Une excellente adaptation de Dostoïevski signée Paul Vecchiali : la ronde de deux personnages, un instituteur noctambule et « sa créature », pris dans les sortilèges et l’irréalité de la nuit. Une économie magistrale de mise en scène pour un ton toujours singulier ; mélange très aérien de malice et de cruauté.

L’année 2015 (cinématographique du moins) s’ouvre sous les meilleurs auspices : ceux du cinéaste Paul Vecchiali, dont on pourra découvrir ce mercredi en salles le dernier film et, dans la foulée à partir du 11 février, le premier volet d’une rétrospective : quatre films cruciaux des années 1970 présentés en copies numériques restaurées (« L’étrangleur », « Femmes Femmes », « Change pas de main » et « Corps à cœur »). « Nuits blanches sur la Jetée » est une étape significative dans la filmographie du cinéaste qui s’inscrit dans le droit fil de l’œuvre passée, tout en donnant l’impression d’une étonnante juvénilité créative. Malgré les circonstances peu propices « à priori » – le poids de Dostoïevski, celui des adaptations antérieures (Visconti et Bresson), ajoutés au budget très limité –, Vecchiali réalise un film très alerte, d’un ton presqu’insouciant, comme si aucun obstacle n’avait prise sur son invention. La magie de ces « Nuits Blanches » tient dans leur légèreté pleine de malice – ce qui n’empêche ni la cruauté ni la violence, car les nuits de Vecchiali (à fortiori celles de Dostoïevski) ont leurs ombres – ; elle est aussi dans l’assurance d’une mise en scène, qui sait s’effacer pour laisser danser ses interprètes. « Nuits Blanches sur la jetée » est assurément l’adaptation la plus respectueuse de la Nouvelle à ce jour, mais elle ne croule pas sous la révérence, s’autorisant au contraire de petites transgressions toutes cinématographiques, aussi réjouissantes que vivifiantes. Pour autant, il ne faudra pas imaginer un monument (ce que toute critique dithyrambique pourrait suggérer au désavantage du film et de ses qualités) : mieux vaut garder une pleine fraîcheur, pour pouvoir s’abandonner sans représentation établie aux charmes de cette petite musique, un air de valse.

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Nuits blanches sur la Jetée » transpose la nouvelle de Dostoïevski de Saint-Pétersbourg jusqu’aux côtes varoises ; un environnement bien connu du cinéaste, puisqu’il a grandi à Toulon – on se rappelle de son film de 1983, « En Haut des marches », tourné dans la ville, où Danielle Darrieux interprétait la mère du réalisateur – et réside toujours dans la région provençale. Cette réduction géographique est accompagnée par une mise en scène très dépouillée qui renoue avec l’essence du texte original : son oscillation entre le monologue et le dialogue, sa quasi unité de lieu, et son intrigue limitée à deux personnages. Vecchiali conserve la structure du texte découpé en autant de chapitres que de nuits. Il s’en approprie aussi l’esprit en travaillant l’ambigüité d’un récit, auquel Dostoïevski avait attribué lui-même un sous-titre équivoque – « souvenirs d’un rêveur » (et « Roman sentimental »).

Situé aux antipodes de l’adaptation de Visconti, qui était elle réalisée dans un décor vénitien pittoresque entièrement reconstitué en studio, « Nuits Blanches sur la Jetée » concentre toute son irréalité dans celle « minimale » du port de plaisance. C’est un environnement très réaliste de jour (le trafic, l’activité bruyante, le massif rocheux de la jetée), mais qui gagne en épaisseur fantastique la nuit venue (chaque présence et chaque bruit deviennent dès lors, des phénomènes insolites). On peut aussi lire dans ce choix une forme d’ironie, non pas tant dans l’adaptation relocalisée, par nécessité et commodité, mais dans le fait de présenter cet environnement « riche » comme un réservoir potentiel d’irréalité, comme si sa providence « azurienne » était absolument incroyable. Natacha, qui apparaît une nuit à Fédor en se détachant d’un rocher dans l’ombre, n’aura de cesse de fantasmer sur la richesse de son interlocuteur fabuleux – les avions et les bateaux sont-ils à lui ? demandera-t-elle ingénue – alors qu’il n’est qu’un petit fonctionnaire.

« Nuits blanches sur la Jetée » joue donc d’une théâtralité de plein air. C’est d’abord la théâtralité du texte, souvent respecté à la lettre (malgré des aménagements), constitué de longs développements pour les interprètes (Astrid Adverbe et Pascal Cervo, remarquables), et écrit dans un langage soutenu, au caractère anachronique sinon un peu irréel. C’est ensuite celle de la mise en scène qui découpe le port et ses abords ouvragés pour en faire une succession de scènes. Ces fonds se prêtent soit à l’interprétation frontale du texte, soit à des déplacements chorégraphiés plus dansants : des entrées et sorties de champs qui sont parfois le fait volontaire des personnages. Vecchiali s’amuse des procédés de mise en scène : Fédor abandonne Natacha qui répond à son téléphone portable, et part vexé se réfugier dans l’ombre ; la jeune femme lui rendra la pareille, joueuse, en l’éjectant hors du cadre durant une scène de danse. C’est enfin celle des lumières, des ombres et des couleurs du port, qui dénaturent les choses et les êtres, les éloignent ou les rapprochent comme des manifestations insaisissables. Bien évidemment, cette théâtralité est traitée en cinéaste : c’est aussi le point de l’image, les ruptures impromptues du montage et des échelles de cadrage, la sur ou la sous exposition, et même le son qui se dissipe par endroit.

L’humour de Vecchiali s’exprime tout du long dans les artifices avoués des procédés et la façon que ceux-ci ont de dérouter, spectateur et représentation, par des ruptures de ton, de rythme, par de brusques inserts diurnes, ou des changements dans la qualité de l’image. C’est le I-phone qui se mue en sono ou même se substitue à la caméra, tranchant du même coup, du fait de sa contemporanéité, avec le caractère anachronique et distancié du récit. Le petit théâtre du duo et le caractère littéraire de son texte sont tempérés, et en même temps exacerbés, par ce jeu de mise en scène incessant, qui fait de chaque spectateur crédule et incrédule à la fois, un équivalent de Fédor et Natacha : des sortes de funambules qui donnent corps à leurs illusions. Il s’agira donc d’éprouver en permanence le doute et la fantaisie de cet échange. Que la romance ait réellement lieu ou non importe moins en soi que le plaisir, même cruel pour les personnages, à en alimenter le jeu. On ne peut que souhaiter de continuer à rêver avec Fédor, Natacha, Pascal, Astrid, et le vieux satyre ; mais aussi, avec les souvenirs qu’ils convoquent : Ophuls, Darrieux, et tous ceux que Vecchiali honore, en leur rendant le sourire.

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A propos de William LURSON

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