Andreï Zviaguintsev – « Faute d’Amour / Nelyubov »

Certains films, certains récits vous touchent au plus profond de votre être à un point tel qu’à l’issue de la projection rien n’est plus tout à fait pareil, comme si vous en sortiez changé. Reparti du dernier festival de Cannes avec le prix du jury, Faute d’Amour fait partie de cette catégorie rare. Les spectateurs d’Elena et de Léviathan l’ont déjà constaté, Andreï Zviaguintsev ne verse pas dans l’optimisme. Autant prévenir d’avance, son nouveau film suinte l’âpreté et le désespoir. Bienvenue dans la Russie d’aujourd’hui – ou presque : l’histoire se situe à l’automne 2012, période d’importantes manifestations contre Vladimir Poutine dans plusieurs villes du pays – à Moscou, où vivent Boris (Alexeï Rodin) et Genia (Marianna Spivak). Ils sont en train de divorcer et chacun est déjà tourné vers son avenir respectif. Boris est en couple avec une jeune femme qu’il a mise enceinte quant à Genia, elle fréquente un homme plus âgé qu’elle, riche et prêt à l’épouser. De leur mariage, il ne subsiste plus que de la haine, il reste pourtant quelques détails à régler avant de se séparer définitivement : vendre leur appartement et surtout solutionner la situation d’Aliocha (Matveï Novikov), leur fils de 12 ans. Cet enfant l’un et l’autre semblent s’en désintéresser, jusqu’au jour où il disparaît…

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Copyright Pyramide Distribution 2017

« C’est l’histoire d’un enfant qui commence à exister aux yeux de ses parents en disparaissant. » L’interprétation d’Olivier Père – issue d’un entretien (1) avec le réalisateur à Cannes – soulève avec une forme de simplicité l’un des paradoxes qui contribue à rendre le film si intensément déchirant. À l’écran, il suffira de quelques images pour qu’il imprime un souvenir indélébile qui viendra hanter la suite du long-métrage. On repense durablement à cette éprouvante séquence de dispute entre les parents où chacun désireux de repartir à zéro après le divorce, refuse de prendre l’enfant à sa charge, quitte à l’envoyer à l’orphelinat, peu importe tant qu’il n’y a pas de représailles des services sociaux. Un plan absolument bouleversant viendra clore ce conflit, celui découvrant Aliocha caché derrière la porte de la salle de bain, témoin invisible de la scène, hurlant en silence, le visage ravagé par les larmes. Une poignée de secondes terribles disant toute la détresse et la solitude d’un enfant ne réclamant rien d’autre que de l’amour et de l’attention. Sa disparition, ses parents ne la constate que vingt-quatre heures plus tard, trop obnubilés par leurs tout relatifs problèmes personnels. Pour Boris, commercial dans une boîte gérée par un patron ultra-orthodoxe qui n’accepte dit-on les séparations que s’il y a décès, il s’agit de sauver son emploi en réussissant à se remarier aussi vite qu’il aura divorcé. On note le contraste édifiant entre une doctrine à la pointe du libéralisme moderne au service d’un traditionalisme des plus archaïques. Pour Genia, gérante d’un salon de beauté, les yeux sans cesse rivés sur son téléphone portable à immortaliser chaque instant en selfie à destination des réseaux sociaux, il s’agit d’optimiser sa relation avec Anton, son nouveau compagnon. Disons au passage, que dans ce rôle difficile, se révèle une comédienne particulièrement impressionnante : Marianna Spivak, d’une justesse glaçante. Égoïstes et superficiels, Boris et Genia incarnent la nouvelle classe moyenne Russe, celle qui a réussi mais n’est pas encore à l’abri sur le plan financier. Le drame qui les touche entraîne un rappel brutal à leurs responsabilités et à leurs manquements. Ces personnages presque haïssables, Andreï Zviaguintsev s’abstient de tout jugement à leur encontre, il témoigne au contraire d’une empathie délicate. La noirceur du récit contraste avec ce regard qui scrute jusqu’aux tréfonds de l’âme ses protagonistes, pour faire ressortir ce qu’il leur reste d’humanité. L’expression de leurs douleurs résonne autant comme une prise de conscience tardive qu’une quête de rédemption.

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Le metteur en scène donne une nouvelle fois la sensation de contrôler chirurgicalement le moindre détail à l’écran : un plan peut suffire à nous familiariser avec un lieu, avec un personnage, une poignée de secondes peut brusquement nous retourner l’estomac… Le cinéaste ne se contente pas de cette virtuosité, il préfère la contrarier, la bousculer. Andreï Zviaguintsev nourrit ses certitudes d’incertitudes, ouvre régulièrement la voie à de nouvelles pistes qu’il se garde de saisir ou pas, rendant ainsi l’issue des séquences (et du film) totalement imprévisible. Par exemple, lorsqu’il interrompt un pic de tension par une digression légère qui a contrario accentue la gravité de la situation ou encore lorsqu’il se prend à dévier subitement le point de vue d’une scène pour s’attarder sur un personnage secondaire voire une simple silhouette. Le temps d’un court dialogue face caméra avec une fille dans un restaurant, on en vient même à se demander si ce n’est pas le réalisateur lui-même qui intervient, s’immisçant brièvement dans son propre film avant de repartir aussitôt. Il y a également un mélange d’ébahissement et de jubilation à le voir jouer avec les limites de la censure – dans un pays où elle est si forte – pour mieux les contourner. Il s’essaie notamment pour la première fois à la représentation de la sexualité de ses protagonistes : soit par de furtifs mais percutants plans de nudité insérés tels des images subliminales soit par de superbes séquences charnelles filmées dans la pénombre.

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La partie consacrée aux recherches mue l’étude de caractère acide en thriller haletant au cœur de Moscou, tissant en arrière-plan la toile d’une Russie contemporaine déréglée. Une ville aux paysages froids et désincarnés qui paraît scindée entre deux époques incapables de communiquer entre elles. Au milieu des architectures modernes demeurent dans l’indifférence des vestiges de l’ère soviétique à l’image de ce squat à l’abandon devenu un improbable terrain de jeu pour des enfants dont l’unique horizon évoqué sera de remplir les rangs de l’armée une fois arrivés à l’âge adulte. Le décalage est encore plus frappant lorsqu’une visite nocturne à quelques kilomètres seulement de la capitale nous plonge chez la mère de Genia, vivant recluse dans une isba délabrée aux antipodes du luxueux appartement d’Anton où Genia ira passer la nuit suivante. Cette dichotomie se fait l’écho d’un autre échec, dans une nation nourrie de rancœur, la haine semble être la seule valeur qui se transmet de génération en génération – l’effroyable face à face entre Genia et sa mère -, comme si l’Histoire était vouée à se répéter indéfiniment.
Un seul motif d’espoir émerge de cette association de bénévoles (indépendante de l’état) à qui une police démissionnaire – symbole d’un pouvoir public corrompu incapable de répondre à ses devoirs les plus élémentaires – délègue ses responsabilités pour retrouver les personnes disparues. Une initiative collective dans une société gangrénée par l’individualisme, le sursaut de solidarité de citoyens acceptant la lourde charge de pallier les carences de leurs dirigeants. Lueur fortuite au sein d’un tableau sombre ou conviction intime d’un cinéaste prêt à croire qu’un monde meilleur est encore possible ?

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(1) https://www.arte.tv/sites/olivierpere/2017/05/19/cannes-2017-jour-3-rencontre-andrei-zviaguintsev/

 

 

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