Jean-Luc Godard disait que « l’image, c’est la vérité », et là se trouve peut-être sa malédiction intrinsèque : dans ce pouvoir étrange de capter et de dévoiler au regard ce qui reste invisible à l’oeil nu, au risque de lever le voile, à bon ou mauvais escient, sur les angles morts et mystérieux du monde sensible. Malédiction au carré : en dévoilant un mystère, l’image toute-puissante est susceptible d’en générer un autre, amoncelant les formes et les silhouettes jusqu’à les rendre indiscernables et de plus en plus opaques au fil des recherches et des agrandissements que l’on exerce sur elle. Ces enjeux, qui ont certes déjà donné lieu à l’un des films majeurs du cinéma moderne (Blow-Up, Michelangelo Antonioni, 1966), sont ceux qui gouvernent l’épouvante dans le premier très beau long métrage de Pedro Martín Calero, Les Maudites (El Llanto), film d’horreur espagnol aussi terrifiant que profond dans lequel la peur s’instille autant dans le réel que dans son enregistrement, mondes à la frontière poreuse.

Andrea la fille (E. Expósito) (©Paname Distribution)
Andrea (Ester Expósito), étudiante espagnole, traverse une crise existentielle majeure, apprenant que ses parents l’ont adoptée encore bébé en Argentine. Jeune femme douloureuse, elle est espionnée, surveillée par un personnage obscur, invisible à l’oeil nu et qui n’apparaît que sur photo ou vidéo. Et de constater que le vieux grigou dangereux qui hante lesdites images possède un lien étroit avec sa mère biologique, Marie (Mathilde Ollivier), jeune Française habitant La Plata au moment de l’abandon de son enfant, un peu paumée et accusée d’avoir tué son amie Camila (Malena Villa), apprentie réalisatrice qui l’avait filmée clandestinement, presque amoureusement, et avait cerné auprès d’elle, dans ses films, la présence d’un vieil homme… imperceptible dans le réel.
La beauté du film se trouve justement dans son opacité tendant à l’abstraction (le premier plan du film, écran noir surcadré de lignes turquoises devenant par le travelling arrière le mur carrelé des toilettes d’un bar où Marie sniffe sa drogue), créant ses propres angles morts par une mise en scène cherchant à provoquer l’illisibilité de l’image, la dissimulation de ses recoins où pourrait se trouver une menace que certains personnages (les spectateurs des images enchâssées dans la diégèse et qui nous sont de prime abord inconnues) parviennent à voir avant le spectateur du film lui-même. De ce point de vue, la terreur généralisée dans laquelle Les Maudites infuse (d’où la source de la peur va-t-elle surgir ? Va-t-elle seulement surgir ? Se trouve-t-elle même dans les plans filmés par Pedro Martín Calero, cinéaste ayant en apparence moins de pouvoir que ses personnages filmeurs puisqu’incapable de montrer la présence tueuse autrement que par l’intermédiaire des images qu’ils enregistrent, eux ?) provient de la force de la mise en scène, faisant de l’invisibilisation une sorte de fil rouge esthétique. La première séquence de boîte de nuit pourrait en constituer une sorte de programme : Marie, simultanément stone et déchaînée par les stupéfiants sous l’emprise desquels elle se trouve, demande au DJ de lancer de vertigineux stroboscopes syncopant une réalité déjà diffractée, de façon sonore, par les beats electro. De cette alternance de noir profond et de lumière irradiante, entre cécité et aveuglement (donc peut-être illusion de visibilité : ces jeux d’ombre et de lumière ne constituent-ils pas une reconduction du dispositif cinématographique ?), surgit le personnage-malédiction fracassant le visage de Marie sur le comptoir du bar de la discothèque, comme s’il s’était caché au sein même de la mise en scène, voire dans les obscurs interstices séparant deux photogrammes l’un de l’autre sur la pellicule.

Marie la mère (M. Ollivier) (©Paname Distribution)
De même, tant les conversations par SMS d’Andrea avec son amoureux (le premier à voir la silhouette suspecte lors d’une vidéo Snapchat de la jeune femme, et également le premier qui en sera victime, dans une scène assez proche de la terreur distillée par It Follows de Robert David Mitchell [2014], dont Les Maudites semblent parfois être une version raidie) envahissant le cadre, moins maladresse de premier film que moyen de faire écran, que les images filmées en fraude par Camila diffusées en accéléré durant les séquences de montage oblitèrent nécessairement le monde filmé, et font par là même de l’image une forme distordue du réel, faisant comme pour ce dernier de l’imperception de l’entièreté du monde une composante essentielle. Une séquence saisissante, située dans le dernier tiers du film, permet la révélation (au sens photographique du terme) des éléments cachés et prenant progressivement forme, Marie visitant l’antre de l’entité maudite, apparaissant étrangement de façon aussi opaque que translucide, appartement sombre, littérale chambre noire dont l’ouverture des stores permet le dévoilement des victimes précédentes du personnage, dans un mouvement de dessillement proche de la scène de résolution de Last Night in Soho d’Edgar Wright (2021).
Que raconte cette révélation ? Que la malédiction invisible, comme une norme imperceptible, s’attaque essentiellement aux femmes : celles liées par un fil biologique (Andrea ; sa mère Marie ; la sœur de cette dernière expatriée à Bruxelles) ; celles dont les fantômes reclus dans l’appartement de la malédiction et certainement éliminées du monde sensible par elle geignent de douleur et de chagrin, et souffrent encore les tortures qu’on leur fait subir. C’est ainsi que l’horreur des Maudites se pare véritablement d’une dimension mélodramatique et discrètement féministe qui pourrait presque faire de Pedro Martín Calero une version hispanique de Mike Flanagan : la malédiction, celles qui en sont victimes, la peur qu’elle provoque et le chagrin qu’elle implique, créant chez ces femmes un insodable sentiment de solitude et d’abandon, sont avant tout symptomatiques de la violence du monde, qui se repaît des souffrances qu’il inflige. Le titre original leur donne bien sûr une importance presque romantique (« el llanto » signifie « les pleurs »), faisant des sanglots l’entrée (sonore) des personnages dans le maelström maudit avant même l’incursion de la silhouette de ce vieux bonhomme défraîchi si dangereux, et des larmes la porte de sortie d’un film au récit finalement irrésolu, auquel manque l’image des visions de la dernière victime. Cette image manquante, où se dissimule l’impalpable de la menace et l’omniprésence d’un Mal pouvant frapper à tout moment, s’avère à la fois déchirante et terrifiante.

Camila la filmeuse (M. Villa) (©Paname Distribution)
Premier film intelligent à l’écriture très maîtrisée, magistralement mis en scène par un illustre inconnu dont nous surveillerons les moindres mouvements, Les Maudites marque, effraie et émeut dans le même élan, nous pourrions dire dans le même geste formel visant à provoquer beaucoup de choses avec un minimum de moyens. De la simplicité des effets émanent une profondeur insoupçonnable et une réflexion pointue sur le statut de l’image, tout à la fois hyper-visibilité et champ aveugle. Reprenons ce que nous disions pour introduire ce texte : et si la vraie « maudite » du film, c’était elle ?
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