Cannes 2025 (Compétition) – Joachim Trier – « Valeur sentimentale »

Affeksjonsverdi (Valeur sentimentale) Joachim Trier, mémoire norvégienne et cinéma de filiation.

Avec Affeksjonsverdi (Valeur sentimentale), présenté en compétition officielle à Cannes 2025, Joachim Trier poursuit son exploration des lignes de fracture entre mémoire intime, création artistique et transmission familiale. Après Oslo, 31 août et Julie (en 12 chapitres), le réalisateur norvégien signe un film ambitieux et contemplatif, où l’autofiction croise la mise en abyme du cinéma lui-même. Si le résultat s’avère aussi élégant que réflexif, il souffre néanmoins de longueurs et d’un certain flottement narratif, à l’image de ses personnages en quête de sens.

Foto: Nordisk Film Distribusjon

Le récit s’articule autour de Nora (formidable Renate Reinsve) et de sa sœur Agnès (Inga Ibsdotter Lilleaas), qui voient ressurgir leur père, cinéaste célèbre (campé avec un mélange de prestance désabusée et d’ombre autoritaire par Stellan Skarsgård) après des années d’absence. Il propose à Nora, actrice de théâtre, de jouer dans son prochain film. Elle refuse. Le rôle est alors offert à une comédienne hollywoodienne installée en Europe, Rachel Kemp (Elle Fanning, toute en finesse), ce qui rouvre de vieilles blessures et met à nu les failles d’un passé familial encore incandescent.

Renate Reinsve, muse de Trier, s’éloigne ici de la vivacité solaire de The Worst Person in the World pour livrer une composition toute en intériorité, teintée de rancœur rentrée, de fierté blessée et de désir contrarié. Face à elle, Skarsgård impose une figure de patriarche déchu, à la fois manipulateur et vulnérable. Elle Fanning, dans un rôle plus subtil qu’il n’y paraît, incarne la tierce observatrice, étrangère mais non sans empathie, révélant par son regard l’asymétrie des attachements.

Ce triangle tendu se déploie dans un décor unique, central : la maison familiale, vaste bâtisse norvégienne prise dans la glace et les souvenirs, entre musée privé et reliquaire émotionnel. Trier la filme avec une acuité presque topographique, chaque pièce comme un réservoir de mémoire, chaque fenêtre comme un seuil entre passé et présent. La vente imminente de cette maison n’est pas un simple enjeu narratif : elle incarne la perte d’un territoire psychique, la fin d’un certain cinéma aussi — celui des auteurs, des pères, des héritiers.

Foto: Nordisk Film Distribusjon

En écho à cette maison du cinéma nordique, Trier multiplie les références au cinéma français, à travers les posters accrochés, les dialogues entre les personnages, ou une séquence au festival de Deauville. La France apparaît comme une terre d’asile symbolique, un havre de reconnaissance pour un art devenu trop fragile dans ses terres d’origine. Ce regard franco-norvégien rappelle combien Trier inscrit son œuvre dans un dialogue européen exigeant.

La structure du film repose sur un film dans le film jamais tourné, mais toujours en chantier : le projet du père plane, invisible, sorte de McGuffin mélancolique. À la manière de Persona, La Nuit américaine ou Synecdoche, New York, Trier déplace l’enjeu de la fiction vers le processus même de sa fabrique. Le tournage devient ici une promesse ajournée, un miroir brisé.

Le film est construit en chapitres, ponctués par des fondus au noir qui scandent le récit comme des silences, des trous de mémoire. Ce choix formel donne une respiration singulière, mais accentue aussi la lenteur d’un film déjà très contemplatif. Par instants, Affeksjonsverdi semble suspendu à ses propres dilemmes : narrer ou taire ? Avancer ou se souvenir ? Le montage, d’une précision clinique, finit par peser sur le rythme général.

Heureusement, des éclats d’humour inattendus surgissent — dans les dialogues sur le cinéma (« Est-ce que les films servent encore à quelque chose ? »), dans les tensions feutrées entre Reinsve et Fanning, ou dans les malentendus langagiers entre les générations. Trier, sans renier sa gravité, sait encore désamorcer la solennité par des respirations ironiques.

Visuellement, Affeksjonsverdi est d’une pureté stupéfiante : Jakob Ihre, fidèle chef opérateur, capte la transparence des paysages hivernaux, la blancheur feutrée d’une lumière nordique presque immobile. L’image semble elle-même dépositaire d’une mémoire silencieuse, d’une émotion retenue. Mais cette esthétique, aussi maîtrisée soit-elle, peut accentuer une impression de froideur ou de vide, surtout dans les scènes où l’émotion peine à émerger.

Foto: Nordisk Film Distribusjon

Ce n’est sans doute pas un film de Palme — trop discret, trop bourgeois, trop peu spectaculaire — mais c’est une œuvre cohérente, profonde, qui prolonge avec rigueur la réflexion d’un auteur sur sa propre pratique. Un film pour celles et ceux qui aiment le cinéma quand il parle de lui-même — en creux, à voix basse, dans les couloirs d’une maison en train de disparaître.

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A propos de Frédérique LAMBERT

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