Spike Lee – « Miracle à Santa Anna » (2008)

Une semaine après la sortie du nouveau Spike Lee, BlacKkKlansman (J’ai infiltré le Ku Klux Klan), un inédit du réalisateur arrive sur les écrans français : Miracle à Santa Anna (1). Dans ce film réalisé en 2007-2008, sont représentés des soldats noirs américains ayant combattu durant la Seconde Guerre mondiale. On les surnommait les Buffalo Soldiers, comme on surnommait tout ceux qui, depuis 1866, combattaient dans les rangs de l’armée américaine, au sein d’unités spécifiques. Il y eut deux régiments de soldats noirs engagés contre les forces de l’Axe. La 24e division d’infanterie qui lutta dans le Pacifique, et la 92e division d’infanterie qui participa à la Campagne d’Italie – environ 15.000 hommes.
Spike Lee a pris comme point de départ un roman de James McBride publié en 2003, inspiré de l’expérience et des récits oraux d’un proche parent. Et il a engagé James McBride comme scénariste.

À l’issue d’un affrontement de la 92e division avec l’ennemi, quatre G.I. se retrouvent derrière la Ligne Gothique, en Toscane. C’est l’été 1944. Ils vont être – à nouveau – confrontés aux soldats allemands, et se trouver en contact avec la population locale et des partisans italiens. À cette occasion, Spike Lee évoque en images le massacre de Santa Anna di Stazzema, un événement qui s’est effectivement déroulé le 12 août 1944, et durant lequel des soldats SS – aidés de fascistes – ont massacré froidement 560 personnes, la plupart étant des enfants, des femmes et des vieillards.

Il s’est agi donc pour Spike Lee de porter à la lumière un aspect peu connu, voire même passé volontairement sous silence, de l’histoire de son pays, de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale : l’engagement de soldats afro-américains dans les forces armées. Et aussi les tensions qui ont existé entre ceux-ci et les officiers blancs qui les commandaient, l’absence de reconnaissance de la part de beaucoup de leurs concitoyens blancs, foncièrement racistes.

Mais il y a plus. Spike Lee a voulu montrer la relation privilégiée qui s’est établie entre les populations italiennes souffrant de la guerre et les soldats noirs. James McBride a déclaré à ce propos : « My uncle used to talk about how great the Italians were ». Et aussi : « He used to talk about how the Italians loved the soldiers there, the black soldiers » (2).

© LCJ Productions, Splendor Films

Dans le film, le cinéaste représente des liens sentimentaux et/ou charnels se nouant entre une jeune Italienne prénommée Renata et les soldats Aubrey Stamps et Bishop Cummings. Et puis il y a aussi cette amitié très particulière entre le tireur d’élite Sam Train et l’enfant prénommé ou surnommé Angelo. Deux êtres naïfs qui vivent en grande partie dans leur imaginaire personnel.
Aubrey Stamps va formuler explicitement les choses, et son propos est à placer en contrepoint d’un flash-back montrant la violence ségrégationniste d’un glacier américain auquel il a été confronté avec quelques un de ses collègues : « J’aime l’Italie. Je suis pas un nègre ici. Je suis moi. Les Italiens morflent mais ils rabaissent pas les Noirs. Je me sens libre. J’ai honte de me sentir plus libre ici que dans mon pays ». À chacun de juger si, dans le flux du récit, le propos s’avère trop clairement, lourdement formulé.

Et il y a encore plus : pour rendre un tant soit peu cohérent, placer dans une plus large perspective son point de vue selon lequel les Américains n’ont pas constitué un bloc uni où il n’y aurait eu que des gentils se battant contre les forces de l’Axe, ni même un melting-pot, mais plutôt une bouilloire dans laquelle certaines populations ont été des ennemies pour les autres, Spike Lee et James McBride ont eu besoin de montrer que, à l’inverse, il a pu y avoir des hommes de bonne volonté dans le camp allemand. Ainsi en est-il du soldat qui sauve Angelo du massacre de Santa Anna di Stazzema (3) et de l’officier qui lit le poète Giovanni Pascoli et préserve la vie d’un G.I.

C’est probablement cette logique qui a amené Spike Lee et James McBride à faire un portrait complexe et complexifié de la Résistance italienne, en créant la figure d’un partisan trahissant les siens – ou d’un faux partisan. Il s’agit du personnage prénommé Rodolfo, lequel est en partie responsable du massacre tel qu’il est représenté à l’écran. Cette intervention négative ne correspond pas à la réalité des événements de Santa Anna. Et ce qui devait arriver arriva : une violente polémique a éclaté, des citoyens italiens et des associations reprochant à Spike Lee de travestir l’histoire, de faire lui-même acte de trahison ! Le 1er octobre 2008, les sections A.N.P.I. (Association Nationale des Partisans Italiens) de Pietrasanta, Montignoso, Massa, Carrara, Licciana Nardi, Villafranca et Pontremoli publient un communiqué rageur dans lequel on peut lire : « La liberté d’expression et la créativité artistiques sont des droits sacro-saints, mais elles ne doivent pas faire tomber dans le mensonge et la falsification historique, et ce d’autant plus que le jugement du Tribunal Militaire de La Spezia a établi que le massacre a été une opération clairement planifiée [par les Allemands] pour atteindre la population, sans aucune responsabilité venant du mouvement partisan, confirmant ainsi les résultats des la recherche historique » (4).

Cette liberté prise avec les faits tels qu’ils sont avérés ne nous pose pas excessivement de problèmes. Mais il est quand même assez étonnant que le réalisateur, au moment où il cherche à montrer une réalité sur laquelle il y a non-dits ou mensonge – l’existence et l’importance des Buffalo Soldiers -, invente, mente concernant une autre réalité – le massacre de Santa Anna.
Ce que Spike Lee dit sur les Partisans pour répondre aux attaques dont il est la cible n’est pas faux : « En tant que réalisateur, je ne m’excuse auprès de personne. Il y a encore beaucoup de questions qui restent en suspens, il y a un chapitre de l’histoire italienne qui n’a pas encore été éclairci, et, s’il y a des polémiques, cela signifie que la période de la Résistance est une blessure encore ouverte en Italie. À l’époque, les partisans n’étaient pas aimés de toute la population – comme c’était aussi le cas pour les Français. Ils faisaient ce qu’ils avaient à faire puis se réfugiaient dans les montagnes, laissant la population à la merci des représailles allemandes. Il y a différentes interprétations concernant ce qui s’est passé à Santa Anna (…) » (5).
Mais pourquoi alors ne pas avoir mis en scène une tuerie fictionnelle renvoyant indirectement, symboliquement à un massacre ayant effectivement eu lieu ? Par goût de la provocation ? (6) Il est vrai que des hypothèses et des thèses ont été et sont avancées concernant la culpabilité des Partisans dans la tuerie de Santa Anna, mais les médias qui les formulent et défendent sont parfois clairement profascistes. C’est le cas du site Ereticamente.net sur lequel on pourra trouver un article de pure propagande de Vincenzo Ballerino intitulé «  La Verità su S’Anna di Strazzema » (1 settembre 2015) (7).

© LCJ Productions, Splendor Films

Le point de vue de Spike Lee n’est pas inintéressant, mais son tempérament excessif le rend confus et lui fait faire des choix quelque peu irresponsables. Ainsi, on est quand même étonné d’entendre Sam Train lancer, l’air de rien : « Moi, je ne suis d’aucun côté ». Et stupéfait de cette scène où les hommes de bonne volonté prient ensemble – grâce au montage -, hommes parmi lesquels se trouve le vieux fasciste, père de Renata, qui a l’occasion de lancer à un moment du film, l’air de rien : « Le Duce a refait de nous une puissance mondiale. S’il s’était pas allié à ce crétin de Hitler… ». Des phrases qui peuvent mal résonner, même si le réalisateur fait entendre et se confronter une multitude de points de vue à travers ses personnages.

Stylistiquement – aussi -, le film manque d’équilibre, est décousu. Si le cœur du récit, ce qui se passe en Toscane en 1944, est parfois prenant : les scènes de combats, filmés de façon assez directe ; ou touchant : le couple Sam Train (aka le « géant de chocolat ») et Angelo, qui se comprennent au-delà de leurs nombreuses différences… le début et la fin, qui forment un cadre contemporain – 1983/84 -, nous paraissent bâclés, artificiels, frôlant même le ridicule. Ils nous semblent gâcher un film qui parvient de temps en temps à faire revivre la poésie réaliste du cinéma italien d’après-guerre – malgré… ou grâce à une musique omniprésente de Terence Blanchard -, ce cinéma qui attachait tant d’importance aux enfants, comme le rappelle Spike Lee lui-même (8). Spike Lee qui revendique dans ses entretiens l’influence de réalisateurs comme Vittorio De Sica ou Roberto Rossellini, et qui cite très directement dans son film des œuvres telles que Paisà – « Boum, boum » – ou Roma, citta apertà – « Il faut plus de courage pour vivre que pour mourir ». Ou Rossellini lui-même qui racontait dans son autobiographie que son père disait que le noir des chemises des Chemises Noires cachait la saleté… ce que dit à peu près Renata à son père.

Notes :

1)  En 2007, TF1 International obtient la possibilité de distribuer le film dans le monde entier, exception faite des États-Unis, du Canada et de l’Italie. La société ne commercialise finalement pas Miracle at Santa Anna. Elle est alors poursuivie en justice. En 2011, elle est condamnée à verser 32 millions d’euros à Spike Lee.
2) Lu dans la version anglaise du dossier de presse.
3) Il y eut quelques survivants à Santa Anna di Stazzema. Parmi eux, Enio Mancini, qui avait 7 ans au moments des faits. Enio Mancini a raconté que lui et quelques membres de sa famille se sont retrouvés, à un moment, seuls et à l’écart avec un très jeune soldat allemand. Celui-ci leur aurait fait signe de partir, de s’enfuir, et aurait tiré une rafale de mitraillette en l’air. Le soldat aurait été identifié longtemps après : il se serait agi d’une jeune recrue de 17 ans nommée Peter Bonzelet.
4)
[Notre traduction] Cf. « Un falso storico ed una gravissima offesa alla Resistenza », Webalice.it, 1 ottobre 2008.
http://www.webalice.it/mario.gangarossa/sottolebandieredelmarxismo_lotte/2008_10_anpi_un-falso-storico-ed-una-gravissima-offesa-alla-resistenza.htm.
Le massacre de Santa Anna n’avait jamais été pris en compte par le Justice italienne. En 2005, après la découverte quelques années plus tôt de documents concernant la tragédie, le Tribunal de La Spezia a jugé les présumés coupables. Il a condamné par contumace dix anciens soldats allemands à la prison à vie [Cf., à ce propos, Philippe Broussard, « Les Fantômes de l’Ouradour toscan », L’Express, 23/10/2008. https://www.lexpress.fr/actualite/societe/les-fantomes-de-l-oradour-toscan_635758.html].
5)
[Notre traduction] « Spike Lee : « Per Miracolo a Sant’Anna non chiedo scusa a nessuno », Movieplayer.it, 29 settembre 2008. https://movieplayer.it/articoli/spike-lee-per-miracolo-a-sant-anna-non-chiedo-scusa-a-nessuno_4844/
6) Notre propos est exactement celui tenu par le scénariste italien Francesco Bruni, chargé de traduire et d’adapter les dialogues devant être dits par les acteurs italiens : « En regardant le film, on voit bien que le massacre de Santa Anna di Stazzema est marginal. Il aurait été vraiment plus simple de donner le nom d’un village imaginaire et de contourner la réalité historique ». Son idée sur les raisons pour lesquelles cela n’a pas été fait est différente de la nôtre – que nous formulons sous forme de question : « Je crois qu’ils ne l’ont pas fait pour garder le roman intact : McBride, aux Etats-Unis, est un écrivain à succès ». Francesco Bruni pense que Spike Lee et James McBride ont pêché par naïveté, ont été « imprudents », ne se rendant pas compte « où il mettaient les pieds ».
Cf. « Miracle à Santa Anna : Spike Lee chamboule la mémoire et l’histoire en Italie », published on october 20, 2008, Cafebabel.com. https://cafebabel.com/fr/article/miracle-a-santa-anna-spike-lee-chamboule-la-memoire-et-lhistoire-en-italie-5ae0053ef723b35a145dda6e/ 
7) http://www.ereticamente.net/2015/09/la-verita-su-sanna-di-stazzema.html
8) Cf. « Interview with Spike Lee by Lisa Collins », in Todd McGowan, Spike Lee, University of Illinois Press, Champaign, 2014, pp.142/143.

© LCJ Productions, Splendor Films

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