De vieilles photographies défraîchies par le temps, montrant des baraquements et des hommes quelque peu hagards : Ventura (Cavalo Dinheiro) de Pedro Costa s’ouvre par des images du passé, immortalisées par un œil anonyme. A ces photos succède le portrait d’un homme noir accroché dans une sorte d’hospice dont nous ne savons pas, dont nous ne saurons jamais vraiment, s’il s’agit d’un lieu de soins (physiques et/ou mentaux) ou de réclusion. Le démarrage du film fonctionne donc comme un glissement, du passé glacé de la photographie au personnage de Ventura lui-même (interprété par l’acteur Ventura : par l’éponymie, Pedro Costa fait de ses acteurs ses personnages et vice versa) par l’intermédiaire de la représentation.

Mise en scène du clair-obscur (Ventura) (©Survivance)

Ventura est un homme du passé, ou plutôt un homme dont le passé conditionne puissamment une vie présente vouée au ressassement et à l’errance dans les entrelacs de sa mémoire, faisant des diverses temporalités une même pâte homogène, du passé et du présent deux entités mitoyennes mais décloisonnées donc indistinctes. Pedro Costa réalise avec Ventura un film fondé sur l’exhumation (amusant de considérer le film lui-même comme une sorte de corps déterré, ayant traîné dans les tiroirs de la distribution depuis 2014) : celle de l’histoire apparemment traumatique de son personnage principal, elle-même liée à l’Histoire finalement encore récente du Portugal tenu sous le joug d’Estado Novo jusqu’au mitan des années 70, elles-mêmes reliées à la condition de la population cap-verdienne sur le territoire portugais, négligée au temps de la dictature et pas nécessairement mieux traitée en nos temps contemporains. Et le personnage de Ventura d’errer dans les dédales de son hôpital, dans ses sous-sols archaïques ressemblant moins à un lieu de vie aseptisé qu’à une multitude de galeries évoquant de sinistres catacombes. Costa donne une importance à la verticalité par l’usage des ascenseurs de l’hôpital, qui donnent autant accès à la chambre lumineuse de Ventura, visité par des connaissances dont on ne sait précisément si ce sont justement de simples visiteurs, des détenus purgeant leur peine après des actions répréhensibles ou les fantômes intimes de cet homme tourmenté, ou permettant au contraire d’accéder aux couches basses du monde ; celui, enfoui, du passé.

Conversations avec le passé (Ventura ; A. Santos) (©Survivance)

Ventura est un film hanté et endeuillé, peuplé de revenants errant dans les vestiges en ruines de leur vie d’avant et conversant avec les morts dont ils se sentent responsables. Deux séquences majeures et sidérantes, d’une beauté sans nom, rendent compte des intentions profondes de ce film exigeant, demandant un effort de spectateur au regard de son rythme et de sa complexité. La première d’entre elles montre Ventura marchant hagard et au gré du hasard dans l’entrepôt désaffecté dans lequel il était manoeuvre trente ou quarante ans auparavant ; dans ce lieu vide et délabré, il passe d’une salle à l’autre, jusqu’à aller dans les anciens bureaux pour se servir des téléphones en bakélite au combiné cassé pour tenter de parler à un contremaître disparu depuis longtemps, dans une démarche de retour au passé par le truchement du lieu lui-même qui n’est pas rappeler le dispositif documentaire de Rithy Panh dans S-21 : la machine de mort khmère rouge (2003). La séquence est troublante dans ce qu’elle montre du personnage, homme qui ne se rend pas compte du délabrement du monde (son quartier-bidonville de Fontainhas est un lieu de vie qui n’est pas spécialement dans un meilleur état), passé décomposé dans lequel il vit au présent. La seconde permet la confrontation de Ventura avec ses fantômes à l’intérieur d’un ascenseur à l’arrêt, symboliquement situé entre passé et présent ; assailli par les voix du passé, étrange coryphée invisible, l’ancien ouvrier témoin de l’horreur mortifère de la dictature revit les événements traumatiques de ses années de contestation (la mort de l’un de ses compagnons d’armes durant ses années de résistance et son inaptitude d’alors à agir) par l’intermédiaire de cette parole d’outre-tombe qui remémore, soulage tout en demandant des comptes, ceci sous l’oeil vide d’un soldat affidé au régime dictatorial (dont la présence est assurée par Antonio Santos), cadavre sorti des tréfonds des souvenirs de Ventura, être immobile et vert-de-gris ressemblant à une sorte de soldat de plomb grandeur nature (le teint cadavérique de ce personnage et sa dimension mémorielle donc cérébrale évoquent quelque peu l’armée de militaires verdâtres du Rêves de Kurosawa [1990]). A la matérialité des vestiges de la première séquence évoquée succède donc ici la force impalpable, abstraite du mot comme instrument de résurgence.

Cette idée se retrouve dans les séquences mettant en scène l’actrice / le personnage Vitalina Varela, à laquelle Pedro Costa consacrera ultérieurement un film entier (Vitalina Varela, sorti sur nos écrans en janvier dernier, et qui ressemblerait presque à une excroissance, à une sorte d’addendum de ce Ventura majeur). Personnage chuchotant, conversant avec Ventura dans le respect du silence des morts avec lesquels elle doit composer (elle arrive du Cap-Vert sur le territoire portugais avec quelques jours de retard pour inhumer son époux mort qu’elle n’a connu que quelques jours), elle redonne une vie par les mots, revisite son passé et celui de ses parents par la lecture très émouvante des avis d’état civil concernant les mariages, les naissances et les exils de toute sa famille.

Ventura et Vitalina Varela (©Survivance)

Film du deuil tout autant intime que collectif, faisant de la parole (pourtant rare) l’un des vecteurs de mémoire, Ventura est envoilé du linceul noir de la mise en scène de Pedro Costa, devenue reconnaissable entre mille. Comme il le confirmera dans son Vitalina Varela ultérieur, le cinéaste se fait ici héritier des grands peintres du clair-obscur, radicalisant cette esthétique en faisant se côtoyer dans ses cadres des clairs à la lumière irradiante et des obscurs à la profondeur abyssale, mise en scène de l’ombre et de la lumière devenant dialectique dans un cinéma faisant cohabiter dans son univers recréé les habitants du monde des ténèbres et ceux du monde des vivants. En allant de sa chambre lumineuse aux tréfonds des galeries du sous-sol de son hôpital reliés par la verticalité de l’ascenseur, Ventura se fait simultanément habitant du clair et de l’obscur, du passé et du présent. Comme un mort-vivant placé dans cet entre-deux par le délitement du pays qui colonisa son pays et qui, de fait, accueillit les membres de sa communauté dévolus aux salles besognes. De ce point de vue, le film peut être considéré comme un étrange récit fantastique. Chef-d’oeuvre à la beauté picturale foudroyante, d’une grande richesse thématique, politique et esthétique, bouleversant jusque dans sa volonté presque bressonienne de faire de ses acteurs de majestueux blocs d’impassibilité sur lesquels le désespoir d’un regard ou une larme roulant à l’improviste trahit une profonde émotion, Ventura (Cavalo Dinheiro) s’avère être l’un des films majeurs à sortir en salles cette année.

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A propos de Michaël Delavaud

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