Parler de cinéaste sous-estimé au sujet d’Alexander Payne serait en partie inexact, dans la mesure où il bénéficie d’une notoriété très enviable notamment outre-Atlantique. Auteur de plusieurs succès critiques et publics, Monsieur Schmidt, Sideways ou The Descendants, il fut récompensé de l’Oscar du meilleur Scénario adapté pour les deux derniers (statuettes partagées respectivement avec Jim Taylor, puis de Nat Faxon et Jim Rash). Fréquemment nominé et primé dans les grandes cérémonies, cette reconnaissance a un paradoxal effet pervers. Ses prix pour l’écriture de ses films, effectivement très souvent brillante, ou les distinctions pour l’interprétation de ses comédiens (Jack Nicholson, Paul Giamatti, George Clooney, Bruce Dern), peuvent avoir tendance à camoufler une partie de ses talents qui ne se limitent pas à proposer des scripts parfaitement charpentés et à brillamment diriger des acteurs. Depuis son premier long-métrage, l’incisif et transgressif Citizen Ruth en 1996, Payne n’aime rien tant qu’explorer, critiquer, dépeindre les États-Unis sur une tonalité oscillant entre la comédie pure et le drame sensible à travers les portraits de losers magnifiques. Huit réalisations en près de trente ans, quelques propositions déclinées (il fut ces dernières années approché pour mettre en images les récents Le Menu ou The Burial), expériences hors de ses bases aléatoirement convaincantes (il a travaillé aux scripts de Jurassic Park 3 et Quand Chuck rencontre Larry), il sait se faire à la fois rare et omniprésent. Cinq ans après, Downsizing très belle fable écologique à portée satirique, injustement mal-aimée, The Holdovers ( « ceux qui restent » si l’on traduit littéralement, retitré Winter Break pour son exploitation française) marque les retrouvailles entre le metteur en scène et Paul Giamatti (il y eut des actes manqués durant les deux décennies qui viennent de s’écouler). Grand cinéphile, c’est la découverte d’un film méconnu de Marcel Pagnol, Merlusse qui va constituer le déclic initial. L’histoire se situait à Marseille en 1913. À la veille de Noël, Merlusse (Henri Poupon), un vieux pion borgne et qui terrifie tout le monde, doit garder les internes d’un lycée. Les élèves sont surpris de constater que cet homme, qui leur fait tant peur d’habitude, peut se transformer en un véritable Père Noël. Touchés par sa gentillesse, ils auront à cœur de le remercier. Un jour, David Hemingson, un scénariste ayant jusqu’à présent principalement œuvré à la télévision (Whiskey Cavalier, Don’t Trust The B—- in Apartment 23, Kitchen Confidential) lui envoie le script d’un pilote de série situé dans un internat. Le réalisateur de L’Arriviste n’est pas intéressé par le format mais propose à Hemingson de croiser son univers avec le postulat du Pagnol puis de transposer les contours de cette intrigue dans l’Amérique seventies. Dévoilé en festivals à partir de la fin du mois d’août, le long-métrage sort dans les salles françaises à l’approche des fêtes précédé d’un plébiscite outre-atlantique, le retour en grâce annoncé du cinéaste ?

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Hiver 1970 : M. Paul Hunham (Paul Giamatti) est professeur d’histoire ancienne dans un prestigieux lycée d’enseignement privé pour garçons de la Nouvelle-Angleterre. Pédant et bourru, il n’est apprécié ni de ses élèves ni de ses collègues. Alors que Noël approche, M. Hunham est prié de rester sur le campus pour surveiller la poignée de pensionnaires consignés sur place. Il n’en restera bientôt qu’un : Angus (Dominic Sessa), un élève de 1ere aussi doué qu’insubordonné. Trop récemment endeuillée par la mort de son fils au Vietnam, Mary (Da’vine Joy Randolph), la cuisinière de l’établissement, préfère rester à l’écart des fêtes. Elle vient compléter ce trio improbable.

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Après le futur proche de Downsizing, Alexander Payne, pour la deuxième fois consécutive, n’inscrit pas son long-métrage au présent, il effectue ici un bond de plus de cinq décennies en arrière. Le revers (injuste à nos yeux) subi par son film précédent couplé au poids inhabituel d’une « grosse production » en regard de ses travaux antérieurs, semble avoir motivé le cinéaste à un retour à ses fondamentaux, qu’ils soient stylistiques (l’étude de caractères de figures marginales ou marginalisées) ou cinéphiliques (le cinéma de son adolescence). Un logo Universal d’époque ainsi qu’une patine esthétique visant à reproduire l’imagerie des années 70 infusent immédiatement les premières secondes de Winter Break. Ces petits plaisirs visuels, coquets et gentiment superficiels ne sont pas suspects d’un fétichisme vain ou d’une nostalgie rance, Payne entend avant tout retrouver un état d’esprit qui le situerait dans l’héritage d’Hal Ashby (Harold & Maude et plus encore La Dernière Corvée en tête) et de Bob Rafelson (Cinq pièces faciles). Le scénario de David Hemingson, redoutable de précision, prend le temps d’établir les personnages principaux en présentant le décor dans son ordinarité (juste avant les vacances de Noël) observant les hiérarchies en vigueur et le mode de fonctionnement de l’établissement. Cette normalité, a une vertu immersive qui permet au réalisateur de nous rapprocher de son histoire et abolir l’air de rien la distance temporelle au fur et à mesure de sa mise en place. Patient et paradoxalement explosif, il intronise notamment Mr. Hunham sous un angle peu sympathique et jouissif. Coutumier d’un humour vachard mi-taquin mi-offensif, se révèle à travers les joutes acérés, une impressionnante science du rythme et du timing comique, un plaisir de filmer des acteurs et de leur donner de la matière à jouer. Les retrouvailles avec Paul Giamatti, génial de bout en bout, nous installent dans une position privilégiée celle d’assister à une jubilatoire réunion d’amis. Ce professeur misanthrope sur les bords rappelle brièvement au héros aigri que campait dans Jack Nicholson dans Monsieur Schmidt, à plusieurs différences notables près, qui évacuent la crainte d’une régression de la part du metteur en scène. Le protagoniste est, à l’instar du titre original, pluriel, ce qui permet, de permanents contrepoints et une canalisation des multiples forces en présence. Bourru et bougon, Paul révélera peu à peu toute sa profondeur au contact d’un élève turbulent en quête de figure paternelle à laquelle s’identifier joué par la révélation Dominic Sessa dont il s’agit du tout premier rôle et qui est absolument épatant. Faussement en retrait, Da’vine Joy Randolph vue dans Kajillionaire ou la série The Idol, d’ordinaire cantonnée à des utilités, bénéficie comme ses partenaires d’une partition remarquable : subtilement sobre, incisive et fortement attachante.

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Récit articulé autour d’une période définie étendue sur environ deux semaines et relatée en un peu plus de deux heures, Winter Break resserre progressivement son intrigue sur son trio. La normalité initiale va être amenée à se débrider et faire voler en éclats les idées reçues, consciemment ou inconsciemment générées. Au-delà des présentations, l’acte inaugural nous familiarise avec ses héros, avant d’ouvrir un terrain de jeu libre, drôle et émouvant. Alexander Payne élargit d’abord son spectre comique, notamment en s’essayant à un registre plus graphique parfois proche de la bande-dessinée, à l’instar de cette course poursuite entre M. Hunham et Angus, qui se termine par un accident au gymnase suivi d’une visite à l’hôpital. Ce climax de drôlerie à la conclusion dramatique, outre entériner la pluralité du style d’humour pratiqué, nous permet d’assister au rapprochement de deux individualités jusqu’à lors exclusivement dans la confrontation. Le film entre ainsi dans un processus d’approfondissement et de diversification. Le cinéaste explore et explose les limites de son décor jusqu’à s’en extraire concrètement. Amateur de road-movies, de Sideways à Nebraska, les routes et trajets que vont ici emprunter ses personnages seront à la fois intérieurs et extérieurs. Qui-est-ce qui se cache derrière ce professeur dont la méchanceté apparente ne saurait-être vaine ? Nous découvrirons un homme rongé, victime autrefois d’une injustice traumatique, qui attend patiemment le déclic pour reprendre sa vie en main. Quels secrets dissimulent cet élève brillant et rebelle ? Pourquoi cette femme refuse t’elle de quitter l’établissement pour les fêtes ? Le fils abandonné, le père de substitution et la mère en deuil, ainsi se forme au gré des péripéties une famille improvisée où trois solitudes se rejoignent et se complètent. Rien d’artificiel ou de cynique dans l’écriture de David Hemingson ou dans le regard de Payne, l’un et l’autre travaillent une forme de pureté et de noblesse des sentiments. Si l’humour peut sembler parfois piquant, c’est pour mieux dévoiler ensuite sa seconde peau plus fragile, sans excès et avec une justesse désarmante. En plus des mentors évidents évoqués plus haut (Ashby et Rafelson), il est permis de penser à un pan du cinéma eighties. De John Hughes, le postulat aux airs de Breakfast Club ou la virée à Boston l’inscrivant dans le sillage de La Folle journée de Ferris Bueller, à Cameron Crowe avec lequel est partagée une même tendresse lucide, ne minorant jamais la gravité mais laissant toujours à l’enthousiasme l’opportunité de triompher. Ces références et comparaisons ont néanmoins le tort d’implicitement camoufler la singularité et la personnalité d’un réalisateur qui n’en manque pas.

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Aussi à l’aise dans la drôlerie que le sentimentalisme, ce dernier parvient en creux à interroger non plus l’époque au sein de laquelle se déroule son film mais bien la notre au détour d’une réplique explicite adressée par le professeur à son élève : « L’Histoire ne se résume pas à une étude du passé, c’est aussi une explication du présent ». Une citation aux interprétations plurielles s’adaptant autant à l’éventuel reproche passéiste qui pourrait lui être adressé qu’à un appauvrissement très contemporain de l’appréhension de l’Histoire, de l’art, des œuvres, du monde et de l’existence de manière plus générale. Payne tacle au fond des modes de pensée à la radicalité binaire et stérile, qui en fin de compte reproduisent en pire, les schémas qu’ils prétendent combattre. Ce dialogue court et puissamment sensé, illustre la capacité de son auteur à créer en une poignée de mots, d’images et de minutes des séquences marquantes. Elles sont parfois touchantes, à l’instar du rapprochement maladroit entre Angus et une jeune fille (attachante en à peine une séquence de présence) au nouvel an ou le beau face-à-face avec son père, parfois jubilatoires (« l’homme crochet » au bar) ou encore libératrices (l’entretien entre Paul et les parents de son élève indiscipliné). Finesse et intelligence emportent en toutes circonstances la mise dans ce Winter Break irrésistible et euphorisant, qui nous nourrit d’une certitude, Alexander Payne n’est ni plus ni moins que le grand maître de la comédie américaine contemporaine. Un constat net et définitif qui nous interroge sur un point. Pendant qu’une partie de l’opinion (nous avons pu en faire partie) était occupée à chanter les louanges de Judd Apatow, dont il n’est point question de nier l’importance, mais concernant lequel il est toujours judicieux de rappeler les limites, discrètement, sur un terrain proche, un cinéaste véritablement majeur émergeait. Assurément moins bruyant ou omniprésent, il s’est imposé sur la durée comme largement supérieur à l’homme fort de la décennie 2005/2015, ne cessant d’étoffer et remettre en question son cinéma. Ce nouvel opus, à considérer parmi ses plus belles réussites vient conforter cette réflexion, en plus d’apporter une bouffée d’air frais dont il serait coupable de se priver. Coup de cœur total !

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