Ecumant les festivals depuis cinq ou six ans, le cinéma d’Adilkhan Yerzhanov reste cependant encore trop méconnu du public français. Cet été 2023 pourrait permettre la (re)découverte de ce cinéaste formidable, Destiny Films distribuant deux longs métrages de ce cinéaste aussi fondamentalement kazakh qu’outrageusement stakhanoviste. Des deux œuvres (l’autre étant L’Education d’Ademoka), la plus intéressante est sans conteste Assaut (Shturm), qui s’avère être aussi et surtout l’un des tout meilleurs films de son jeune auteur, confirmant et accentuant encore un peu plus son style si particulier où se rejoignent un humour aussi burlesque qu’absurde (terme à prendre dans la globalité polysémique de sa définition, entre non-sens ubuesque et désabusement camusien), une violence raide comme l’injustice que le cinéaste filme et observe sans ciller et une profonde mélancolie faisant de sa galerie d’anti-héros des êtres plus ou moins en souffrance face à la brutalité du monde.

Assaut citoyen (©Destiny Films)

Assaut utilise comme trame narrative l’un de ces faits divers qui ensanglantent régulièrement la Russie et ses pays satellites : une prise d’otages dans une école. Yerzhanov se débarrasse comme d’une guigne de l’attaque en tant que telle, les terroristes entrant dans l’école avec une facilité déconcertante et presque comique, rendus invisibles par la médiocrité d’une communauté scolaire obnubilée par ses rancoeurs et ses obsessions provoquant son inattention. N’importe quel réalisateur voulant traiter de la violence du monde contemporain aurait tenté de pénétrer dans l’intimité de la prise d’otages, aurait laissé sa caméra enfermée avec les victimes dans le huis clos de l’établissement ensanglanté, aurait cherché à faire ressentir l’oppression et la brutalité de la situation à un spectateur tendu comme un arc par le biais d’une stratégie de cinéma-choc. Adilkhan Yerzhanov commence par appliquer la recette dans le seul but de faire montre de la dangerosité des terroristes (un coup de feu glaçant, impitoyable, suffira) avant d’en prendre le contre-pied radical : le film épousera le point de vue de ceux qui sont à l’extérieur, parents d’élèves ou employés de l’école qui, las d’attendre l’arrivée d’une chimérique brigade d’intervention prenant son temps pour atteindre la ville de Karatas paumée en pleine steppe kazakhe enneigée, se préparent à attaquer eux-mêmes les assaillants séquestrant leurs enfants. A ceci près que tous ces courageux personnages s’avèrent de vrais bras cassés, groupe composé d’un vétéran alcoolique de la guerre soviétique contre l’Afghanistan durant laquelle il s’était planqué, d’un faux spécialiste du corps-à-corps et du nunchaku, de son frère attardé mental, ou encore d’un professeur de mathématiques veule qui a fui l’école en y laissant sciemment ses élèves (dont son propre fils !).

L’école comme prison assassine (©Destiny Films)

Et Adilkhan Yerzhanov de montrer l’évolution du plan et des préparatifs de ce nouvel assaut, dans une série de saynètes à la drôlerie parfois vraiment étonnantes au regard du sujet de son film. Il ne faut cependant pas s’y fier : parfois hilarant, Assaut reste une œuvre douloureuse et déroutante, dans laquelle la violence s’immisce sans crier gare alors que nous nous pensions dissimulés derrière un burlesque à froid tendant vers la satire grinçante. De ce point de vue, le cinéaste kazakh n’a peut-être jamais aussi bien mené un récit, n’a jamais mieux équilibré ce mélange des genres qui le caractérise que dans ce film-ci. Ceci est encore accentué par sa mise en scène à la fois statique, contemplative et profondément picturale atteignant dans cette œuvre un point de maîtrise impressionnant, Yerzhanov faisant de chacun de ses cadres un tableau à entrées multiples, faisant vivre sa profondeur de champ avec un rare talent comique et dramatique, privilégiant le sens du détail caractérisant de façon puissante, parfois outrée, ses personnages moins tragi-comiques que « comi-tragiques ». Ceci mène à un regard âpre sur un monde pourri par la violence, quelle qu’en soit sa forme, dont l’exemple le plus évident reste bien entendu l’attaque arbitraire, déraisonnable, sans motivation d’un lieu symbolique de l’innocence enfantine par une armée de terroristes masqués, dont nous ne connaîtrons jamais l’identité, comme des allégories de la brutalité irrationnelle endémique de cette ancienne nation soviétique qu’est le Kazakhstan. Une violence qui, prise en charge par les citoyens plutôt que par un pouvoir inconséquent et irresponsable, n’est pas vouée à s’arrêter : les derniers plans du film, de ce point de vue, semblent l’expression d’un désespoir absolu.

Violence anonyme (©Destiny Films)

Assaut est donc plus ou moins symptomatique du caractère joliment instable du cinéma de Yerzhanov, faisant de sa drôle de léthargie le support de sa dramaturgie, de sa cocasserie un peu éteinte le véhicule d’une vision du monde profondément désabusée mais réversible, pouvant dans la même séquence susciter le rire le plus franc et frapper par la raideur de sa cruauté. Ce film fait office de confirmation : ce beau cinéaste kazakh devient, de long métrage en long métrage, l’héritier du cinéma simultanément burlesque et tragique, profondément poétique jusque dans ses excès et sa brutalité, du Takeshi Kitano des années 90.

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A propos de Michaël Delavaud

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