Jacques Rivette – « L’Amour fou »

Troisième long-métrage de Jacques Rivette, L’Amour fou marque une étape primordiale dans l’évolution de son cinéma et apparaît aujourd’hui comme la pierre de touche de ce qui sera ensuite sa méthode de travail. Toutes les caractéristiques de son œuvre à venir sont présentes : la place primordiale occupée par le théâtre (Out One, L’Amour par terre, La Bande des quatre, Va savoir…), le jeu sur la durée (le film dure 4h14), l’attention portée au processus créatif plutôt qu’au résultat final, l’improvisation, l’articulation parfois compliquée entre le collectif et l’individu…

Très marqué par le bouillonnement créatif ayant surgi autour de mai 68 (le film a été tourné en 1967 mais il n’est sorti qu’en 1969) et un désir de révolutionner les formes artistiques (qu’elles soient théâtrales ou cinématographiques), L’Amour fou tend à offrir au metteur en scène une place nouvelle au sein de l’aventure collective qu’est d’abord un film. Il s’agit moins de diriger (avec ce que cela peut supposer d’autorité) que d’organiser des éléments épars et hétérogènes. Cette hétérogénéité se dessine dans la construction d’une œuvre qui fonctionne sur trois niveaux. Le premier consiste à filmer les répétitions d’une troupe de théâtre en train de monter Andromaque de Racine. Le côté répétitif de ces séances montre à quel point Rivette s’attache avant tout au travail (des comédiens, du metteur en scène…) et non pas à la valeur « artistique » de la production finale. Toute l’équipe est embarquée sur le même bateau et c’est moins la destination qui importe que le voyage, en dépit des remous qui peuvent secouer les passagers.

Sébastien (Jean-Pierre Kalfon), lunettes constamment placées sous le menton, est le metteur en scène de la pièce. Il vit en couple avec Claire (Bulle Ogier) qui ne parvient pas à endosser le rôle d’Hermione et quitte brutalement la scène où elle se produit. Sébastien la remplace au pied levé par Marta (Josée Destoop), son ancienne femme. Le deuxième niveau du film tourne alors autour des relations sentimentales du couple et de la difficulté de lier travail et vie personnelle, aventures collectives et sensibilité individuelle.

Enfin, les répétitions sont également filmées (en 16mm) par une équipe de télévision emmenée par André S. Labarthe. Théâtre, cinéma, télévision : Rivette entremêle ces différents registres pour interroger la place du metteur en scène. Alors qu’il est interviewé, Sébastien affirme qu’il cherche à s’effacer, qu’il refuse d’être celui qui « donne la becquée » à ses comédiens. Il attend d’eux des initiatives, qu’ils s’engagent dans le processus créatif. Ces mots pourraient résumer à eux seuls la conception qu’a Rivette du cinéma : une aventure collective où le metteur en scène s’efface (Sébastien disparaît à la fin du film, juste avant la première) et où son rôle s’apparente d’abord à l’organisation un brin mystérieuse d’éléments disparates (d’où son goût pour le complot, les sociétés secrètes…). Certes, on dira que L’Amour fou est très marqué par le goût des aventures collectives de la fin des années 60 mais même dans un film plus tardif comme La Belle Noiseuse, où le processus créatif a été réduit à une portion congrue (un peintre qui semble diriger son modèle de manière plus classique), on comprend que Rivette s’intéresse davantage au travail qu’au résultat final (qu’on ne verra pas). C’est moins l’œuvre en elle-même qui intéresse le cinéaste que tous les efforts qui auront été fournis collectivement pour y parvenir.

© Les Films du Losange

En enchevêtrant dans une forme hybride les divers fils de son œuvre, Rivette parvient à saisir une certaine vérité, à faire advenir par le cinéma ce que ne pourra jamais montrer la télévision. Sébastien s’étonne à un moment qu’on puisse avoir envie de filmer des répétitions qui n’apprendront, au fond, pas grand-chose au spectateur. Et c’est d’ailleurs moins par l’image que par la parole (les interviews) que les responsables de l’émission tentent de dégager un certain sens. En jouant sur la durée, sur le flou entre la fiction et le documentaire, le cinéma – au contraire- peut saisir quelque chose de la vérité du théâtre, du couple, du travail… Rivette reprend à son compte les principes esthétiques de la Nouvelle Vague dont il fut l’un des plus fameux représentants (équipe de tournage légère, son direct, goût prononcé pour les scènes de café et de chambre à coucher…) tout en complexifiant la donne en multipliant les niveaux de lecture et en auscultant les liens entre la sphère publique et la sphère privée.

Car si le théâtre et la création de la pièce (qui renvoie évidemment à la création du film) occupent une bonne partie de L’Amour fou, Rivette nous parle aussi de la crise de son couple. Il serait tentant de chercher des parallèles entre Andromaque et les atermoiements sentimentaux de Claire et Sébastien. Dans la pièce, Hermione est jalouse de Pyrrhus qui n’a d’yeux que pour Andromaque. Claire, elle, est jalouse de Sébastien qui privilégie son rôle de metteur en scène à celui de mari. Mais ces liens tissés entre la pièce et la vie semblent moins intéressants que la manière dont Rivette montre d’abord l’éviction de Claire du groupe et les répercussions que cette mise à l’écart provoque au niveau de la sphère privée. Dans une belle scène, Rivette joue du montage parallèle pour montrer un dialogue entre Pyrrhus (Sébastien) et Hermione (Marta) sur scène tandis que seule dans son appartement, Claire enregistre sur un magnétophone le même texte. En refusant de tenir ce rôle sur les planches, Claire s’est éloignée de Sébastien et a laissé Marta revenir dans la sphère privée (Sébastien ira d’ailleurs passer une nuit chez elle). Si l’aventure collective semble être le moteur de tout œuvre d’Art, elle est appréhendée ici de manière beaucoup plus inquiète. En effet, loin des utopies communautaristes ayant fleuri autour de 68, L’Amour fou montre aussi le revers de la médaille : la jalousie, la désagrégation du couple et l’impossibilité pour Claire de trouver sa place dans la mesure où elle ne participe pas au travail collectif.

Le temps d’une séquence assez extraordinaire, le couple se rapproche à nouveau mais il faut, pour cela, que Sébastien s’éloigne de son travail de metteur en scène. Confiné dans son appartement, le couple tente de vivre en autarcie et réinvente le quotidien par des jeux étranges : dessiner sur les murs, attaquer les cloisons avec des haches, détruire la télévision, rester la plupart du temps au lit… Ce passage annonce la dimension résolument ludique du cinéma de Rivette qui n’aimera rien tant que mêler jeu (au sens théâtral du terme, du jeu de l’acteur) et jeux (au sens enfantin du terme : les bonbons psychédéliques de Céline et Julie vont en bateau, les jeux de l’oie grandeur nature qui structurent Le Pont du nord ou Merry-Go-Round…). Outre ces séquences, il était déjà arrivé au couple de trouver cette complicité amusée et d’injecter, d’une certaine manière, une forme de théâtralité ludique dans le quotidien. La longue séquence du couple en autarcie en est une forme d’aboutissement, relevant pratiquement du happening ; une forme que Rivette adopte aussi dans des moments plus dramatiques, à l’image de cette scène où Kalfon déchire et lacère ses vêtements.

Sphère publique et sphère du travail, sphère privée et sphère de l’intime : le cinéaste montre le difficile équilibre consistant à concilier les deux. Tandis que Claire sombre dans une espèce de folie, le couple menace constamment d’exploser. Sans atteindre encore les enchevêtrements complexes d’Out One, L’Amour fou joue déjà sur les emboîtements conflictuels entre la vie et le théâtre, le réel et la fiction. Le film se déploie comme ces poupées russes que Bulle Ogier ouvre rageusement sur son lit, soulignant les répercussions de l’Art sur la vie et vice-versa (Michèle recommande d’ailleurs à Sébastien de choisir entre les deux : soit de prendre quelques jours pour régler ses problèmes sentimentaux, soit les laisser aux vestiaires et se concentrer sur son travail).

Le résultat est une expérience de cinéma unique, moderne et totalement libre.

***

L’Amour fou (1967) de Jacques Rivette avec Bulle Ogier, Jean-Pierre Kalfon, Michèle Moretti, Josée Destoop, Etienne Becker, André S. Labarthe, Michel Delahaye

Distribution : Les films du Losange

En salles depuis le 13 septembre 2023

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A propos de Vincent ROUSSEL

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