Ademoka (Adema Yerzhanova) est une grande adolescente qui « a du talent ». Mais, mendiante tadjike sur sol kazakh devant rapporter de l’argent à sa communauté saignée par les mafias locales et menacée de déportation, elle n’est vue que comme une voleuse, une tricheuse, une présence dérangeante par des autorités intolérantes et méprisantes qui voudraient la faire fuir par leurs quolibets acides. Elle « a du talent » mais cela ne suffit pas ; il lui faudra se battre envers et contre tous, et avec l’aide d’Akhav (Daniyar Alshinov), professeur de lettres déchu et alcoolique miné par une tragédie familiale qu’il a provoquée, elle se persuade qu’elle sera admise à l’université. Parce qu’il le faut pour s’évader du carcan darwiniste dans lequel tout le monde souhaiterait enfermer les indésirables comme elle.
Tout semble évident comme dans une fable chaplinienne dans L’Education d’Ademoka (Ademoka’s Education), ce nouveau film du stakhanoviste Adilkhan Yerzhanov, et l’un des deux longs métrages de ce formidable cinéaste kazakh trop méconnu à sortir en ce début d’été (avec Assaut). Et c’est peut-être justement cette évidence qui en fait une œuvre plutôt mineure dans la filmographie de son auteur. Nous y retrouvons pourtant tout ce qui caractérise son travail : un sens du burlesque et de l’absurde encore plus appuyé qu’à l’habitude allié à une certaine forme de violence sociale, mélange de tonalités faisant le sel de ce cinéma souvent urticant et générant quelques scènes franchement troublantes à l’image de la scène d’ouverture, rafle dans un camp de réfugiés tadjiks accompagnée par une petite musique de comptine innocente. Mais malgré le fait que nous ne perdions jamais Yerzhanov et ce qui en fait aujourd’hui l’un des cinéastes les plus intéressants du continent asiatique, quelque chose dysfonctionne, et fait que son film confine parfois à l’anecdotique.
Est-ce dû à une sorte de didactisme que le réalisateur évite dans la plupart de ses autres longs métrages ? Possible, et cela surprend de la part d’un cinéaste aussi laconique, qui se permet habituellement le constat social d’un pays gangréné par la corruption et la violence par l’intermédiaire de la trajectoire tragique de ses personnages (voir les magnifiques A Dark, Dark Man [2019] ou Ulbolsyn [2020] pour s’en convaincre) et qui choisit ici de verbaliser les errements d’un pays raciste, intolérant et soumis à l’occidentalisation et au libéralisme lors de saynètes parfois franchement faibles à force d’être téléphonées, dignes des moins bons moments du « cinéma politique » de plus en plus essoufflé de Delépine et Kervern (la présentation des programmes de l’universite à un public enthousiaste lorsque le professeur d’anglais et d’informatique se présente et vante par euphémisme les mérite de la mondialisation et quittant la tribune lorsque le professeur de lettres vient promouvoir la culture en est le paroxysme).
La naïveté de L’Education d’Ademoka peut sembler une autre entrave tant elle est étonannte dans le cinéma justement sans concessions d’Adilkhan Yerzhanov, à ceci près qu’elle s’avère finalement un leurre, une façon de regarder le monde sous le prisme de l’imagination servant à réactualiser un réel par trop insatisfaisant. Dommage, une fois encore, que cette clé interprétative soit explicitée de façon pesante par le personnage d’Akhav, professeur d’Ademoka la rudoyant intellectuellement pour qu’elle progresse et, par la même occasion, pour lui permettre l’accession aux bourses d’études qu’elle lui reverserait pour le dédommager du temps passé à lui inculquer la grande littérature. L’universitaire déchu instaure avec elle de véritables débats littéraires et philosophiques sur le rôle des livres et de l’écriture, qui auraient finalement le même intérêt que le programme esthétique décliné pendant une heure et demie par Yerzhanov dans son film : transcender un réel terne par le biais d’un imaginaire évitant dans le même élan le triomphe du désespoir et la pensée unique. Le recours référentiel constant à diverses œuvres dites « classiques » (pour certaines égrénées dans la dernière séquence du film) ne servent finalement qu’à renvoyer de manière romanesque les personnages à leur propre condition : le Don Quichotte de Cervantes surligne le travail surhumain qu’Ademoka doit accomplir pour se battre contre les moulins de l’administration ex-soviétique complètement sclérosée ; l’explication de texte du Moby Dick de Melville n’a d’autre véritable fonction que de mettre Akhav (dont le nom ressemble à celui du capitaine chasseur de baleine blanche du roman) devant le miroir de sa solitude ; le recours aux romans de Charles Dickens explicite la poétisation du réel voulue de toutes ses forces par un Yerzhanov appuyant justement insistamment sur les effets burlesques et absurdes pour y parvenir. Exemplairement, l’allure d’Ademoka, avec ses cheveux orange, son sac à dos jaune et ses vêtements bigarrés, sorte de mixte entre Dora l’Exploratrice et Kiri le Clown, tranche avec la grisaille qui l’environne, avec les vêtements sombres et sobres des autres étudiants. Elle est à la fois cohérente avec le discours général du film et digne de son didactisme très voyant.
Faisant de son film la bande dessinée que son personnage de jeune mendiante crée au fur et à mesure du récit dans une démarche intime et autobiographique, impliquant une picturalité et un sens du cadre absolument saisissants, L’Education d’Ademoka est donc une réflexion sur le rôle de la culture dans une contemporanéité visant à son extinction et à une forme de retour au totalitarisme, ainsi qu’un film souhaitant faire de l’oeuvre d’art une sorte d’objet, aussi modeste soit-il, dont le rôle serait de transcender ladite contemporanéité. L’ambition est belle, le film réussit par instants à la toucher du doigt ; dommage cependant qu’il manque de cette finesse et de cette véritable âpreté rendant habituellement les films d’Adilkhan Yerzhanov bien plus percutants.
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