Depuis son récent retour aux affaires cinématographiques (Les Crimes du futur [Crimes of the Future] en 2022, huit ans après Maps to the Stars [2014]) succédant de près à la mort de son épouse, David Cronenberg et ses films se sont faits mortuaires, comme si l’art cinématographique devenait une sorte de linceul symbolique, enveloppant tout autant une filmographie devenue crépusculaire (la fin des Crimes du futur, patchwork d’auto-références sur lequel le personnage-avatar du cinéaste verse une larme amère, semble à ce propos sans ambiguïté) qu’un corps vieillissant en voie d’embaumement (le court-métrage The Death of David Cronenberg [2021], dans lequel le cinéaste s’allonge avec son propre cadavre au teint cireux, montrant une volonté manifeste de le rejoindre). De ce point de vue, Les Linceuls (The Shrouds) se place tout à la fois dans la continuité de cette nouvelle (et probablement ultime) bifurcation dans la trajectoire du maître canadien et dans un position de radicalisation de cette morbidité mélancolique qu’il allie non plus à l’incarnation des corps mais, littéralement, à leur désincarnation. Pour la première fois, le corps cronenbergien n’est plus un vecteur de pensée philosophique ou de mise à l’épreuve de soi face à un monde sans âme (comme cela était exemplairement le cas dans Cosmopolis [2012]) mais un objet fantomatique à la poursuite duquel les personnages courent dans l’élan de leur deuil impossible afin de conserver, encore un peu, le souvenir d’une personne aimée.

Un acteur devenant le double physique de son réalisateur (V. Cassel) (©Pyramide Distribution)

Karsh (Vincent Cassel, devenu le sosie officiel de son metteur en scène dans ce qui est peut-être son plus beau rôle), entrepreneur dans la technologie de pointe, subit de plein fouet le deuil de son épouse Becca (Diane Kruger). Il crée GraveTech, dispositif funéraire permettant à de riches clients de suivre en temps réel la décomposition des corps de leurs proches décédés enfermés dans leur linceul bourré d’électronique. Pour résumer, un cimetière high tech où un dispositif de surveillance, donc les caméras et les écrans, gouverne littéralement le point de vue et le regard. Lorsque ledit cimetière est profané et tout le réseau informatique du lieu est piraté, Karsh, dans l’impossibilité de venir regarder la mort en action sur sa bien-aimée, se lance dans une enquête complexe, dont le noyau sera toujours Becca, mettant en jeu un investisseur hongrois et son épouse coréenne, Soo-min (Sandrine Holt), à laquelle l’entrepreneur va se lier intimement, la sœur jumelle de Becca, Terry (Diane Kruger), l’ex de cette dernière, Maury (Guy Pearce), hacker ayant installé le système informatique de GraveTech et maladivement jaloux de cet ex-beau-frère, ainsi que l’avatar de l’intelligence artificielle de son ordinateur personnel, Hunny (encore Diane Kruger, dans un passionnant triple rôle, donc) et, plus globalement, un réseau secret aux ramifications aussi surprenantes que susceptibles d’envahir toutes les strates de la société.

Un cimetière profané (V. Cassel) (©Pyramide Distribution)

Lors de sa projection cannoise en 2024, on a pu reprocher aux Linceuls ce récit d’espionnage emberlificoté, perçu comme un aveu d’impuissance de Cronenberg à faire vivre son récit de deuil sans le recours à la complexité abstraite d’une histoire parallèle considérée comme inutile. Peu de clairvoyance de la part de cinéphiles pourtant exigeants : par l’abstraction même de cet arc narratif conséquent, Cronenberg confirme narrativement l’obsession qui parcourt l’ensemble de son dernier film : l’invisibilisation des corps, des âmes et du sens profond qu’ils renferment, Les Linceuls s’appuyant de façon pleine et entière sur l’idée d’évanescence d’un monde rendu impalpable par un deuil menant celui qui le vit à sa fin propre. En poursuivant les profanateurs de sépultures électroniques, Karsh poursuit dans le même élan la vie cachée de sa défunte épouse, doublant son absence douloureuse du mystère de la double vie, donc de la méconnaissance alors même que son cimetière numérique avait pour but ultime de dévoiler par la putréfaction du corps de Becca son intimité la plus profonde (qu’y a-t-il que plus intime que la crudité nue du cadavre ?). Par le truchement de son enquête, le mari recroisera tous les personnages de la vie de Becca, prenant à son compte le fameux défilement de la vie de sa femme à l’orée de sa mort, dans la volonté manifeste de la rejoindre en ne faisant qu’une seule et même entité avec elle. Les Linceuls exprime la douleur de cette impossibilité, de façon exemplaire dans la scène où Karsh, par curiosité d’emprunter le « point de vue » de sa défunte épouse, essaie l’un de ses linceuls technologiques, mort en devenir, époux souhaitant implicitement se placer aux côtés de celle qu’il aime.

Dans le linceul (©Pyramide Distribution)

De même que dans La Disparition de Stuart Cooper (The Disappearence, 1977), dont nous avons dernièrement parlé à l’occasion de sa sortie en blu-ray et dont Cronenberg s’est peut-être inspiré, le personnage principal du film de Cronenberg court littéralement après un fantôme, le recherchant dans tous les recoins de sa vie et du film, le touchant parfois du doigt avant qu’il ne fuie encore plus en avant dans les limbes. L’intérêt du triple rôle assumé par Diane Kruger se trouve dans cette idée d’un personnage tentant de faire revivre sa femme par le biais simultané du corps (celui de la sœur jumelle) et de la technologie (l’IA à l’avatar ressemblant), dédoublant ainsi la retranscription par l’imagerie numérique du corps cadavérique de Becca dans son linceul. La Diane Kruger aux trois occurrences, ou plutôt les personnages de chair ou de pixels qu’elle interprète, reconduit l’étrange volonté de présence après la mort que représente GraveTech.

Cette course littérale contre la mort s’incarne par l’érotisation des corps qui, comme souvent chez Cronenberg, s’avère empreinte de stérilité. Karsh reconnaît ne pas avoir fait l’amour depuis la mort de sa femme, et même avant, effrayé alors à l’idée de l’étreindre et de briser son corps changé en verre par le cancer, disparaissant sous les coups de bistouri qui permettent l’ablation d’un sein puis qui amputent un avant-bras, Becca rapetissant comme peau de chagrin dans un monde sensible de plus en plus vide d’elle. Dans les femmes qu’il croise et avec lesquelles il renoue avec l’acte de chair, Karsh ne semble que rechercher sa femme, qu’elle se trouve dans sa ressemblance avec Terry, qui disparaît subitement du récit dans les plis de la structure narrative juste avant la dernière séquence, ou dans celle de l’avatar Hunny qui, piratée, devient une sorte de poupée pornographique aussi indécente qu’irréelle, sexualisée mais désérotisée par le virtuel. Il la traque également dans son double féminin Soo-min ; personnage passionnant que cette femme coréenne sur le point de perdre son mari malade comme Karsh a auparavant perdu son épouse, permettant à l’entrepreneur endeuillé de renouer avec le plaisir charnel. La dernière séquence, très forte et assez déstabilisante, située dans un niveau de réalité indéfinissable, apporte cependant une nuance sur ce personnage à haute teneur érotique celui-ci, et diffuse un chagrin finalement assez bouleversant : l’homme endeuillé aura beau chercher ailleurs le corps et l’âme de sa femme, il aura beau aimer à nouveau, ce nouvel amour ne sera jamais elle, l’irremplaçable dont il ne reconnaîtra jamais la disparition.

Retrouver sa femme dans sa jumelle (V. Cassel ; D. Kruger) (©Pyramide Distribution)

Cette vision déchirante du sentiment amoureux, pas si éloignée de celle développée par les Romantiques du XIXème siècle (relire les classiques incunables de Lamartine pour s’en rendre compte), achève de faire des Linceuls un mélodrame funèbre très émouvant, dont la froideur clinique et le rythme éthéré ne sont que les signes de politesse du désespoir de son auteur qui n’a plus grand-chose à prouver et qui, à l’instar de son double de fiction Karsh, semble vouloir se lover dans le chagrin et la volonté de retrouver son épouse regrettée. David Cronenberg a déclaré que son nouveau film serait également probablement l’ultime de sa riche filmographie ; difficile, après avoir vu cette œuvre vénéneuse tout droit sortie du caveau, de penser qu’il reviendra sur sa décision. Ce qui rend Les Linceuls, avouons-le, encore plus bouleversant.

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A propos de Michaël Delavaud

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