À la fin de l’année 2016 et au cours de l’année 2017,  5 films rares de Mikio Naruse ont été proposés sur grand écran. Nous avions eu l’occasion d’écrire sur quatre d’entre eux, ici, dans Culturopoing :

Quand une femme monte l’escalier (1960)
Le Grondement de la montagne (1954)
* Nuages épars (1967)
Au gré du courant (1956)

Un coffret édité par Carlotta Films les avait regroupés en novembre 2018.

Cette semaine, ils ressortent en salles. C’est une occasion pour nous de présenter Une femme dans la tourmente (1964) que nous avions vu, mais pas « chroniqué ». Un film que, d’ailleurs, Arte a programmé récemment.

L’action se déroule dans la ville de Shimizu, située dans la Préfecture de Shizuoka. Les petits commerces subissent la concurrence nouvelle des supermarchés et sont menacés dans leur existence. Le drame est tel que le patron d’un magasin qui perd sa clientèle se suicide. L’héroïne, Reiko, travaille dans une épicerie et le supermarché qui est aux alentours porte le nom de la ville. On comprend ainsi que le propos de Naruse dépasse le lieu précis où la protagoniste habite. Il s’agit pour le réalisateur de faire le portrait du Japon en voie de radicale modernisation.

Reiko, dont Naruse fait aussi le portrait, représente un temps, des mœurs qui sont tournés vers le passé, lui appartiennent. Elle vit dans le souvenir de son mari mort à la guerre une vingtaine d’années auparavant. Elle s’habille en kimono alors que ses deux belles-sœurs, Takako et Hisako, sont vêtues à l’occidentale. Ces deux femmes voudraient écarter Reiko qui n’est pas propriétaire du magasin, d’autant plus que celui-ci va se transformer en supermarché, ainsi que le négocie Koji, le frère de Takako et Hisako, avec le mari de celle-ci qui est un homme d’affaires. Elles ont plusieurs fois l’occasion de dire à la protagoniste que rien n’est plus comme avant : « Le monde change de manière vertigineuse ».

Koji est jeune, il a environ 25 ans, c’est-à-dire qu’il est né après 1940. Koji est un homme de son temps, il est même, apparemment, l’avenir du Japon. Mais il est en fait est un trait d’union entre le présent et le passé. Il n’accepte pas que Reiko qui, à ses yeux, s’est sacrifiée pendant 18 ans pour s’occuper de magasin à la mort de son beau-père, soit rejetée, maltraitée par ses sœurs que Naruse dépeint en femmes égoïstes, profiteuses et cyniques. Il est par ailleurs secrètement amoureux de Reiko et est amené à le lui révéler.

© Les Acacias

L’aveu de Koji déstabilise l’héroïne. Une femme dans la tourmente nous semble un titre trop lourd pour décrire l’état dans lequel est plongé Reiko, pour traduire le titre original qui signifie plus littéralement : être bouleversée… Cela amène à des commentaires excessifs, à des surinterprétations du type de celles que l’on peut lire dans La Croix, par exemple : « Cette déclaration déferle dans la vie de Reiko comme une vague qui emporte tout sur son passage (…) » (*). Naruse et l’actrice Hideko Takamine sont dans la retenue. Ce n’est pas seulement une manière pour eux de traiter le mélodrame et ce qui serait des tourments intérieurs dévastateurs vécus par Reiko. C’est aussi parce que la réalité du personnage est complexe, et que pour la restituer telle qu’elle est censée être, il faut être subtil.

Reiko vit un conflit intérieur. D’un côté, elle veut rester fidèle à son mari, elle considère que Koji est trop jeune pour une femme de son âge. D’un autre côté, et elle le lui dit, la déclaration d’amour a rallumé la flamme de son désir.
Reiko a décidé de quitter Shimizu et de retourner en train dans son village natal. Et ce, à la fois pour ne pas avoir à subir l’humiliation que lui préparent ses belles-sœurs, pour se retirer sans faire de bruit – Reiko a le sens du sacrifice -, et pour tenter de s’éloigner de Koji. Mais celui-ci l’accompagne. Les deux personnages s’arrêtent dans un village intermédiaire, avant de reprendre le train pour arriver à destination. Ils ne passeront pas la nuit ensemble dans l’auberge dans laquelle ils logent, Koji est resté seul, dehors, se saoulant pour supporter la demande de Reiko : repartir à Shimizu – lui, ses tourments, il les noie dans l’alcool… depuis longtemps.
Dans la valise qu’elle prépare le lendemain de son arrivée pour accomplir la dernière partie de son voyage, Reiko place à la fois la photo du mari défunt auquel elle voue un culte et le sac à main que lui a offert son amoureux durant le voyage en train. On notera aussi le regard de Reiko à sa montre. Elle a un horaire à respecter, celui du train. Mais la montre est aussi un objet qui est attaché à la personne de Koji tout au long de la partie du film se déroulant à Shimizu. Reiko semble attendre le retour de son jeune beau-frère.
En même temps qu’elle fait tout pour éloigner le jeune homme, l’héroïne est attirée par lui, se lie symboliquement à lui – cf. la tige flexible qu’elle attache autour du doigt de Koji, à un moment du récit, et qui fait alliance -, et espère manifestement, et contrairement à ce qu’elle affirme, qu’il restera avec elle.

Sur cette question du tourment et de son possible effet dévastateur, la longue séquence du train prouve à quel point Naruse joue aussi sur une dynamique lente des sentiments et des mouvements intrapsychiques, sur leur évolution progressive. En fait, le réalisateur travaille sur plusieurs vitesses et plusieurs modes de production des événements.

La mort, brutale, de Koji, lors de sa nuit solitaire aux abords du village intermédiaire, marque l’oeuvre du sceau d’un bien sombre pessimisme. Le trait d’union disparaît d’un trait, laissant Reiko désemparée…
À Shimizu, un boulevard est ouvert aux rapaces.

* Marie-Valentine Chaudon, « Une femme dans la tourmente, la sublimation des sentiments », La Croix, 03/08/2020.
https://www.la-croix.com/Culture/femme-tourmente-sublimation-sentiments-2020-08-03-1201107560

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