Sous un éclat de rire amer, une noirceur tapisse l’atmosphère : c’est le sentiment à l’œuvre dans le cinéma de Dino Risi. Connu notamment pour ses films à sketchs Les Monstres et ses deux autres volets, Les Nouveaux Monstres et Les Derniers Monstres, il devient le spécialiste de la comédie à l’italienne, en réponse au néoréalisme, et traite avec un humour acerbe la politique de l’après-guerre. Pauvres mais beaux, ou encore Pain, amour, ainsi soit-il (suite des deux précédents chapitres Pain, Amour et Fantaisie et Pain, Amour et Jalousie de Luigi Comencini) affirment son talent de cinéaste satirique. Fin portraitiste, c’est cependant toujours avec une certaine mélancolie que l’on ressort d’un film de Dino Risi : car derrière l’apparente comédie de caractères et de situations, c’est bien souvent la misère humaine et le malheur qui sont touchés du doigt, dans une peinture de la confrontation entre idéaux et cruauté du réel. Dans toute l’énergie comique de ces antihéros risiens, on se surprend à penser au burlesque de Charlie Chaplin, lui aussi, teinté d’une amertume sans pitié et profondément mélancolique. Plongé dans le regard d’Alberto Sordi, on est pris de la même émotion que face aux yeux pénétrants d’un Charlot peinant à trouver sa place dans le monde.

Alberto Sordi (Silvio)

© 2023 Les Acacias

C’est dans une fresque de quinze années que Dino Risi situe son film Une vie difficile, portrait d’un antihéros résistant et socialiste, se heurtant à une Italie en pleine montée du fascisme et à ses idéaux apparemment inatteignables. Silvio rencontre Elena, après qu’elle l’a sauvé d’un allemand prêt à le fusiller pour outrage. Ils tombent amoureux et décident de partir vivre à Rome où ils se marient. Mais suite à une tentative d’insurrection, Silvio est arrêté et mis en prison, au grand dam de sa belle-famille. Il commence alors la rédaction de son roman, Une vie difficile. S’ensuivent alors les désillusions et les échecs, qui semblent se multiplier à n’en plus finir, sous la forme d’un éventail tragique : Silvio se perd peu à peu dans le désespoir et le désenchantement d’une existence sous le joug de la société fasciste et capitaliste italienne des années 1950 —où ses valeurs socialistes se dissolvent dans la misère. Sous les allures d’une comédie à l’italienne, Une vie difficile se voit d’abord comme une fresque sociale et politique, retraçant le parcours d’un antihéros qui se heurte à ses propres idéaux. Dans la préface filmée consacrée à ce film réédité dans la collection Make My Day, le critique Jean-Baptiste Thoret parle d’ailleurs de « compromis » entre ses aspirations et la réalité : c’est véritablement la tension interne qui meut toute l’intrigue d’Une vie difficile, titre faisant par ailleurs référence à une constellation de paradigmes. Ainsi, c’est d’abord le roman-échec de Silvio, symbole de sa vie déchue, qu’il ne parvient pas à publier, trébuchant à maintes reprises contre les attitudes condescendantes des éditeurs et des cinéastes. Il traduit l’impossibilité de faire corps avec ses aspirations, de leur donner vie : c’est le signe marquant l’utopie d’une société égalitaire. Mais c’est aussi « une » vie difficile parmi tant d’autres, le parcours d’un homme ordinaire traversant la misère et luttant pour vivre. Enfin, c’est une réponse au néoréalisme italien : car Une vie difficile dessine les contours d’une tragi-comédie appartenant à ce qu’on a appelé le néoréalisme rose. Par opposition au roman Une Vie de Maupassant, par exemple, la vie est ici qualifiée de cet adjectif modalisant qui ancre le film dans une perceptive de satire sociale, dont est si féru Dino Risi. Enfin, le titre évoque une tranche de vie sous l’angle de l’évolution politique de l’Italie de l’après-guerre, d’une relation amoureuse (Silvio et Elena), d’une lutte pour ses valeurs, de l’emprisonnement, de la misère et de la désillusion existentielle. Tout au long d’Une vie difficile, quelques images d’archives viennent entrecouper le montage en y conférant une dimension plus grave, plus ancrée historiquement. Lorsque Silvio confie à Elena, dès le début du film, que son journal ne paraît plus et que « c’est pire que [s’il était] mort », on obtient la confirmation que l’on est ici face à un cinéma de la lutte politique.

Silvio et Elena à table chez des royalistes

© 2023 Les Acacias

Si le film possède toutes les caractéristiques de la comédie à l’italienne, il se trouve à la lisière de la tragédie, et à la lisière d’un panel de montage et d’émotions particulièrement éclectiques, entre plans séquences et images-action, entre humour amer et noirceur mélancolique. Une vie difficile est un film qui redéfinit son propre genre : ce n’est ni une comédie, ni une tragédie à proprement parler, ni une composition néoréaliste. Dino Risi emporte plutôt son spectateur au large d’une fresque romanesque, politique, sociale, amoureuse, dans une tragi-comédie douce-amère, pleine de comédie de situations, de séquences désopilantes, de techniques de montage innovantes ; mais aussi d’instants de tendresse, de regards bouleversants, de tristesse et d’amertume. Certaines séquences empruntent aux techniques de montage élaborées par Eisenstein, quand Elena tue l’allemand qui s’apprêtait à fusiller de bon gré Silvio, par exemple : on passe, en saccadé, du regard interloqué de Silvio, à celui d’Elena, tout aussi tourmenté, au fer à repasser qu’elle tient dans ses mains, fumant, au corps gisant de l’allemand sur le sol. Un montage qui prête à sourire, dont l’humour exploite toute sa substance dans cette séquence à table de royalistes italiens, où se retrouvent par hasard les deux jeunes mariés : ils rongent compulsivement une flopée de gressins, sous le regard suspicieux d’une vieille dame, chaussant ses lunettes avec difficulté afin d’examiner les deux protagonistes, après avoir prononcé d’une voix chevrotante « Pourquoi les gens veulent tant de mal au roi ? ». Entre le rire de cette scène et l’amertume d’une société en plein essor fasciste, le film se teinte de cette amertume si particulière au cinéaste italien, que l’on retrouve d’ailleurs dans son magnifique Le Fanfaron.

Silvio et Elena dans un champ, fâchés l'un contre l'autre

© 2023 Les Acacias

Dino Risi rend quelque part hommage au burlesque et à la satire sociale du cinéma italien, que l’on ressent en particulier dans cette composition de scènes dans les restaurants, où Silvio et Elena sont sans cesse rejetés, faute de pouvoir payer. Les thèmes de la faim et de la pauvreté empruntent véritablement aux Lumières de la ville et autres Ruée(s) vers l’or. Le burlesque s’y manifeste notamment avant la séquence chez les royalistes, où Elena et le marquis qui l’invitera elle et son mari à la scène suivante, parcourent le cadre sans se voir. Dino Risi fait ici appel à ses talents de cinéaste-bédéiste. D’autre part, on se surprend souvent à penser au Nous nous sommes tant aimés (1974), où Ettore Scola rend hommage aux réalisateurs de l’âge d’or du cinéma italien (Le voleur de bicyclette, Vittorio de Sica). Dino Risi filme les tournages comme un hommage, lui aussi, au cinéma italien. Une vie difficile est un grand film, de ceux qui nous émeuvent et nous transportent, et qui font vivre en nous un cheminement puissamment introspectif. A voir, et à revoir.

 

Hors-série n°3 de la collection Make My Day ! signée Jean-Baptiste Thoret : https://store.potemkine.fr/dvd/5053083255077-une-vie-difficile-dino-risi/ 

Contenu du coffret :
Blu-Ray n°1 : film + Introduction de Jean-Baptiste Thoret
Blu-Ray n°2 / Suppléments:

– Entretien avec Bernard Benoliel, directeur de l’action culturelle et éducative à la Cinémathèque Française, consacré à Une vie difficile (55′)

– Dino Risi et la comédie italienne (69’), entretien avec Jean A. Gili spécialiste du cinéma italien

– Analyse de séquences (25′) par J.B. Thoret

– Courts métrages inédits de Dino Risi

  • Verso la vita (1946, 12′)
  • Tigullio minore (1947, 9′)
  • La Provincia dei sette laghi (1948, 9′)
  • 1848 (1949, 11′)
  • La miniera di luce (1950, 12′)
  • Come nasce il kilowattora (1950, 22′)

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A propos de Eléonore VIGIER

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