Jess Franco – « Le Journal intime d’une nymphomane », « Les Possédées du diable »

© Le chat qui fume

C’est peu dire que l’actualité Jess Franco est riche en ce moment. Après la belle salve de quatre films édités chez Artus Films, voici deux nouveaux titres que nous offre dans de très beaux combos Blu-ray/ DVD Le Chat qui fume. Les œuvres proposées ne sont d’ailleurs pas les plus célèbres et elles n’étaient pas forcément très faciles à voir jusque-là. Il s’agit de deux productions Robert de Nesle, grand pourvoyeur de films de genre dans les années 50 et 60. Grâce au système de coproduction, il participa par exemple à des films comme Hercule à la conquête de l’Atlantide de Cottafavi, Arizona Bill de Mario Bava ou Les Deux orphelines de Riccardo Freda. De Nesle fonda également le Comptoir français du film, une compagnie de distribution bien connue des amateurs de cinéma bis pour la richesse de son catalogue. Au début des années 70, il comprend que le cinéma populaire est en train de changer de visage et de disparaître face à la concurrence impitoyable de la télévision. Il décide alors d’investir dans le cinéma érotique et c’est dans ce contexte que naquirent de nombreux films de Jess Franco, notamment ces Journal intime d’une nymphomane et Les Possédées du diable.

Pour le cinéaste, c’est à la fois une période de grande liberté -sans doute celle où il livrera ses films les plus singuliers et les plus réussis (mis à part quelques fleurons des années 60)- et d’intense boulimie puisque pour la seule année 1972 (date de tournage du Journal intime d’une nymphomane), il réalisera 8 films tandis qu’il en tournera 6 en 1974 (avec dans le lot, le très réussi Les Possédées du diable).

Les deux titres proposés s’inscrivent donc dans cette vogue de films érotiques que Robert De Nesle initia au début des années 70. Le Journal intime d’une nymphomane narre les aventures de Linda (Montserra Prous) qui reconnait un jour dans un night-club l’homme qui autrefois l’a violée dans une fête foraine. Elle se fait passer pour une prostituée, saoule son bourreau et se suicide à ses côtés. Soupçonné de meurtre, Ortiz clame son innocence et demande à son épouse, Rosa (Jacqueline Laurent), de lui venir en aide. Celle-ci mène l’enquête et découvre le journal de Linda…

Disons-le tout net : ce film n’est pas le meilleur de Franco et se présente comme une œuvre érotique assez classique, ne serait-ce que dans sa construction sous forme de confession intime qui évoque les grandes heures du roman de gare coquin, notamment celles de la collection Eroscope (Je suis une cover-girl, Je suis une femme de chambre, Je suis une fille au pair…). Dans le rôle-titre, Montserra Prous donne de sa personne avec générosité et a parfois une ressemblance assez troublante avec Soledad Miranda, la précédente muse de Jess Franco hélas disparue tragiquement en 1970 dans un accident de voiture. La comédienne n’a ni la beauté irréelle et parfaite, ni même le talent de celle qui l’a précédé mais elle s’en tire avec les honneurs. Dans la trajectoire de Linda, il y a quelque chose de celle de la Justine de Sade : l’oie blanche est livrée aux turpitudes du monde et doit subir les pires avanies de la part de la gent masculine. Même ceux qui, au départ, tentent de l’aider (à l’instar de ce médecin joué par le fidèle Howard Vernon) finissent par se retourner contre elle et la mènent à la déchéance. Pourtant, contrairement à ce qui se passe chez Sade, la « vertu » n’est pas forcément bafouée et dans le cas de Linda, elle est épaulée post-mortem (je n’en dis pas trop) par Rosa, donnant une touche légèrement féministe à l’œuvre. Si je viens de parler de vertu entre guillemets, c’est que le propos de Franco se situe au-delà de la distinction classique entre pureté et impureté. Nous ne sommes pas chez Max Pécas pour qui la nymphomanie était traitée comme une maladie dans son Je suis une nymphomane (un film inégal mais, par ailleurs, pas inintéressant). Ici, les désirs de Linda ne sont pas jugés même si son parcours semble entièrement aiguillé par l’assouvissement de sa vengeance.

Le résultat n’est pas désagréable pour quiconque n’est pas réticent au genre : la mise en scène est soignée, Franco se fait plaisir en filmant de jolis ébats lesbiens et peaufine le portrait plutôt attachant d’une jeune femme à la fois victime des hommes mais maîtresse de ses désirs.

© Le chat qui fume

Les désirs et les fantasmes sont au cœur des Possédées du diable, film passionnant qui pourrait facilement se tailler une place de choix parmi les œuvres majeures de Franco s’il n’était parfois desservi par une postsynchronisation assez désastreuse. C’est une pitié d’entendre les voix doublant la divine Lina Romay, nouvelle muse du cinéaste jusqu’à sa mort (l’actrice, hélas, ne lui survivra pas) ou même Pamela Stanford !

Si on passe outre ce défaut principal et quelques moments un peu flottants au niveau de la réalisation (rappelons que nous sommes dans une économie assez stricte de cinéma bis), on pourra succomber au charme entêtant de cette œuvre mystérieuse, extrêmement crue (on frise parfois la pornographie) et envoûtante. Franco retrouve ici son personnage de Lorna Green, un succube étrange et maléfique qu’incarnait Janine Raynaud dans l’étonnant Necronomicon. Dans Les Possédées du diable, c’est la blonde craquante Pamela Stanford qui incarne ce personnage qui a, autrefois, passé un pacte méphistophélique avec Patrick Marielle (Guy Delorme), lui offrant fortune et pouvoir en échange de sa fille dont elle pourra prendre possession à la date de son dix-huitième anniversaire. Or Linda (Lina Romay), qui n’était pas née à l’époque, voit son anniversaire approcher. Lorna se manifeste et rappelle à Patrick ses engagements…

Si le pacte faustien structure le récit, il ne rend pas tout à fait compte de la teneur de ce film entièrement bâti sur des fantasmes. Il s’ouvre d’ailleurs sur une scène lesbienne extrêmement belle de 10 minutes sans qu’aucun mot ne soit prononcé, laissant au spectateur le loisir de contempler l’intimité des deux splendides interprètes sur une musique un peu datée mais assez planante.

Franco tord les conventions du cinéma érotique traditionnel pour nous conduire dans des territoires beaucoup plus troublants où le fantasme et l’inconscient règnent en maître.

Un échange dialogué entre Patrick et Lorna donne bien le ton du film :

« – Vous ressemblez à un personnage mystérieux, irrésistible, sorti de nos romans d’enfance…

– Je suis un de ces personnages ! »

Il y a toujours chez le cinéaste cette conscience d’un « démiurge » capable d’inventer des créatures directement sorties de son imagination et de ses chimères. Au-delà de tout réalisme, Lorna est capable d’abolir l’espace et le temps. Chacune de ses entrées en scène est traitée comme une véritable apparition mentale. Il suffit d’un gros plan sur les yeux de Linda, un zoom sur un mur nu et voilà la créature qui se matérialise. Et sur ce terrain flottant du songe et de la fantasmagorie, Franco peut alors se laisser aller à filmer des cérémonials érotiques très beaux et extrêmement sensuels. L’une des beautés ce cinéma (à réserver cependant, selon l’adage proverbial, à un public averti), c’est que Franco semble toujours le premier spectateur de ses films et que son voyeurisme exacerbé fait merveille. Loin des ébats simulés platement et mollement regardés, le cinéaste évince la plupart du temps l’élément masculin et laisse sa caméra se balader sur les corps de ses actrices, n’hésitant jamais à s’immiscer dans les recoins les plus secrets par des recadrages abrupts ou des zooms impudiques.

La beauté des Possédées du diable tient également à sa dimension vampirique. Comme dans La Comtesse noire, Lorna est une créature chimérique qui se nourrit de sexe et de sang. Elle semble être le fruit de l’imagination de ses victimes, comme une incarnation de bouillonnants désirs. Mais là où Franco va plus loin, c’est qu’il ajoute une dimension incestueuse extrêmement troublante. Lorna prend possession du corps et de l’âme de Linda qu’elle considère comme sa véritable fille, comme le montre cette scène assez déstabilisante où la jeune fille tète le sein de la Chimère avec avidité.  Au traditionnel vampire qui suce le sang dans le cou de sa victime, le cinéaste substitue une assez ahurissante cérémonie de défloration avec un olisbos. De la même manière, il créé une sorte d’ambiguïté moite entre Patrick et sa fille qui semble constamment l’aguicher (notamment lorsqu’elle est sous la douche), culminant dans une scène finale que nous ne révélerons pas mais qui reste assez impressionnante. Les codes du film érotique « classique » sont sans arrêt parasités par des visions tordues, des notations étranges et un peu inquiétantes. Lorna ne possède pas seulement l’âme de Linda mais aussi celle d’une jeune internée qui se contorsionne hystériquement sur son lit d’hôpital comme une patiente du docteur Charcot. Quant à la femme de Patrick, elle est également torturée par la sensation d’avoir (et de voir) des petits crabes grouillants sur son sexe !

Tous ces aspects font des Possédées du diable un excellent Franco et une œuvre à la fois biscornue et personnelle, comme une nouvelle improvisation autour des thèmes qui le hantèrent constamment.

NB : Pour conclure, louons la qualité éditoriale accompagnant ces deux films. Les copies présentées sont de très belles factures (même si subsistent quelques défauts bien bénins dans celle des Possédées du diable) et elles sont accompagnées de bonus passionnants : des entretiens avec Pamela Stanford et Jacqueline Laurent, deux présentations des films par l’incontournable Alain Petit (qui surestime un peu Le Journal intime d’une nymphomane et sous-estime un tantinet Les Possédées du diable). Enfin, le sémillant Gérard Kikoïne, un des plus talentueux réalisateurs de films pornographiques français, évoque son travail de monteur sur les films de Franco et c’est passionnant !

© Le chat qui fume

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Le Journal intime d’une nymphomane (1972) 1h27 – France

Réalisation : Jess Franco

Scénario : Jess Franco et Elisabeth Ledu de Nesle

Photographie : Gérard Brisseau

Musique : Jean-Bernard Raiteux, Vladimir Cosma

Montage : Gérard Kikoïne

Production : Robert de Nesle

Interprétation :  Montserrat Prous, Howard Vernon, Anne Libert, Jacqueline Laurent, Jess Franco

Les Possédées du diable (1974) 1h38 – France

Réalisation : Jess Franco

Scénario : Jess Franco, Nicole Guettard et Robert de Nesle

Photographie : Étienne Rosenfeld

Musique : André Bénichou

Montage : Gérard Kikoïne

Production : Robert de Nesle

Interprétation : Pamela Stanford, Lina Romay, Jacqueline Laurent, Guy Delorme, Howard Vernon, Jess Franco

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Éditions BR/DVD : Le Chat qui fume

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A propos de Vincent ROUSSEL

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