A l’Etrange Festival, le crime organisé figure en bonne place dans la bizarrerie des situations et des ambiances. Trois films radicalement différents présentent les milices autonomes comme des entités évanescentes qui participent à l’avancée des intrigues, sans que l’on sache exactement comment elles se sont formées et subsistent. Elles avancent à pas feutrés, sûres de leur puissance, et donnent du fil à retordre à des personnages qui en sont victimes et décident de reprendre à leur sauce le contrôle du récit…

Jericho Ridge © Swift Distribution

Dans Jericho Ridge (parmi les 3 Découvertes Canal +), ce sont deux hommes armés qui attaquent un poste de police à l’écart d’une petite ville des Etats-Unis. Tabby (Nikki Amuka-Bird, convaincue) se remet peu à peu d’un accident de voiture qui la fait encore boiter, et doit ainsi tenir seule les rênes du commissariat (accompagnée de son fils adolescent), alors qu’elle avait initialement prévu de ne répondre qu’au téléphone…

Le principal attrait de ce thriller réside dans la gestion à distance de toute la communication verbale ou visuelle entre les « prédateurs » et la « proie », voire entre celle-ci et ses alliés (en mission de dernière minute à l’extérieur). Le standard d’appels et les écrans de surveillance complètent en temps réel la connaissance de ce terrain semé d’embûches, que ce soit par la présence d’un détenu oublié en cellule de dégrisement ou par le dysfonctionnement des armes de service. Si Will Gilbey a l’œil parfois affûté pour découper ses plans et laisser parler la profondeur de champ (jusqu’au plat des webcams à bord des véhicules de police), sa mise en scène est loin d’exceller dans l’utilisation des espaces. Dommage pour un huis-clos destiné à capitaliser sur le déplacement des corps et le jaillissement des tirs. Le bât blesse également pour son scénario poussif en un ensemble de scènes qui s’emboîtent par le plus malheureux des hasards. Les tueurs ont en effet l’amabilité d’attendre la fin des coups de fil de Tabby à ses collègues pour à chaque fois tirer leurs coups de feu ! Il faudrait donc bien sûr plus que les sympathiques rebondissements et cruels accès de violence pour combler les lacunes de cet Assaut du pauvre, mais on peut se réjouir de son traitement moins américain que son sujet.

Hit Big © Charades

La mafia albanaise sur la Costa de la Sol est quant à elle de Hit Big (Compétition Internationale). Marjaleena, ex-miss Finlande devenue alcoolique, tente tant bien que mal de gagner sa vie en arnaquant ses compatriotes de passage en Espagne, dans un bar miteux, à l’aide de son fils et d’un ami (ou compagnon) de longue date. À force de repousser au lendemain le paiement des livraisons d’alcool bon marché, le trio de Finlandais se fait déloger du taudis où ils avaient élu domicile et business. Il découvre cependant un butin détenu par Worm, le mari de Marjaleena tout juste de prison. Les trois loustics s’improvisent preneurs d’otage avec la maîtresse de Worm (son ancien compagnon de cellule) pour récupérer l’argent d’une retraite rêvée au soleil…

L’esthétique cracra (avec filtre jaunâtre) du film colle bien au lieu de déceptions répétées que peut constituer un bord de mer vérolé par le tourisme de masse. De la ville côtière, on ne voit que les ruines à l’abandon, les friches, les travaux incomplets, les caravanes et les villas de nouveaux riches (à l’instar de Worm) qui n’ont pas encore été « dépaquetées ». Beaucoup moins les visiteurs ou la vie quotidienne de carte postale. La désolation de la sécheresse mine l’esprit de ces losers transpirants qui par leur avenir désespéré finissent par devenir attachants. Plus sale qu’Aki Kaurismäki, moins trash que Rob Zombie, Jukka-Pekka Valkeapää transforme la crasse en matière de créativité visuelle et scénaristique : tunnel creusé sous un container à poubelles, intérieurs étouffants, allure physique post-after à tout moment de la journée. Toutefois, la recherche absolue de la non-propreté tend à vouloir se substituer au récit, d’où un long-métrage qui tire sur la longueur – un peu plus de deux heures – et n’a rapidement plus grand-chose à dire, y compris dans la confrontation avec finale avec Worm. Le trop de confiance accordée à ses déglingués au cœur simple le détourne d’enjeux vraiment personnels.

Goliath © All Media Company

Le troisième groupe de soldats en civil se trouve dans le cinéma d’Adilkhan Yerzhanov, un habitué de l’Etrange Festival, jusqu’à pas plus tard que l’année dernière, où il présentait entre autres son Assaut – rien à voir avec celui, précité, de Carpenter, précité ! – sorti l’été suivant. Toujours dans les steppes du Kazakhstan, toujours avec flics ripoux, Goliath (sélection Mondovision) suit Arzu, un homme privé de son épouse par Poshaev, un chef de gang local aux accointances multiples dans le village de Karatas. Arzu n’a plus de logement, s’installe dans une résidence d’ « agrégats sociétaux » à qui l’on a tout enlevé. Un policier demande alors de liquider Poshaev pour ne pas avoir à le faire lui-même.

Yerzhanov prend à nouveau le temps de porter un regard sur les choses, à donner des arguments sans paroles, grâce à la séparation des niveaux de plans qui composent l’image. La caméra fixe capte l’indépendance des deux côtés d’une bâche en plastique, montre le mouvement des corps sur des sols différents, exprime la distance morale entre deux personnages à partir de l’expressivité oculaire de l’un d’eux, dispose les hommes dos à dos. Tantôt oxymoriques ou frictionnelles, tantôt complémentaires ou parallèles, les trajectoires dévoilées simultanément sur l’écran nourrissent un cri sourd contre la corruption et l’injustice. L’œil du spectateur se charge de trouver un sens à ce qu’il observe et suit. Quand rien n’est expliqué, il ne reste qu’à déduire. Le réalisateur construit ainsi un récit « dont chacun est le héros », parallèlement à l’histoire qu’il raconte par la contemplation. Il filme encore avec brio la lâcheté des décisions en faisant constater, à ses témoins dans la salle, des émotions qui naissent par la seule force de l’essence.

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