© Artus films

Est-il encore nécessaire de présenter Jess Franco, auteur d’une œuvre pléthorique (autour de 200 films sortis parfois dans des versions différentes –plus ou moins déshabillées selon les pays où ils étaient distribués- et sous de multiples pseudonymes) et considéré pendant longtemps – de manière tout à fait injuste- comme un grand pourvoyeur de navets fauchés ? Longtemps défendu par quelques rares afficionados (dont Jean-Pierre Bouyxou et Alain Petit qui lui a consacré un ouvrage de référence), la renommée de Franco a depuis quelques années largement dépassé le cercle des initiés et des amateurs de « bisseries », au point que la Cinémathèque française lui a consacré une grande rétrospective en 2008.

Même si les films du réalisateur s’inscrivent dans une économie relevant du cinéma bis (voire Z) avec une prédilection pour certains genres populaires (l’épouvante gothique, le fantastique, l’érotisme, les aventures exotiques…) et des budgets riquiquis, ils frappent pour les meilleurs d’entre eux par leur cohérence, leur style et leurs obsessions. Qu’on le veuille ou non, Jess Franco est un véritable auteur tournant toujours autour des mêmes thèmes et qui réalisait ses films comme un musicien improvisant un air de jazz : juste avec un fil directeur, un canevas et d’infinies variations sur les mêmes thèmes.

Ce fil conducteur, cela peut être une relecture des grands mythes du cinéma fantastique. Toujours très prolifique, Franco tourne pour cette seule année 1972 huit films (!) qui lui permirent de revisiter le mythe du vampire (La Fille de Dracula), celui de Frankenstein (Les Expériences érotiques de Frankenstein) ou encore celui des films de sorcellerie et d’inquisition (Les Démons).

Mais c’est peu dire que les amoureux du genre et de ses codes risquent d’être déconcertés voire déçus tant le cinéaste traite avec une grande désinvolture la structure de ses récits. La Fille de Dracula, par exemple, ne cherche même pas à être vraisemblable. Le cinéaste joue avec la connaissance que le spectateur peut avoir du mythe de Dracula (interprété par Howard Vernon qui se redresse parfois du fond de son tombeau et semble commander à distance les faits et gestes de sa progéniture) et, sans la moindre progression dramatique, décide d’interrompre au bout d’1h30 les hostilités en permettant aux autorités de se débarrasser du monstre qui était pourtant sous leur nez pendant tout le film !

Les Expériences érotiques de Frankenstein est une œuvre totalement délirante où Franco mêle le mythe de Frankenstein (avec un savant fou qui n’est pas le célèbre docteur, tué dès le début du film mais le terrifiant Cagliostro qui cherche à créer la femme parfaite pour la faire s’accoupler avec le monstre créé par son rival) et celui du vampire avec le formidable personnage de Melissa, femme-oiseau aveugle se nourrissant de la chair de ses victimes.

Enfin, Les Démons s’inscrit dans cette lignée des films de sorcellerie remis à la mode par Ken Russell suite au succès de ses Diables. Mais encore une fois, le scénario tire un peu la langue (le gros défaut du film est d’être beaucoup trop long puisqu’on approche les deux heures) et n’est qu’un prétexte à de belles variations érotiques et violentes, manière pour Franco de rendre hommage à son écrivain de prédilection (qu’il adaptera souvent) : le marquis de Sade.

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Tous ses films sont à voir comme de longs cérémonials. Si on les prend sous cet angle, quasi expérimental, ils deviennent absolument fascinants et témoignent d’un regard d’auteur assez unique.

Dans le très bel essai qu’il a consacré au cinéaste (aux éditions Rouge profond), Stéphane du Mesnildot évoque « l’énergie du fantasme » sur laquelle toute l’œuvre de Franco est construite. La puissance du désir, la force des songes sont capables d’abolir à la fois la distance et le temps (voir la structure circulaire étonnante, lynchienne avant l’heure, du magnifique Venus in Furs). La figure de style préférée de Franco, comme chacun sait, est le zoom et ce procédé symbolise parfaitement les enjeux de son cinéma : le corps reste immobile (nous sommes face à de véritables constructions mentales) tandis que l’œil peut se rapprocher à l’envi, explorer tous les territoires fantasmatiques imaginables (en particulier ceux qui se trouvent entre les cuisses de ces dames !). Nous sommes moins face à d’obscures séries Z qu’au cœur d’œuvres cérébrales et charnelles fascinantes.

La Fille de Dracula est particulièrement symptomatique puisque le film s’ouvre par un insert sur un œil. C’est cet œil qui semble dicter la mise en scène, les situations et qui permet à l’héroïne de se rapprocher de ses victimes. Même si le film est moins réussi (beaucoup plus brinquebalant et moins habité), il annonce d’une certaine manière La Comtesse noire et cette femme vampire incarnée par Lina Romay se nourrissant du fluide vital de ses proies en se déplaçant par la seule puissance de son désir insatiable. Mais même sur un mode mineur, le film recèle quelques très beaux moments, notamment de longues et envoûtantes scènes saphiques où le voyeurisme exacerbé de Franco fait merveille. L’érotisme chez le cinéaste est tout à fait unique car c’est moins l’acte sexuel qui l’intéresse que la fascination pour les corps féminins qu’il scrute sous tous les angles, avec plus ou moins d’audace selon les relâchements de dame censure.

Les codes du genre ne servent alors plus que de décors minimums pour le spectateur (des caves obscures où Cagliostro fomente ses sinistres desseins et met au point ses expériences contre-nature, les cryptes lugubres où sont commises les exactions des inquisiteurs dans Les Démons…) et permettent au cinéaste de déployer sa mise en scène autour de rituels érotico-sadiques.

Les fantasmes présentés sont souvent le fruit de l’imagination ou des fantasmes d’un démiurge, véritable alter-ego du cinéaste. Qui s’agisse de Dracula depuis sa tombe, de Cagliostro capable de transformer les êtres qu’il contrôle en robots sous hypnose voire de l’esprit de la sorcière brûlée au début des Démons, ces personnages apparaissent comme les grands maîtres de cérémonies que Franco met en scène avec un certain génie et un sens de l’onirisme tout à fait grisant. Outre le zoom, on pourra également admirer son utilisation du grand angle et des filtres colorés dans Les Expériences érotiques de Frankenstein ou encore sa manière de diffracter l’image dans Tender Flesh, qui font de ces œuvres de véritables expériences « pop » et psychédéliques.

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Revenons à ce propos sur Tender Flesh, œuvre beaucoup plus tardive (1997) et très curieuse. Sur le papier, elle ressemble à un vulgaire téléfilm érotique comme en diffusait M6 le dimanche soir et comme Joe d’Amato en a beaucoup tournés dans les années 90.

Une jeune danseuse et strip-teaseuse n’ayant pas froid aux yeux est conviée par la divine Lina Romay (jamais avare de ses charmes, même à 50 ans passés – ce qui n’est pas le cas ici puisqu’elle est seulement dans sa radieuse quarantaine-)  à passer quelques jours sur une île en vue d’une réception tout à fait particulière et à participer à d’étranges cérémonies érotiques. Là encore, on retrouve l’essence du cinéma de Franco : un cinéaste (a)mateur (joué par Alain Petit !) qui semble organiser grâce à son objectif les rituels, un voyeurisme exacerbé et une exploration de territoires fantasmatiques étranges. Alors qu’on s’attend pendant un moment à assister à une banale partouze bourgeoise dans un cadre luxueux (villa huppée, piscine…), le film bifurque vers une dimension horrifique et terrifiante. L’héroïne, après avoir été la « proie » de l’œil d’une caméra devient le véritable gibier d’une chasse à la femme rappelant aussi bien celles du comte Zaroff que celles de La Comtesse perverse, un autre très beau Franco.

Même si aucun ne compte parmi les œuvres majeures de Franco, ces quatre films réédités judicieusement par Artus Films dans de très belles copies et des galettes riches en suppléments passionnants (films commentés par Alain Petit et Jean-François Rauger, making-of commenté de Tender Flesh…) méritent assurément le détour et offrent un beau panorama de ce que put être la singularité de l’œuvre de Jess Franco…

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4 films de Jess Franco en combo Blu Ray/ DVD (sauf Tender Flesh, uniquement disponible en DVD)

(Editions Artus Films)

La Fille de Dracula (1972) avec Anne Libert, Britt Nichols, Jess Franco, Howard Vernon

Les Expériences érotiques de Frankenstein (1972) avec Howard Vernon, Anne Libert, Dennis Price, Britt Nichols

Les Démons (1972) avec Karin Field, Howard Vernon, Anne Libert, Britt Nichols

Tender Flesh (1997) avec Lina Romay, Monique Parent, Alain Petit

 

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A propos de Vincent ROUSSEL

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