF peut avoir mis en jalon s’est réalisé (grand univers extraterrestre, savoir quasi absolu, IA, dématérialisation et co-existence du réel et du virtuel, etc), poursuivant de lointains échos de lumières et de données qui semblent percer le bulbe de silence. Une odyssée millénaire, où en une petite centaine de pages se croiseront de minuscules planètes, des Serpents qui réfléchissent, des bits de données secrets, des fêtes interstellaires à la recherche d’un signe des Indifférents (dont on ne sait plus trop, assez malicieusement, s’ils sont une quête scientifique ou l’incarnation des Dieux), des désincarnations, des tendresses, et une intolérable douceur.

Sans en dévoiler la marche, ce que le récit propose et recèle de profondément bouleversant, c’est un hiatus : entre l’immensité de leur tâche et le minuscule de l’existence, l’implacable cartésianisme (parfois abscons pour le lecteur lors de quelques pages qu’il s’agira au besoin de survoler) de leur démarche et l’infinie ramification philosophique de leur démarche, l’implacable recherche de sens et la curiosité humaine et le secret sans borne de l’univers, les millénaires qui s’écoulent dans le récit et le sentiment de n’assister à tout cela que à la hauteur d’un couple.

De ces tensions nait un conte tout à la fois froid et bouleversant, puisant autant dans la SF que dans les récit de voyageurs, quelque part entre la douceur dépressive de Bradbury et Marco Polo, un beau livre de deuil, où l’on court les confins à la recherche, pour pouvoir se laisser mourir, d’un signe de vie.

 

« Sur quoi méditez-vous exactement dans cet état de solitude ?

– La nature de la réalité. Les usages de l’existence. Les raisons de vivre, et les raisons de ne pas vivre. »

Leila sentit la chair de poule courir le long de ses avant-bras. Elle avait presque oublié qu’elle avait pris rendez-vous avec la mort, même si le moment précis en était incertain.

Elle expliqua comment elle et Jasim avaient décidé de se lancer dans un grand projet avant de mourir.

« C’est une conception intéressante des choses, déclara Sarah. Je vais devoir y réfléchir. » Elle marqua une pause avant de reprendre. « Bien que je ne sois pas sûre que vous ayez résolu le problème.

– Que voulez-vous dire ?

– Est-ce qu’il sera vraiment plus facile maintenant de choisir le bon moment pour renoncer à la vie ? N’avez-vous pas simplement remplacé un jugement délicat par un jugement encore plus épineux : décider quand vous aurez épuisé les possibilités de contacter les Indifférents ?

– Vous parlez comme si nous n’avions aucune chance de réussir. » Leila n’avait pas peur de la perspective d’échouer, mais c’était autre chose de suggérer que c’était inévitable.

« Nous sommes ici sur Nazdik depuis quinze mille ans, dit Sarah. Nous ne prêtons pas beaucoup d’attention à ce qui se passe en dehors du nid, mais même depuis cet état cloîtré nous avons vu quantité de gens se casser les dents sur ce problème.

– Et quand accepterez-vous que votre propre projet soit terminé ? répliqua Leila. Si vous n’avez toujours pas obtenu ce que vous cherchiez après quinze mille ans, quand admettrez-vous votre propre défaite ?

– Je n’en ai aucune idée, avoua l’autre. Absolument aucune idée, pas plus que vous. »

C’est le récit d’une quête sans issue, celle du sens, de l’existence, un éloge de la curiosité et du besoin de savoir de l’Homme, à mi-chemin entre Moby Dick et 2001 L’odyssée de l’espace. Un très beau conte d’amour aussi, bouleversant par sa pudeur et sa densité.

D’une maitrise implacable et d’une émotion tenue, « A dos de crocodile », dans ses échos et ses silences nous murmure, comme Leila : humains, trop humains. Perdus dans les confins, cherchant à donner sens et corps à une existence, oscillant entre dieu et soi, le savoir et l’obsession : « Si cela vous offense, ne nous jugez pas trop sévèrement. Nous n’y pouvons rien. Nous sommes comme ça. ».

Editions Le Bélial’, 100 pages, 8.90 euros. En librairie.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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