© JHR Films

En choisissant de mêler dans son documentaire Boum Boum l’intime et le social (la fronde des Gilets jaunes), le particulier et le général, la réalisatrice Laurie Lassalle nous invite à nous replonger dans le témoignage de Marion Honnoré qui, elle aussi évoque son adhésion à un mouvement de contestation qui lui permit, en parallèle, de vivre pleinement une rencontre amoureuse :

« Une rencontre amoureuse et un soulèvement politique ont en commun de partager les caractéristiques de l’événement. L’événement ne vient pas quand il est attendu : il ne prend pas les formes qui étaient attendues : il surgit, surprend, s’impose, dans sa singularité bouleversante. Par nature, on ne peut pas prévoir l’événement. Il sera seulement possible de l’analyser a posteriori, de dégager des causalités de ce qui est déjà advenu. L’événement est peut-être, en ce sens, irruption d’une forme de liberté. » [1]

Analyser l’événement pour Laurie Lassalle, c’est prendre la mesure d’une passion qui brûle au plus fort au moment où la révolte est la plus incandescente et qui épouse par la suite l’essoufflement du mouvement. Le « Boum Boum » du titre traduit parfaitement le caractère inextricable de son amour pour Pierrot qu’elle suit dans les manifestations et cette soif de liberté que fit naître le mouvement des Gilets jaunes. Il symbolise aussi bien les détonations si caractéristiques de ces manifestations (pétards, tirs de LBD ou de bombes lacrymogènes) que les battements de cœur de la jeune femme.

Le risque avec ce genre d’approche sensible, c’est que l’articulation se fasse mal entre la sphère privée et la sphère publique. A certains moments, on craint que Laurie Lassalle finisse par masquer son sujet en préférant s’attarder sur son histoire à elle au détriment des enjeux sociaux qu’elle soulève (une révolte inédite au sein de la société française). Cela se traduit parfois par une certaine esthétisation des images de chaos (le jaune fluo des gilets et les nuées de gaz lacrymogène offrant de nombreuses occasions de succomber à la tentation) et quelques scènes plus anecdotiques de conversations entre la cinéaste et le jeune homme. Dans le même ordre d’idée, Laurie Lassalle ne donne pas de véritables indications de temps (contrairement à Antonin Peretjatko), comme si le rituel des manifestations avait au fond moins d’importance que les retrouvailles du couple au cœur du théâtre de la rue. Tout au plus pouvons-nous deviner que le film se termine au moment de la grande manifestation du 16 mars 2019, celle où se déroula l’épisode du Fouquet’s, acmé d’un mouvement qui ne pourra dès alors que refluer.

Fort heureusement, ces menues scories n’entament pas l’élan global du film. Car si Laurie Lassalle semble d’abord se contenter d’un entre-soi confortable (son amoureux, des jeunes gens politisés « du bon côté »…), elle laisse peu à peu sa caméra recueillir d’autres paroles, filmer d’autres visages et parvient à saisir ainsi la diversité et la singularité de ces Gilets jaunes. Si une discussion avec des retraités du 16ème arrondissement semble assez conforme au discours attendu autour de la lutte des classes (on est quand même sidéré d’entendre ce vieux monsieur asséner à Pierrot que si lui a pu se payer tout ça, c’est qu’il a travaillé plus que lui !), bien vite d’autres voix amènent un nouvel éclairage, qu’il s’agisse de ce jeune homme farfelu et doux, à la fois anticapitaliste et royaliste, de cette femme qui n’a pas les moyens de se faire refaire les dents ou de ce Rémois qui « monte » tous les samedis à Paris par le train avec d’autres « Gilets ». Un des témoignages les plus touchants est peut-être celui de ce jeune pâtissier qui, après avoir exprimé sa colère, prétend que s’il voyait à ce moment précis un militant du RN couché sur le trottoir, il lui tendrait la main pour le relever. Il ne s’agit évidemment pas d’un geste militant puisque le témoin est d’origine arabe mais de mots qui montrent à quel point les Gilets jaunes ont su faire voler en éclats les fallacieux clivages politiques. Là encore, on songe à Marion Honnoré qui évoque une discussion avec une collègue sceptique, réduisant les Gilets jaunes à une masse d’individus racistes et complotistes : « Ce que ne peut pas savoir Edwige, pour ne pas en avoir fait l’expérience, c’est que les pensées réactionnaires s’évanouissent dans l’action. Que quand on construit une cabane avec Ahmed on arrête d’être raciste. La réaction, précisément, être réac’, suppose l’immobilité, la passivité, l’état léthargique et la déresponsabilisation dans laquelle nous maintient la démocratie parlementaire. Quand on agit, quand on fait de ses propres mains, quand on parle avec les copains, alors on arrête d’être réac’, ces pensées disparaissent, parce que c’est vers demain que les regards se tournent. »[2]

© JHR Films

En s’inscrivant dans le mouvement de la lutte, le film parvient à saisir l’un des aspects les plus originaux du mouvement : son caractère horizontal, « impur » et apartisan.

Ce côté bigarré, renforcé par le caractère immersif du film (le spectateur est constamment ou presque au cœur de la foule) donne à Boum Boum la valeur d’un document précieux. Valeur redoublée lorsque Laurie Lassalle filme le corolaire de ces manifestations : la férocité redoutable de la répression étatique et policière. Outre la présence quasi permanente du gaz lacrymogène, la cinéaste vit au plus près la violence puisque Pierrot a reçu une balle de LBD dans le tibia (l’hématome est d’autant plus impressionnant que le jeune homme précise qu’il portait un legging et deux pantalons ce jour-là !). Sur son chemin, elle croisera d’autres victimes des tirs policiers. Une femme atteinte à la mâchoire alors qu’on l’imagine peu se mêler aux offensives des « black blocks ». Ou encore ce fameux Gilet jaune venu de Reims avec qui elle s’entretient longuement avant de le retrouver quelques temps plus tard, gisant sur la chaussée après avoir reçu une « balle de défense ».

En optant pour un point de vue strictement individuel et subjectif, la cinéaste parvient pourtant à saisir quelque chose de l’élan des Gilets jaunes, à la fois sur un plan politique (ils réinventèrent une manière de l’envisager et de la vivre) mais aussi social (laisser prendre la parole aux plus précaires) et gouvernemental (contrôle et répression). Cet élan s’est mêlé à celui de ses propres sentiments, faisant de la lutte et de l’amour deux événements inextricables. Et là encore, la cinéaste pourrait reprendre à son compte les mots de Marion Honnoré :

« Plus tard, quand j’aurai rencontré Tom, quand nous ferons l’amour avec un tel bonheur, il me dira, me couvrant de baisers, en riant à moitié : « tout ça c’est grâce aux Gilets jaunes, tout ça c’est grâce aux Gilets jaunes ! » et j’aurai, même quand l’amour sera fini, une gratitude infinie envers ce moment de l’histoire. »[3]

***

Boum Boum (2022) de Laurie Lassalle

Production : les films de l’œil sauvage, Mouvement

Distribution : JHR Films

En salles depuis le 15 juin 2022

[1] HONNORÉ, Marion. Devenir Gilet jaune. Le monde à l’envers, 2021.

[2] Ibid.

 

[3] Ibid.

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